Partager la publication "Naomi Klein : “Vous êtes optimiste?” “Non. Désolée…”"
Depuis No Logo (2009), tous les livres de Naomi Klein sont des best-sellers internationaux, qu’ils décrivent les désastres climatiques ou appellent à un “Green New Deal”. Reporter, journaliste primée, activiste du mouvement Occupy Wall Street, cette figure de la gauche nord-américaine est aujourd’hui professeure de justice climatique à l’Université de Colombie-Britannique (Canada). Dans son dernier ouvrage, Le Double, voyage dans le monde miroir (Actes Sud, octobre 2024), elle décrit comment le monde souterrain de la désinformation et de la haine en ligne a fini par vider de leur contenu toutes les idées écologistes et progressistes.
Vous dites que les résultats des élections américaines étaient prévisibles ?
Naomi Klein : Je n’ai pas été surprise, non… En observant la manière dont Trump a forgé une coalition bien plus diversifiée qu’auparavant en termes d’âge, d’ethnicité et de revenus, il est impossible d’échapper à la réalité… l’extrême droite conspiratrice a mieux réussi à se connecter aux problèmes des travailleurs américains que les libéraux et l’extrême gauche. C’est profondément dérangeant ! Je m’y attendais, hélas…
Vous savez, pour mon dernier livre, j’ai passé des centaines d’heures sur les médias Maga [Make America great again, c’est-à-dire les médias pro-Trump, NDLR], en particulier sur la War Room, de Steve Bannon (émission télévisée, ndlr), l’ancien conseiller de Trump. Je vous le certifie, il nous observe de près ! Il s’empare de nos thématiques, il repère les problèmes que nous négligeons, les débats que nous évitons, les gens que nous diabolisons, et en tire un contre-programme déformé, récupérateur, virulent, appelé “Maga Plus”, repris par Trump, qu’il savait très efficace en période électorale. Et ça a marché…
En 2016, pendant la première présidentielle de Trump, un large secteur de travailleurs syndiqués se sentait trahi par les démocrates du monde des affaires qui avaient signé des accords commerciaux tueurs d’emplois, puis renfloué les banques, mais pas les travailleurs ni les propriétaires après le krach de 2008. Bannon le savait. Il s’est emparé d’une partie de la main-d’œuvre masculine syndiquée, qui avait toujours voté pour les démocrates, en assurant que le candidat Trump tiendrait tête à Wall Street, abolirait les accords commerciaux défavorables, fermerait la frontière aux immigrants, préserverait les programmes sociaux comme le Medicare et la sécurité sociale. Bien sûr, c’était un leurre. Trump a rempli son administration d’anciens dirigeants de Wall Street, cinq anciens cadres de Goldman Sachs responsables de la crise financière de 2008, qui ont aussitôt accordé de substantielles réductions d’impôts aux riches…
Dans votre livre Double, vous montrez que notre monde se dédouble en un univers d’avatars et de marques personnelles rivalisant pour capter l’attention en manipulant l’information pour exister. Qu’est-ce qui fait la force de la marque Trump ?
La marque Trump est la même aujourd’hui qu’à ses débuts. Elle a une réelle consistance, sa base line, c’est de montrer sa puissance, une bonne marque pour se faire entendre aux États-Unis. On le voit bien dans le film The Apprentice, le jeune Trump se veut un winner, sa vie c’est de choisir les gagnants, l’équipe en or, et de dominer les perdants. Au début du film, il traverse New York en limousine, on voit les sans-abri allongés dans les rues, on mesure le fossé des inégalités, et lui se fait la promesse d’être toujours un gagnant. On l’a vu. Même quand il perd les élections, il dit qu’il les gagne. Il se présente comme le boss, celui qui crée ses propres règles, qui ne paie pas d’impôts parce qu’il est intelligent.
Il a réussi à faire de son nom le symbole de la réussite matérielle, le héros par excellence de la success story. Cela, dans tous les domaines. La marque Trump cherche la puissance. La puissance absolue. Et il l’a obtenue. Il a gagné le droit d’être un criminel impuni. La Cour suprême le lui a accordé. C’est un pouvoir sans précédent. Sa boutade en public de janvier 2016 devient réalité : “Je pourrais tirer sur quelqu’un au milieu de la Cinquième avenue et ne pas perdre une voix.” La marque Trump, c’est ça : il suffit d’être riche pour faire tout ce qu’on veut. La richesse permet d’acheter une liberté absolue. Mais nous ne nous y trompons pas, Trump est entièrement le produit de la culture capitaliste nord-américaine, l’étape ultime d’un processus engagé depuis longtemps.
Aussi excessif soit-il, il est moins une aberration que la créature d’un système fondé sur la domination, le suprémacisme blanc, l’extraction effrénée des ressources terrestres, la richesse comme pouvoir. Avec cette marque, il a encore gagné d’autres électeurs. Les démocrates les ont perdus. Ils se retrouvent face à une situation où “le pouvoir fait le droit”. Sauf que Trump dit maintenant s’en servir pour “protéger les Américains”. Les bons Américains. C’est plus explicitement patriarcal. En même temps, c’est très violent. Fascisant.
