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Maxime Blondeau : “Une nouvelle géoconscience planétaire se propage”

Maritime à 71 %, la Terre est cette Blue Marble (“bille bleue”) perdue dans l’espace, titre de la célèbre photo prise depuis le vaisseau Apollo 17 en 1972, à 45 000 km. Ce point bleu pâle fut de nouveau photographié en 1990, à 6 milliards de kilomètres, depuis la sonde Voyager. Les deux photos ont bouleversé notre vision de la Terre, qui apparaît tel un écosystème fragile, “un grain de poussière suspendu dans un rayon de soleil”, écrivait l’astronome Carl Sagan.

Il ajoutait : “Il n’y a pas de meilleure démonstration de la folie des vanités humaines […]que cette lointaine image de notre monde minuscule. Elle souligne notre responsabilité de cohabiter fraternellement, et de préserver et chérir le ‘point bleu pâle’, la seule maison que nous ayons jamais connue.” Maxime blondeau, professeur de cosmographie à Sciences Po Paris et à Mines Paristech, nous invite à un éveil, aussi scientifique que poétique, de notre conscience géographique.

Vous parlez d’une nouvelle géoconscience, qu’elle nous concerne tous et qu’elle a toujours existé. Comment la définissez-vous ?

Maxime Blondeau : Le mot vient du grec “géo”, “gê”, la Terre, Gaïa la déesse primordiale de la mythologie. La géoconscience est d’abord géographique, c’est-à-dire à la fois la conscience de cette planète où nous vivons, la Terre, mais aussi du territoire, des lieux où nous habitons, de “sa terre”, dont nous faisons l’expérience physique, affective, quotidienne… C’est un sentiment très ancien, on observe notre environnement, on s’interroge, on questionne l’endroit où l’on vit, on se dit : “Tiens, je suis sur tel territoire, sur tel sol. Qu’est-ce qu’il y a dessous ? Comment est-il réparti ? Je le vois délimité par ces fleuves, ces montagnes, cette côte. Qu’est-ce qu’il signifie pour moi ?”

Il y a toujours une perception singulière du territoire, associée à une appropriation par nos manières d’y vivre, d’y loger, d’y élever nos enfants, de cohabiter avec les animaux, que l’on soit nomades ou sédentaires, maritimes ou montagnards, au cœur d’une forêt ou dans une grande ville. Car notre géoconscience diffère selon les cultures, les habitats, les techniques, les périodes historiques, elle évolue avec l’humanité. C’est ce qu’étudie l’anthropologie.

Nos représentations de la Terre et de notre environnement ont beaucoup évolué aussi !

Oh oui ! On s’en aperçoit à travers l’histoire de la cartographie et de la géographie, c’est-à-dire de la représentation graphique du territoire que je présente dans mon livre. Elle est en vérité très ancienne, il existe une discipline bien plus immémoriale que la géographie qui s’appelle la cosmographie. À l’époque grecque, dans le monde arabe, chinois, extrême-oriental… les artistes et les savants s’essayaient déjà à représenter ensemble le monde visible et le cosmos, les territoires connus et la Terra incognita, les différents pays, mais aussi le ciel, la Terre et les étoiles. Et ce, sur des cartes, des sculptures, des peintures. On ne pouvait pas penser la géographie sans l’associer à l’univers, aux divinités, à Dieu. Et notre volume géographique mental n’était pas si grand.

Mais si, depuis, nous avons conquis jusqu’aux confins du monde, hier encore, au début du XXe siècle, nos arrière-grands-parents voyaient très peu d’images d’autres pays, capitales, horizons. Ils étaient beaucoup moins mobiles quand ils n’étaient pas cantonnés sur un seul territoire, dont ils avaient juste une carte sans avoir forcément la conscience des autres. Cela dit, ils développaient une géoconscience fine, affective, parfois spirituelle de leur région, ses espaces, ses grottes, ses montagnes, ses rivières ; ils donnaient un nom à chaque recoin, chaque lieu-dit ; ils connaissaient les chemins des forêts et les lacets des montagnes, la profondeur des fleuves, les animaux qui vivaient là. Ils connaissaient beaucoup mieux que nombre d’entre nous aujourd’hui, urbains et périurbains que nous sommes, le nom des arbres, des fleurs, des animaux, même des vents et des nuages.

