Partager la publication "Douglas Kennedy : “Trump, c’est le retour de la ploutocratie américaine”"
En lisant votre dernier livre, Ailleurs, chez moi (Belfond), on a l’impression que votre père, dans les années 1960-70, incarnait déjà l’Américain conservateur d’aujourd’hui…
Je commence à mieux comprendre mon père aujourd’hui, la dureté de sa vie, et ce qu’il m’a apporté. Il est mort il y a onze ans de cela. Les dernières années, il ne voulait plus me voir. C’était un homme très manichéen, en fait le produit d’une époque difficile. Il est né en 1927, juste avant la Grande Dépression, et il a grandi pendant. Il a retrouvé sa mère morte d’un infarctus à l’âge de 13 ans. À 18 ans, il a participé à la bataille d’Okinawa pendant la guerre du Japon, 82 jours de massacre, presque 200 000 morts dans les deux camps. La plupart de ses amis d’enfance, de ses compagnons d’arme, sont morts là-bas. De retour au pays, il n’a pas réussi ses études de médecine, payées par l’armée, et s’est embringué dans une carrière commerciale qu’il n’aimait pas.
Ensuite, il a fait un mariage catastrophique. Ma mère juive avait étudié à l’université et s’était retrouvée coincée dans l’existence préféministe de femme au foyer, frustrée par la vie, dépressive. Ils se disputaient sans cesse. Se séparer était une idée impensable à l’époque, la famille étant le pilier de la société. À 36 ans, mon père s’est retrouvé avec trois enfants, croulant sous les responsabilités, dans un 65 m2 de l’East Village new-yorkais, avec l’impression d’avoir raté sa vie. Si bien que, dans les années 1960, lui et sa génération d’anciens vétérans reprochaient à leurs enfants, les baby-boomers, ma génération, d’être des pourris gâtés, de ne pas respecter leurs valeurs, les vraies valeurs américaines.
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Il vous reprochait quoi, par exemple ?
Mon père pestait contre les cheveux longs, le mouvement antiguerre du Vietnam, les militants des droits civiques, les luttes des Afro-Américains. Il détestait les homosexuels. Il était très colérique sur tous ces sujets. Très autoritaire. Quand, du fait de mes pieds plats et mes genoux cagneux, j’ai hérité d’une drôle de démarche, il m’a dit : “Ce qu’il te faudrait, c’est un instructeur des Marines avec une règle en bois qui te file un bon coup chaque fois que tu t’obstines à marcher n’importe comment.”
En juillet 1969, après que Neil Armstrong a marché sur la Lune, une véritable prouesse de la technologie et de l’acharnement américains, il me l’a montrée dans le ciel et m’a dit : “Retiens bien ça, Douglas. À partir d’aujourd’hui, c’est notre lune.” À 40 ans, il disait souvent : “Mon pays a raison, voilà mon credo.” Une fois, il m’a confié : “Une femme, Douglas, ne peut pas être au pouvoir. Si elle a ses règles, qu’est-ce qu’elle va faire ?” Papa était comme ça ! Comme beaucoup d’Américains de sa génération.
Il vous voyait comment, vous l’étudiant doué, le littéraire ?
Longtemps, il m’a considéré comme “un petit branleur d’intello”, il était très mal à l’aise avec ma carrière d’écrivain. Pour lui, un intellectuel du centre gauche ne pouvait pas réussir… jusqu’au jour où je l’ai aidé financièrement après qu’il a perdu son boulot. Ce jour-là, il m’a dit : “Tu essaies de m’émasculer.” En même temps, je ne peux m’empêcher de l’aimer. Une fois, à l’école, j’avais 10 ans, j’ai frappé un parent d’élève, une femme, une véritable peste. Il était très fier que je me sois défendu. C’est lui qui m’a encouragé, adolescent, à aller chercher des livres à la bibliothèque. Il n’était pas sans culture. Il m’a emmené voir les ballets de Balanchine au New York City Ballet, il parlait passionnément de la Missa Solemnis de Beethoven et du Don Giovanni de Mozart. S’il était dur, conservateur, je n’étais pas une victime et lui n’était pas réductible à un cliché d’Américain réac’.
