Déchiffrer  > L’intelligence artificielle ou la fabrique d’un nouveau Dieu

Written by 9 h 45 min Déchiffrer, Tech-Sciences

L’intelligence artificielle ou la fabrique d’un nouveau Dieu

La Silicon Valley ne rêve plus de progrès, mais de transcendance. Entre ambition divine et chaos programmé, ses nouveaux prophètes réécrivent notre destin.

Le 17/02/2025 par Jean-Marie Hosatte
IA dieu
Et l'IA créa un nouveau Dieu. Crédit : WE DEMAIN.
Et l'IA créa un nouveau Dieu. Crédit : WE DEMAIN.

L’économiste Robert Shiller, prix Nobel d’économie 2019, a posé les fondements de ce qu’il appelle “l’économie narrative”. Pour lui, les idées marginales peuvent se répandre comme des virus et provoquer des épidémies dans les imaginaires. Ces “constellations narratives” sont parfois assez puissantes pour bouleverser les cycles économiques, amorçant des crises financières, des bulles spéculatives. Ces éruptions d’imaginaire peuvent aussi inciter les grandes entreprises à réorienter leurs efforts de recherche et développement vers des projets puisés dans la science-fiction.

Jules Verne fut un allumeur de constellations narratives particulièrement fécond. Le sous-marin ou l’hélicoptère qu’il imagine dans ses romans ont envahi les esprits avec une telle puissance que les ingénieurs Simon Lake (1866-1945) et Igor Sikorsky (1889-1972) les ont finalement réalisés. Mais ses conséquences sur la marche du monde ne sont qu’insignifiants clapotis si on les compare aux bouleversements que va provoquer la captation des thèmes de la SF populaire américaine par Musk, Jeff Bezos, Bill Gates, Sergeï Brin, Larry Page ou Mark Zuckerberg. Leurs prodiges, réalisés ou annoncés, font pourtant eux-mêmes pâle figure face aux ambitions de Sam Altman.

Sam Altman, prophète d’une nouvelle ère technoreligieuse

Le fondateur d’OpenAI connaît toute sa SF sur le bout des doigts, mais rien d’assez ambitieux pour lui. C’est dans la Bible qu’il a trouvé l’inspiration de sa propre constellation narrative. Altman ne propose rien moins que de fabriquer Dieu. Un dieu tout-puissant et omniscient, peut-être même un peu plus que l’Autre. Avec Altman et quelques autres startuppers de l’IA, la Silicon Valley change de dimension avant même que les autres “entrepreneurs hyperréels” aient lancé leurs fantastiques projets. Dans son essai sur Les Prophètes de l’IA – Pourquoi la Silicon Valley nous vend l’apocalypse (Lux Éditeur, 2024), le journaliste Thibault Prévost écrit : “Sous l’influence de ces startup aux accents sectaires, qui reçoivent désormais des montagnes d’investissements, l’industrie de la tech tout entière bascule dans le discours technoreligieux. On ne vend plus le progrès, mais la transcendance. On ne vend plus le futur mais la fin des temps. On ne vend plus un objet, mais la naissance d’un dieu.”

Impossible de concevoir dieu en refusant l’idée de la fin du monde. Comment se déroulera l’Apocalypse de IAdonaï [Adonaï désigne dieu en hébreu, NDLR] dont Altman entend être à la fois l’Abraham (celui qui le premier entend l’appel à se convertir) et le Moïse (celui qui dialogue avec la Toute Puissance et enseigne ses lois au peuple) ? Altman lui-même ne le sait pas. Celui qui est encore en chemin pour devenir à son tour un archimilliardaire affecte de passer de l’optimisme le plus béat au désespoir absolu.

À lire aussi : Vénérés par les start-up, ces trois livres de science-fiction avaient prédit la réalité virtuelle

Docteur Altman et Mister Doomsday

Un soir de juin de 2023, devant le public venu en foule assister à l’une de ses conférences, le patron d’OpenAI s’incarne en Prométhée quand il s’exclame : “Nous avons perdu notre sens de l’optimisme à propos de l’avenir – parfois pour de bonnes raisons. Mais je crois que notre devoir à tous est de le raviver… Et le seul moyen que je connais, c’est d’utiliser la technologie pour créer l’abondance.” Mais aux bouffées d’exaltation succèdent des crises d’angoisse, comme lorsqu’il écrit sur son site internet personnel : “Le développement d’une IA surhumaine est probablement la menace la plus sérieuse à la pérennité de l’humanité.”