Pourtant, nous nous disons plus environnementalistes que jamais…

C’est un paradoxe de notre temps. Une géoconscience planétaire naît tandis qu’on assiste partout à une perte de géoconscience territoriale, surtout du fait de l’urbanisation. On ne perçoit pas le monde à l’heure de Google Map de la même manière que nos aïeux. Si nous ne savons plus identifier un oiseau, nous nous représentons le monde à vol d’oiseau ou vu du ciel. Il existe une nouvelle conscience depuis la célèbre photo de 1968, Lever de Terre, prise depuis la Lune, et celle de la Nasa en 1972, Blue Marble, prise par l’équipage d’Apollo, la première photo complète de la Terre. À l’échelle de l’humanité, c’est une révolution cosmographique. La Terre semble perdue dans l’espace. On découvre son exception et sa fragilité.

Et c’est d’autant plus fort qu’au même moment, le Rapport Meadows nous met en garde sur les limites absolues des ressources terrestres. L’année 1972, c’est encore la création du Programme des Nations unies pour l’environnement, le premier sommet de la Terre à Stockholm, la première Journée de la Terre. Une conscience planétaire est née à ce moment-là. Et l’Humanité s’est mise depuis à s’inquiéter du sort du système Terre, de l’épuisement de ses richesses qu’on croyait infinies, des extinctions et des dérèglements de la sphère du vivant.

Malgré tout, se répand un fort sentiment de tristesse. On parle de “solastalgie”, la nostalgie des lieux perdus ou amochés…

Elle est liée à la vitesse des mutations. Au début du siècle dernier encore, un territoire mutait sur plusieurs générations. Aujourd’hui, il peut se transformer de manière spectaculaire en quelques années. Notre emprise technique étant très forte, notre capacité à bouleverser un paysage avec des autoroutes, l’artificialisation des sols, l’industrialisation et la monoculture, est beaucoup plus rapide. Et puis, il y a des enjeux systémiques comme les effets dévastateurs du réchauffement, la désertification, les incendies, la chute de la biodiversité.

En dix ans, un territoire de montagne, un glacier, un littoral ou une forêt peuvent se détériorer. Cela crée un sentiment de perte ou de nostalgie, d’accélération du temps aussi. Qui plus est, cette détérioration est aussitôt filmée, photographiée, cartographiée, comparée “avant/après”. Ce qui renforce le sentiment de gâchis ou d’irrémédiable.

On observe un élan nouveau : on célèbre les territoires les plus préservés, on les visite comme des lieux sacrés pour se souvenir, se prévenir d’un avenir sombre…

En effet, un nouvel émerveillement se développe devant les splendeurs de la nature, un sense of wonder, une capacité à s’extasier devant le spectacle grandiose de la Terre et le lien qui nous unit à elle, une envie de se plonger dans la luxuriance et la beauté du vivant, qui nous donne envie d’agir et de soigner notre relation au monde. Aujourd’hui, nous aimons découvrir des reliefs, vallées, gorges, hauts lieux naturels, de la même manière qu’on visite les grands monuments de l’humanité. Et cela va jusqu’aux invasions touristiques. Parallèlement, grâce au cinéma, aux films documentaires, on peut admirer depuis chez soi des merveilles du monde qu’on n’aurait jamais visitées ni même imaginées.

On commence aussi à comprendre finement l’histoire géographique, biologique et technologique de la planète. On peut accéder aux images des pionniers de la cosmographie – scientifiques, artistes ou encore voyageurs – qui ont apporté cette dimension d’admiration et d’éblouissement en sillonnant les territoires les plus inouïs de la Terre, mais aussi en l’observant et en l’étudiant au plus près, approfondissant ainsi la compréhension de notre environnement – je pense au voyage du Beagle de Charles Darwin ou à Alexandre Von Humboldt parti à la découverte de l’Amazonie.