Votre père admirait Ronald Reagan…
Oui, je me moquais devant lui de ses piètres qualités d’acteur de série B, mais lui l’admirait parce qu’il défendait une image traditionnelle de l’Amérique, une Amérique de carte postale, dure au travail, blanche, fondée sur la famille, l’ordre et Dieu. Un mythe trompeur, comme sorti d’un tableau de Norman Rockwell, avec sa petite ville bourgeoise, ses jolies maisons aux jolies clôtures, ses voisins aimables, ses paroissiens, son policier et son pharmacien, et pas le moindre visage basané. Un cliché qui assouvissait un besoin de croire à nos propres fictions sur le “rêve américain”. Nous jouions déjà, tous deux, une version de l’affrontement idéologique qui allait emporter l’Amérique et la désunir.
Ronald Reagan (1981-1989), c’est le début de la “guerre culturelle” et de la révolution conservatrice qui va diviser l’Amérique…
La guerre culturelle, initiée sous Richard Nixon, prend son véritable essor sous le règne de Reagan. Elle est portée par un mouvement d’intellectuels néoconservateurs, parfois des gauchistes repentis, décidés à intervenir dans le domaine des valeurs, des manières de vivre, et d’élargir le champ de la bataille politique, pour convaincre le vote populaire, ouvrier, acquis aux démocrates depuis Roosevelt et le New Deal.
Ces nouveaux conservateurs ont le sentiment d’avoir perdu le débat culturel au profit de la gauche, alors ils s’en prennent à toutes les idées les plus sensibles défendues par les progressistes : le mouvement “anti-war”, le outing homosexuel, la montée en force du féminisme, l’avortement, etc. – tout ce qui heurtait mon père. Ils les accusent d’imposer un “politiquement correct” étouffant avec le point de vue des minorités, l’ancêtre du woke. Et proposent, de leur côté, une vision fondamentalement opposée de la signification de l’Amérique, qui repose sur la trinité Travail, Dieu, Patrie. Et ils radicalisent leurs positions. C’est “eux contre nous” ; les démocrates urbains éduqués contre les ruraux conservateurs chrétiens ; les progressistes, les artistes et les intellectuels des côtes qui méprisent les “vrais Américains” de la Bible Belt [la ceinture de la Bible, formée par une quinzaine d’États au sud du pays où vivent des chrétiens fondamentalistes NDLR] et les travailleurs de l’Amérique profonde.
En même temps, vous assistez à l’essor des chrétiens évangélistes…
Pendant mon enfance et mon adolescence, dans les années 1960-70, peu de gens parlaient de Jésus comme un ami direct. Sous Reagan, ça a changé. À la fin des années 1980, j’ai écrit Au pays du Dieu (Pocket), le récit d’un reportage de trois mois chez les néochrétiens du sud des États-Unis (Alabama, les deux Caroline, Géorgie, Louisiane, Mississippi, Missouri, Tennessee, Kentucky, Texas, Pennsylvanie, Floride, etc.), toute la Bible Belt.
J’ai vu leurs parcs d’attraction et leurs églises géantes, écouté leurs radios et leurs groupes de hard rock chrétien, assisté à leurs messes en transe et entendu les prêcheurs fanatiques du renouveau charismatique, et aussi les politiciens républicains qui les soutiennent avec ferveur. Et j’ai constaté qu’ils étaient très influents, très populaires dans tous ces États. C’était à la fois inquiétant et extraordinaire. Et j’ai pensé qu’il allait falloir compter avec eux.
Mais Reagan, c’est aussi le libéralisme radical au pouvoir ?
Mon père lui-même s’en apercevait. Reagan et le mouvement néoconservateur étaient résolus à démanteler les structures de protection sociale et de soutien aux syndicats, mises en place par le New Deal de Roosevelt après le drame de la Grande Dépression de 1929 qui a précipité des millions d’Américains dans la pauvreté. Ils remettaient en question la nécessité d’un pouvoir étatique capable de tempérer les excès du capitalisme et d’une économie de marché débridée, accusant ceux qui en profitaient d’être des “assistés” et des “parasites”, pour revenir aux Roaring Twenties [Littéralement, “années vrombissantes”. Une période de croissance et d’insouciance des États-Unis dans les années 1920, avant la Grande Dépression de 1929, NDLR], l’époque des entrepreneurs richissimes à la Gatsby le Magnifique, quand l’Amérique a connu une forte ère de prospérité et d’enrichissement. Avant que tout s’écroule…
Les habitants des petites villes, la classe moyenne et les ouvriers qui votèrent pour Reagan en masse, convaincus d’être les vrais Américains, durs à l’effort et méritants, ignoraient que cette politique de dérégulation allait détruire cette Amérique qui permettait à un instituteur ou à un machiniste de se payer une maison et une voiture, d’envoyer leurs enfants à l’école publique puis à l’université. Ils ne se doutaient pas que les grandes surfaces allaient décimer les petits commerces, que le prix de l’immobilier urbain allait les obliger à fuir les grandes villes… et faire monter les prix des petites, autrefois abordables. Ils ne savaient pas qu’ils allaient s’appauvrir, que la classe moyenne allait décliner, tandis qu’une petite poignée s’enrichirait comme jamais.