Qui faut-il croire : docteur Altman ou Mister Doomsday [l’homme par qui arrive le Jugement dernier, NDLR] ? Lui-même prétend ne pas le savoir et ne pourra répondre que lorsqu’il aura sondé les intentions véritables de la superintelligence. En attendant, comme tous les oracles, Altman demande qu’on lui sacrifie tout ce qui lui est nécessaire pour percer les mystères dont dépend le sort de l’Humanité. Altman veut de l’argent et de l’énergie. En quantités astronomiques.

IA : investissements colossaux, émissions de CO2… gabegie à tous les étages

En octobre 2024, une nouvelle levée de fonds a rapporté 6,6 milliards de dollars sur les comptes d’OpenAI. Microsoft avait déjà investi 10 milliards dans la société dirigée par Altman. Mais le fonctionnement quotidien de l’entreprise coûterait 700 000 dollars par jour, selon le New York Times. Pour entraîner son dernier modèle de langage, OpenAI a acheté pour 7 milliards de dollars de temps de super-calculateur à Microsoft.

Les besoins en électricité de la société fondée par Bill Gates sont désormais si monstrueux que le principal actionnaire d’OpenAI a été obligé de racheter la centrale nucléaire de Three Miles Island pour produire les 850 MGW qu’elle consomme. Logiquement, le bilan carbone de l’IA américaine est catastrophique. Selon une enquête du Guardian, les émissions réelles des centres de données sont presque huit fois supérieures à celles officiellement déclarées. Ces chiffres déjà astronomiques doivent être multipliés par autant d’acteurs engagés dans la course à l’IA.

À lire aussi : Empreinte carbone : le grand défi écologique de l’IA verte

Colossus : la machine de vérité ou le monstre d’Elon Musk ?

Elon Musk vient de s’offrir Colossus, un supercalculateur intégrant 100 000 accélérateurs NVidia à 45 000 dollars pièce. Cette machine, installée à Memphis (Tennessee), consomme autant d’électricité qu’une ville de 450 000 habitants. Il faut cinq millions de litres d’eau pour le refroidir, chaque jour. Musk annonce que la taille et les capacités de son Colossus doubleront dans les prochains mois. Sa puissance va être utilisée par Grok, le Chatbot de xAI, la société d’intelligence artificielle d’Elon Musk.

“J’ai créé le monstre qui changera l’humanité”, ne cesse de répéter le même Musk, qui accusait Altman “d’avoir invoqué le Démon” en lançant ChatGPT. Mais Colossus est une force du bien qui va permettre de découvrir tous les secrets de l’univers. Il va enfin nous donner une idée précise de nos origines, comme de notre destin. Avec lui s’ouvre une ère de vérité car le robot de xIA, à la différence de ceux de Google et OpenAI infectés par le “politiquement correct”, ne mentira jamais. Pour développer son IA, Musk concède ne guère se préoccuper de sécurité. Son seul objectif ? Rattraper OpenAI.

“LE SUPERCALCULATEUR COLOSSUS EST UNE FORCE DU BIEN QUI VA PERMETTRE DE DÉCOUVRIR TOUS LES SECRETS DE L’UNIVERS.”

Faire fi de la prudence et avaler la fameuse pilule rouge

Il ne faut pas compter sur Trump pour inciter Musk à la prudence. Potus (President of the United States) a exaucé le vœu de son ami milliardaire d’être affranchi de toutes les contraintes susceptibles de le ralentir. Les décrets de Joe Biden pour imposer un minimum de précautions dans le développement de l’IA seront abrogés. Et si l’IA engloutit deux fois plus d’énergie que n’en produisent actuellement les États-Unis, Trump la trouvera sans perdre de temps. Parce qu’il n’y a plus de temps.

Dans le film Matrix (Lana et Lilly Wachowski, 1999), le héros Néo est invité à choisir entre une pilule rouge et une pilule bleue. La première ouvre l’esprit à la réalité, aussi terrifiante soit-elle. S’il l’avale, Néo saura. La pilule bleue préservera ses illusions. Et s’il la choisit, il continuera de croire qu’il mène une vie d’humain banal, sans histoires, ignorant que ce sont des IA malveillantes qui dirigent le monde. Tous les leaders de la tech se flattent d’avoir eu le courage d’avaler la pilule rouge, alors qu’ils n’étaient que des adolescents. Depuis, ils agissent en conséquence.

