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L’Innovation frugale : Un impératif stratégique pour les entreprises

TRIBUNE. Par Navi Radjou, influent conseiller indo-franco-américain en innovation et leadership basé à New York.

Le 22/03/2021 par WeDemain
Navi Radjou

Selon une étude menée par McKinsey & Company mi-2020, l’abordabilité (prix doux) serait le premier critère d’achat pour les consommateurs américains après la crise de Covid-19. De même, post-Covid-19, 53 % des français veulent maintenir une consommation frugale, privilégiant la seconde main et le « faire soi-même ». On parle maintenant de « slow consommation », avec 88 % des français pensant que le monde irait mieux si nous consommions moins.  

Les consommateurs occidentaux ne sont pas seulement en quête de valeur ; ils sont également axés sur des valeurs. Selon IBM Institute for Business Value, les acheteurs américains se soucient de plus en plus des questions sociales et écologiques : 40 % d’entre eux préfèrent acheter des produits qui correspondent à leurs valeurs personnelles. 79 % des Français comptent renoncer aux marques qui ne sont pas engagées sur le plan éthique et moral.

Désormais, les entreprises françaises doivent s’efforcer de développer des produits et des services qui obtiennent un score élevé sur sept attributs apparemment contradictoires et inconciliables qui sont de plus en plus appréciés par les consommateurs soucieux de valeur et des valeurs. Le graphique ci-dessous décrit ces sept attributs interdépendants.

Les besoins paradoxaux des consommateurs

Au premier niveau se trouvent trois attributs tangibles qui répondent aux besoins essentiels des consommateurs : l’abordabilité, la santé, et la simplicité. Dans le contexte de Covid-19 et de la récession, les consommateurs recherchent des produits peu coûteux qui contribuent à leur bien-être, leur facilitent la vie, et qui sont pratiques à acheter et à utiliser, et qui correspondent à leur budget limité. Les clients ne feront aucun compromis sur ces attributs fondamentaux.

Au niveau suivant, on trouve trois éléments intangibles qui satisfont les besoins aspirationnels des clients : la sociabilité, la durabilité, et la désirabilité. La sociabilité désigne la capacité d’un produit ou d’une marque à s’engager activement avec les consommateurs dans une conversation authentique et à enrichir les interactions sociales entre les consommateurs (pensez aux modèles de consommation collaborative comme l’autopartage ou le troc)

Les consommateurs sont aussi attirés par des produits désirables bien conçus et de haute qualité, fabriqués de manière durable sur le plan écologique (empreinte carbone faible, voire négative) et sur le plan social (production éthique et « Made in France »). Mais ils ne paieront pas nécessairement plus pour ces attributs aspirationnels. Ils sont prêts à faire des compromis sur ces fonctionnalités non essentielles lors de leur décision d’achat.

Et à un niveau encore plus élevé (ou plus profond) se trouve le septième attribut : le sens. Bien qu’immatériel, le sens (« purpose » en anglais) relie un produit au cœur et à l’âme des consommateurs modernes qui veulent donner un sens à leur vie. C’est pourquoi 92 % des consommateurs français sont prêts à soutenir des marques dotées d’une forte raison d’être et qui ont un impact positif sur la société.

Il incombe aux entreprises françaises d’innover profondément afin de trouver des moyens efficaces de concevoir, de fabriquer et de vendre de nouveaux produits et services fiables et performants qui sont à la fois abordables, simples, sains, durables, sociables, désirables et qui incarnent et soutiennent une cause noble.

Toutefois, cela n’est pas facile, car ces sept attributs sont paradoxaux. Par exemple, une voiture haut de gamme peut être très performante et très belle — ce qui la rend désirable — mais elle est généralement coûteuse, très énergivore et polluante. De même, les clients, en particulier les générations Y et Z, voulant simplifier leur vie, sont à l’affût de produits et services qui leur donnent plus de flexibilité et enrichissent leur vie sociale. Pourtant, ces clients ne paieront pas plus pour ces solutions plus simples et sociables.

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L’innovation frugale : faire mieux avec moins

La simplicité crée un casse-tête pour les entreprises françaises qui associent depuis longtemps la complexité à l’innovation : elles doivent apprendre à simplifier leurs produits en supprimant, au lieu d’ajouter, des fonctionnalités et en simplifiant l’utilisation de ces solutions par les consommateurs.

De même, les consommateurs veulent des produits « verts » et « bio » provenant de sources durables et facilement recyclables, tout en refusant de payer davantage pour ces produits écologiques. Selon une étude Harris Interactive pour L’Observatoire Cetelem, 85 % des Français trouvent que les produits fabriqués et vendus sous l’appellation « éthique » et/ou « durable » coûtent plus cher que les autres. L’étude note que « le prix constitue ainsi un facteur non négligeable dans le développement à long terme des comportements durables, 41 % des Français estimant qu’ils ne sont pas aujourd’hui prêts à payer plus cher pour ce type de produits ». En d’autres termes, les consommateurs français veulent sauver le monde… mais à peu de frais !

Plutôt que de chercher un compromis ou de traiter chacun des sept attributs de manière indépendante, les entreprises françaises doivent chercher à les intégrer de manière holistique. Pour ce faire, elles doivent adopter les principes de l’innovation frugale, une stratégie de rupture qui permet aux entreprises de développer et de lancer systématiquement des produits et services abordables, éthiques, et durables qui offrent une meilleure valeur aux clients à moindre coût.