Comment croyez-vous que nous allons considérer nos territoires et notre Terre dans cinquante ans ?

Les préhistoriens divisent l’histoire humaine en deux grandes périodes. Le Paléolithique où la perception du territoire vient d’humains nomades. C’est l’époque des chasseurs-cueilleurs, à la fois des prédateurs et des explorateurs très connectés avec un environnement dangereux et nourrissant, leur survie immédiate dépendant directement des migrations animales, de leur adaptation aux saisons et aux cycles de la végétation. C’est l’état d’esprit paléolithique, en prise directe avec le monde sauvage. Au Néolithique, vers –12 000 ans, l’humanité commence à se sédentariser : elle construit des villes, développe l’agriculture, l’élevage, démarre l’industrie minière, elle chasse et pêche sur place, exploite les ressources terrestres. Une vision beaucoup plus utilitaire, extractiviste, technologique, volontariste du territoire se déploie, renforcée par l’apparition de l’écriture vers –3 000 ans.

Aujourd’hui, nous sommes plus que jamais dans le Néolithique, toujours plus extractivistes. Nous enfermons de plus en plus d’animaux, le monde sauvage se réduit drastiquement, l’urbanisation s’accélère dans le monde entier et, à l’échelle planétaire, on extrait de nos sols, chaque année, autant que tout ce qu’on a extrait au XXe siècle ! Et voilà qu’à la fin du XXe siècle, la conscience planétaire surgit, et tout change. Quand on atteint le pôle Sud, Paul Valéry écrit : “Le monde fini commence.” D’avoir achevé l’exploration et la conquête de tous les continents se traduit, assure-t-il, par une nouvelle prise de conscience. Sur une Terre entièrement habitée, dominée, exploitée, l’interdépendance, la communication et le commerce entre tous les humains et tous les pays, vont devenir de plus en plus étroits… En fait, il annonce la mondialisation.

Vous dites que nous sortons peu à peu du Néolithique…

Oui, peu à peu. Du fait de la prise de conscience planétaire et de la gravité de la crise environnementale, qui a culminé en 2024 avec un réchauffement dépassant le seuil de 1,5 °C fixé par l’Accord de Paris, on commence à perdre l’esprit néolithique pour se raccorder à la nature, au territoire, aux écosystèmes locaux, aux régions, et plus largement à la Terre, cette planète exceptionnelle dans le cosmos, cette planète bleue couverte de mers pleines de vie. Nous entrons dans une troisième ère, qui serait plutôt celle d’une alliance, d’une maintenance, d’une relation de soin à l’environnement, appuyée sur des technologies de prévention en temps réel, fondée sur une nouvelle géoconscience à la fois locale et globale, territoriale et terrestre. Vous me direz qu’elle est lente à s’installer, que nous continuons imperturbablement le néolithique en extrayant toujours massivement du pétrole, en emprisonnant des milliards d’animaux…

Malgré tout, les COP, les sommets sur la biodiversité, la transition énergétique continuent. Un peu partout, des politiques écologiques d’aménagement des territoires régionaux se mettent en place parce que les habitants en ressentent la nécessité. Vous savez, cela fait à peine cinquante ans que la nouvelle géoconscience planétaire se propage. À l’échelle des 12 000 ans du Néolithique, ce n’est pas grand-chose ! Même si beaucoup de gens se rendent compte de l’imminence du danger climatique. Ce sentiment d’imminence est, j’en suis sûr, une bonne chose, il nous pousse dans les reins. Mais je crois que cette sortie du néolithique prendra plusieurs générations…

À lire : Géoconscience – Un nouveau regard sur le territoire, de Maxime Blondeau, Allary éditions, 208 pages.

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