Pourquoi sauver la Terre quand on peut vivre ailleurs dans l’espace ?

Jeff Bezos sait depuis gamin que l’Humanité n’a pas d’avenir sur Terre. Ceux parmi les hommes qui méritent d’être sauvés devront aller vivre : “Sur Mars”, dit Musk ; “Dans des stations orbitales géantes”, le contredit son rival, Jeff Bezos. Mais l’un et l’autre s’accordent sur une idée : l’humanité pour survivre devra s’exiler dans l’espace et elle doit se préparer maintenant. La fin des temps est si proche qu’il ne faut pas gaspiller son énergie à tenter de résoudre des problèmes qui, à bien y réfléchir, ne sont pas si importants que cela. Elon Musk s’était taillé un franc succès en 2018, lors d’un festival de musique, quand il s’était adressé ainsi au public : “Il y a des choses affreuses qui arrivent en permanence dans le monde. Mais la vie, ce n’est pas de résoudre des problèmes misérables les uns après les autres. Il doit y avoir des choses qui vous inspirent ! Constantin Tsiolovski (père du programme spatial soviétique) a dit que la Terre est le berceau de l’Humanité, mais l’Humanité ne peut pas rester dans son berceau.”

Jeff Bezos aurait pu prononcer ces mots. Lui aussi pense que notre planète est perdue et qu’il ne sert à rien de trouver des solutions au réchauffement climatique, à l’extinction des espèces, aux inégalités, aux guerres. Bezos est un “long-termiste”. Il pense selon une échelle de temps différente de la nôtre. Il a avalé la pilule rouge et lui sait que la fin des temps est demain pour la plupart d’entre nous. Nous sauver reviendrait à résoudre le plus misérable des “problèmes misérables”. Le long-termisme est considéré comme la plus dangereuse des idéologies en vogue dans la tech. Ses partisans, prenant acte de l’inévitabilité d’une très prochaine fin du monde, s’affranchissent de toute responsabilité à l’égard de ceux qui sont vivants aujourd’hui.

Un futur “radieux” qui passe par un présent sacrifié

La Terre, est, pour le commun des mortels, une immense salle de soins palliatifs où, bourrés de pilules bleues, nous nous acheminons vers l’engloutissement sans en avoir conscience. Mais Bezos n’est pas un monstre. Il se sait investi de la mission de protéger toutes les générations d’humains pas encore nés, c’est-à-dire quelques trillions d’âmes qui attendent leur tour pour plonger dans le tourbillon de la vie. Peut-on appeler un monstre celui qui est prêt à abandonner quelques milliards d’humains à leur sort, si c’est pour assurer le bien-être futur de trillions d’autres ? Bezos les imagine, ces foules heureuses et innombrables.

En 2019, l’empereur d’Amazon posait cette question : “Voulons-nous la stagnation et le rationnement ? Ou voulons-nous le dynamisme et la croissance ? C’est un choix facile. Si nous nous déplaçons dans le système solaire, nous avons des ressources illimitées. Un trillion d’êtres humains… Mille Mozart… Mille Einstein… qui vivraient dans des colonies spatiales assez vastes pour accueillir un million de personnes. Ce serait une civilisation incroyable.”

Bezos, Musk, Altman, Zuckerberg ne désespèrent pas de vivre assez longtemps pour participer au millénium qui suivra Teotwawki… [“the end of the world as we know it”, la fin du monde tel que nous le connaissons, NDLR] Ils investissent des sommes colossales dans des recherches contre le vieillissement ou pour trouver l’immortalité. Tous possèdent des bunkers et îles privées sécurisées où ils pourront se mettre à l’abri pendant que le monde s’abîmera dans le chaos. Mais il y aura un après, et eux se sont préparés à rester les Big Players. En attendant de coloniser l’espace, les cavaliers de la techno-apocalypse ont déjà fait main basse sur notre futur.

“LA TERRE, POUR LE COMMUN DES MORTELS, EST UNE IMMENSE SALLE DE SOINS PALLIATIFS, OÙ, BOURRÉS DE PILULES BLEUES, NOUS NOUS ACHEMINONS VERS L’ENGLOUTISSEMENT.”

SOUTENEZ WE DEMAIN, SOUTENEZ UNE RÉDACTION INDÉPENDANTE
Inscrivez-vous à notre newsletter hebdomadaire
et abonnez-vous à notre magazine.

A lire aussi :