En particulier, les entreprises peuvent utiliser trois principes fondamentaux de l’innovation frugale pour développer d’excellents produits qui répondent aux besoins et aux aspirations des consommateurs conscients de la valeur et des valeurs :

Principe 1 : Engager & Itérer. Aujourd’hui, les entreprises dépensent des milliards d’euros pour développer des inventions extravagantes dans des laboratoires de R&D insulaires, puis utilisent des publicités coûteuses pour « pousser » leurs produits de fantaisie vers les clients, une stratégie coûteuse qui conduit souvent à un échec commercial. Selon Nielsen, plus de 75 % des lancements de nouveaux produits échouent. Une alternative frugale pour les entreprises consisterait à impliquer activement les consommateurs tout au long du processus de R&D et à utiliser leurs commentaires continus pour itérer et affiner la conception du produit jusqu’à ce qu’ils le fassent correctement.

Prenez Puracy, une entreprise basée à Austin, Texas, fondée par deux milléniaux, qui fabrique des produits de nettoyage et de soins personnels non toxiques à base de plantes. Une fois qu’elle a formulé un nouveau produit — en tenant compte de la sécurité et de la durabilité — Puracy le teste d’abord avec 30 à 40 « clients champions » pendant 14 à 21 jours. Au cours de deux itérations successives, sur la base des commentaires des clients, l’équipe de R&D de Puracy affine davantage la formule jusqu’à ce qu’elle obtienne des résultats très élevés en termes de performance et de facilité d’utilisation. Dès que la formule est optimisée, Puracy lance le produit. Pour la plupart des produits, le cycle complet du concept au lancement ne dure que 2 à 3 mois, ce qui est inouï dans le secteur des biens de consommation. Plusieurs produits Puracy sont devenus les best-sellers n°1 sur Amazon.

Principe 2 : Simplifier au maximum. Les entreprises françaises s’adonnent à la « sur-ingénierie » en concevant des produits hyper-complexes. Mais cette quête de « sur-qualité » augmente les dépenses de R&D et accroit le prix pour les clients. Au contraire, les entreprises doivent apprendre à concevoir des produits et des processus simples, plus faciles et moins chers à fabriquer et adaptés aux consommateurs sobres. Par exemple, alors que les ventes de voitures plongent en Europe, les constructeurs automobiles peuvent apprendre de Renault comment développer des véhicules « assez bons », bien conçus, tout en étant très abordables et durables.

Renault est un « innovateur frugal en série » qui a lancé dès 2004 la Logan à 5 000 euros, devenue un best-seller en Europe. En 2015, Renault a lancé avec succès la Kwid en Inde à 4 200 euros et ensuite la voiture électrique (VE) Renault City K-ZE en Chine pour 8 500 euros. Bientôt, en France, Renault lancera la Dacia Spring EV, la VE la moins chère d’Europe, au prix de 12 400 euros, bonus déduit. Dans chaque cas, au lieu de réinventer la roue (littéralement !), les ingénieurs de Renault ont réutilisé la même architecture de véhicule ultra-simplifiée avec moins de pièces. Cette hyper-simplification réduit l’utilisation de matières premières et évite l’outillage coûteux en atelier, allège les voitures, et entraîne des économies d’échelle significatives sur la chaîne d’approvisionnement pour Renault.

Principe 3 : Concevoir pour la durabilité et la régénération. Plutôt que de traiter la durabilité après coup, les entreprises doivent adopter des pratiques de R&D durables telles que « du berceau au berceau » (où les composants et les matériaux sont recyclés/surcyclés à plusieurs reprises) et la chimie verte pour concevoir et fabriquer des produits sans déchets et non polluants qui sont dépourvus de substances dangereuses et peuvent être recyclés continuellement. Par exemple, Interface, basée à Atlanta, un leader mondial des revêtements de sol modulaires, a appliqué des principes d’éco-conception et des techniques d’optimisation des ressources pour réduire l’empreinte carbone de tous ses produits de dalles de moquette tout au long de leur cycle de vie de plus de 74 % depuis 1996.

Aujourd’hui, tous les produits Interface sont neutres en carbone tout au long de leur cycle de vie. Mais Interface veut aller au-delà de la durabilité avec des produits régénératifs. Fin 2020, elle a mis sur marché les premières dalles de moquette négatives en carbone au monde, qui séquestrent plus de carbone qu’elles n’en créent durant leur cycle de production. En outre, Interface collecte et recycle activement les vieilles dalles de moquette à dos de vinyle — les siennes et celles de ses rivales — évitant ainsi que des millions de kilos de tapis usagés soient jetés dans les décharges. En plus de sauver la planète, les dalles de moquette modulaires d’Interface permettent également aux clients de réaliser des économies puisqu’ils doivent remplacer uniquement les carreaux usés plutôt qu’un tapis entier.

Pour débloquer des opportunités de croissance dans une économie frappée par la récession, les entreprises françaises doivent apprendre à « faire mieux avec moins ». En adoptant les principes de l’innovation frugale, elles peuvent (ré)utiliser leurs ressources limitées pour développer et commercialiser systématiquement des produits à succès qui intègrent les sept attributs clés valorisés par les consommateurs français.

À propos de l’auteur

Conseiller indo-franco-américain en innovation et leadership basé à New York, Navi Radjou est fellow de la Judge Business School à l’Université de Cambridge et a obtenu le prix Thinkers50 Innovation Award en 2013.
Il a co-écrit le best-seller mondial L’Innovation Jugaad : Redevenons ingénieux (2013), 
Donner du sens à l’intelligence : Comment les leaders éclairés réconcilient business et sagesse (2016),
et Le guide de l’innovation frugale : Les 6 principes clés pour faire mieux avec moins

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