Vous parlez de ploutocratie, les plus fortunés prennent le pouvoir…
La ploutocratie américaine remonte au xixe siècle, au Gilded Age, l’âge doré de l’Amérique, une expression inventée par Mark Twain. C’étaient les années 1877-1900, sous la présidence McKinley surtout, quand le pays s’est industrialisé à marche forcée et que des millions d’immigrés européens sont venus travailler en Amérique. À l’époque, 2 % des plus riches ménages américains possédaient un tiers des richesses du pays, 1 % étaient propriétaires de 51 % de l’immobilier, plus de 40 % ne possédaient rien. C’était ça le Gilded Age. Les Roaring Twenties viennent de là. Et nous y sommes à nouveau. Au début des années 1960, les riches l’étaient dix fois plus que les classes professionnelles (avocats, médecins). Aujourd’hui, c’est 3 000 fois plus.
Le jour de l’élection de Trump, on a vu la nouvelle ploutocratie parader devant les caméras. On parle même de “broligarchie”, la nouvelle bande des “bros”, les frères ultrariches et ultrapuissants de la high-tech soutenant Donald Trump
Tous les milliardaires étaient là, oui ! Bezos, Musk, Thiel, Zuckerberg, et les magnats du pétrole, à qui Trump a accordé toutes les faveurs fiscales possibles. Si, en Amérique, la ploutocratie a toujours été politiquement puissante, nous assistons avec Trump à une nouvelle étape, où la conjonction de l’argent et du pouvoir acquiert une extraordinaire impunité. Prenez Richard Nixon pendant le Watergate, quand il a bafoué la Constitution, envoyé des plombiers chez les démocrates, beaucoup de républicains l’ont lâché. Il a dû s’en aller.
Mais aujourd’hui, ils ne lâchent pas Trump. Il est sous le coup de 34 charges fédérales. Il a été condamné pour viol. Il a appelé à fomenter un coup d’État raté. Il a essayé de truquer les résultats des élections. Et il est toujours là. Soutenu par les républicains. Par la Cour suprême. Par les milliardaires. Par Fox News, véritable Pravda conservatrice. Nous entrons dans une période surréaliste et dangereuse.
Comment en est-on arrivé là ?
Sur cette élection, les démocrates ont perdu la classe moyenne à cause de l’inflation, alors que Biden a été un bon président, le plus intéressant depuis Johnson peut-être : il a lancé des grands travaux d’infrastructure, stabilisé l’économie, réduit le chômage. Ensuite, les évangélistes chrétiens soutiennent Trump malgré ses déboires avec une actrice porno et les avortements qui ont jalonné sa vie. Ils ont trouvé en lui le cheval de Troie parfait.
Il a passé avec eux un pacte diabolique : donnez-moi vos votes, et je vais faire exactement ce que vous demandez. Vous offrir une majorité anti-avortement à la Cour suprême, attaquer le mouvement LGBT, cibler les transsexuels. Trump a aussi aimanté les voix de l’alt-right, l’extrême droite convaincue que leur civilisation, celle de l’identité blanche, américaine, est menacée par le multiculturalisme et l’immigration, que l’État doit être libertarien, réduit au minimum. Comme s’y attaque aujourd’hui Elon Musk, pour faire place au marché libre et au darwinisme social brutal.
Faut-il craindre une nouvelle forme de fascisme, comme le redoute l’historien américain Robert Paxton ?
Je dirais plutôt un régime fascisant.
Dans votre livre de SF, Et c’est ainsi que nous vivrons (Pocket), la première scène décrit un transsexuel, Maxime, brûlé sur un bûcher, dans une Amérique divisée en deux pays radicalement opposés
Pas de science-fiction, mais d’anticipation. Le livre commence par une scène cauchemardesque, c’est vrai. En même temps, nous ne sommes pas si loin de la vérité, quand on voit la manière dont on s’en prend partout, haineusement, aux transsexuels qui sont une infime minorité. Dans ce livre, nous sommes en 2045, l’Amérique implose en deux pays. À la suite d’élections manipulées par un clone de Trump en 2028, suivi d’un massacre à Cleveland, 38 États chrétiens font sécession pour former une confédération théocratique dirigée par douze apôtres. Le divorce est interdit, l’avortement aussi, les hérétiques et les blasphémateurs punis. Les côtes Est et Ouest se regroupent dans une république laïque et sociale, qui vire à une dictature du bien, pratiquant une surveillance généralisée des bons comportements. Les deux pays se haïssent.
J’ai décidé d’écrire cette anticipation après une discussion avec un copain d’université, un ancien golden boy de Wall Street. Il m’avait dit : “Tu as vu Amy Coney Barrett, une catholique extrémiste, une vraie cinglée antiavortement ? Elle a été confirmée à la Cour suprême. Elle va tout faire pour abolir l’arrêt Roe vs Wade qui légalise l’avortement.” Il a ajouté : “Douglas, qui enrichit l’Amérique chez nous, d’où vient l’argent ? De New York, centre de la finance internationale. De la Californie, quatrième économie mondiale de 38 millions d’habitants. Des deux côtes. Et on se retrouve avec le Kentucky, un petit État de 4 millions d’habitants, qui envoie autant de grands électeurs que la Californie, et un réac’ comme Mitch McConnell pour diriger le Sénat.” L’écoutant, je me suis dit : “Et si nous allions vers un éclatement de l’Amérique ?”
Dans Ailleurs, chez moi, vous êtes très féroce sur l’Amérique, mais vous dites aussi adorer votre pays
Oui, c’est très important. Je critique mon pays, mais je l’adore. Je suis très fier d’être américain. J’ai grandi en lisant de grands romanciers américains comme Sinclair Lewis, Updike, Hemingway, Saul Bellow, Norman Mailer, Philippe Roth, la beat generation… Ils étaient très critiques sur l’Amérique mais eux aussi l’adoraient. Tout comme les grands journalistes d’investigation, les muckrakers [littéralement fouille-merde, NDLR] Lincoln Steffens, ou Bob Woodward qui a révélé le Watergate et donné son slogan au Washington Post : “Democracy dies in darkness.”
J’ai passé mon adolescence dans les clubs de jazz de la 52e rue, les cinémas de la 42e, les petites salles de Broadway. J’allais dans les musées, au MoMa, dans les galeries où s’inventait la peinture contemporaine. L’Amérique est un extraordinaire pays de culture, d’art, d’innovation, de recherche scientifique, admiré dans le monde entier. Et en France aussi, je ne peux pas l’oublier malgré le mouvement anti-intellectuel d’aujourd’hui.
Pour écrire ce livre, vous avez tourné dans tout le pays, et vous vivez toujours à mi-temps dans le Maine. Qu’est-ce qui vous fascine toujours en Amérique ?
Récemment, j’ai été au Texas, avec son gouverneur ultraconservateur Greg Abbott, antiavortement, antitrans, État où toutes les armes sont en libre accès, etc. Il n’empêche. Austin est l’une des villes les plus cools à vivre, sans oublier ses universités de pointe, la chapelle de Rothko, haut lieu de l’art abstrait. Et le Texas est le champion des énergies solaires et éoliennes aux États-Unis… Et puis je voudrais parler du Maine, l’État où je vis, à la frontière du Canada. C’est un pays magnifique, où la nature est exceptionnelle, comme dans beaucoup d’endroits aux États-Unis, la terre des grands espaces.
Dans le Maine, la gouverneure s’appelle Janet Mills, une démocrate respectée, une centriste, qui a garanti le droit à l’avortement et le mariage homosexuel. Bien sûr, la droite conservatrice est très présente. Au moment de l’élection présidentielle s’est déroulée une bataille de panneaux politiques dans les jardins. Ma fille a commandé un panneau qui disait : “L’amour est l’amour. Vive le mariage homosexuel. Les États- Unis, Terre d’immigration. Respectons les droits des femmes.”
Les jours suivants, notre voisin a mis ce panneau : “On soutient la police. Les immigrés doivent respecter les lois ou partir. Provie.” Mais personne n’est venu arracher notre panneau. Ni le leur. J’ai pensé : “C’est ça, la démocratie.” On s’exprime, mais sans violence. On cohabite, même si on pense différemment. Est-ce que ça va durer sous le nouveau mandat de Trump ? Je l’espère. Mais j’ai très peur des déferlements de haine sur les réseaux sociaux.
Votre morale de l’histoire ?
Une phrase de Thomas Jefferson, un des Pères fondateurs de notre démocratie : “Le gouvernement que vous élisez est le gouvernement que vous méritez.”

Ailleurs, chez moi, de Douglas Kennedy, éd. Belfond, 264 pages (2024).
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