Il s’est même adjoint un entrepreneur privé pour réformer l’administration publique, Elon Musk…
Elon Musk, aussi, est disruptif. Il est en train de briser toutes les règles démocratiques, de passer outre tous les conflits d’intérêts. Quand il a acheté Twitter, il a assuré qu’il allait être “le grand forum où seraient discutées les grandes questions de l’humanité”. Et puis X est devenu une plateforme virulente où la far right (extrême droite, ndlr) domine. Elle a aidé à faire élire Trump. La présence d’Elon Musk à ses côtés confirme que le pouvoir et la richesse marchent ensemble. Que les règles communes sont pour les autres. C’est d’ailleurs vrai dans d’autres affaires. Beaucoup d’hommes puissants en Amérique vivaient dans le sillage de Jeffrey Epstein. La richesse apporte l’impunité qu’apporte le pouvoir. Ils le savent.
La première administration de Trump a éliminé tous les obstacles institutionnels empêchant qu’on utilise la présidence pour de l’enrichissement et des avantages personnels. La Maison-Blanche est devenue une extension de la marque Trump. Il y a tant d’entreprises privées associées à la résidence de Trump, à Mar-a-Lago (Floride), qu’elle est devenue une entreprise en elle-même. Quant à Musk, ses entreprises sont directement associées aux subventions du gouvernement. C’est un flux de richesses et de pouvoir. Leur devise : nous ne nous inquiétons pas de vos règles, nous faisons les règles.
Comment analysez-vous l’échec de Kamala Harris ?
Kamala Harris n’a pas parlé aux Américains de leurs vrais besoins ni répondu à leurs inquiétudes face à l’inflation et la crise environnementale. Elle voulait se démarquer de Joe Biden, impopulaire, mais elle n’a rien proposé de concret. Elle n’a pas défendu l’Inflation Reduction Act, un investissement de 370 milliards dans la transition énergétique, elle n’a rien dit des politiques climatiques qui permettraient d’améliorer la vie des gens (les pompes à chaleur, une baisse des coûts de l’énergie, des nouveaux emplois verts, la végétalisation des villes, la gratuité des transports en commun, etc.). Elle n’a pas été du tout concrète, beaucoup d’Américains avaient peur d’abandonner leurs voitures à essence suite au programme volontariste sur les voitures électriques, tandis que Trump promettait “un bain de sang” dans l’industrie automobile et qu’on allait empêcher les gens de rouler loin de chez eux. Kamala Harris n’a pas répondu.
Elle a évacué les promesses sociales de Biden pour ménager les financiers de sa campagne, que ce soit l’amélioration du service de santé public, la loi PRO (protégeant le droit à s’organiser des travailleurs), le salaire minimum horaire à 15 $, la gratuité des universités publiques. Vous ne pouvez pas lutter contre le “monde miroir” des réseaux sociaux, des théories de la conspiration, des fake de Steve Bannon et des outrances de Trump avec des propositions idéologiques, en parlant de “joie”, de vivre-ensemble, de démocratie. Ce n’est pas concret. En plus, elle n’a pas su défendre ce qui a été fait par son gouvernement.
Joe Biden a fait d’énormes dépenses d’infrastructures utiles au pays, il s’est inspiré du Green New Deal pour relancer l’industrie, créer des services, mais il a fallu faire des compromis, cela a pris du temps, et les gens n’en ont pas ressenti les bénéfices. C’est le plus gros problème des démocrates aujourd’hui. Ils n’ont pas eu le temps de convaincre. Quand Harris faisait des promesses, les médias lui demandaient mais “pourquoi vous n’avez pas réduit les factures avant ?”
En tant que figure de gauche, comment ressentez-vous cet échec cinglant ?
Pendant des années, j’ai fait partie de mouvements de gauche internationalistes qui manifestaient devant les portes du Forum économique mondial de Davos, des sommets du G8 et du Fonds monétaire international, critiquant leur incessante promotion des intérêts du capital transnational, leur rôle dans l’affaiblissement des démocraties, le réchauffement climatique. Aux États-Unis, nous avons lancé le mouvement Occupy Wall Street, puis soutenu Bernie Sanders qui a mobilisé un important nombre d’ouvriers et de jeunes sur un programme populaire, je dirais même populiste, je ne renie pas ce mot.
Nous avons dénoncé les partis démocrates et républicains parce que leurs campagnes politiques sont financées par les donateurs des grandes entreprises capitalistes, et qu’ils finissent toujours par servir les riches plutôt que les personnes qui les ont élus. Mais notre mouvement a échoué, il s’est fractionné, souvent en petites chapelles agressives. Et maintenant, nos critiques populaires du régime oligarchique sont entièrement récupérées et tordues par la droite populiste et transformées en sombres sosies d’elles-mêmes dans le “monde miroir” des réseaux.
Cela m’a particulièrement frappée pendant la crise de la Covid et l’émergence du mouvement conspirationniste antivax, où errait un double de moi-même, avec laquelle tout le monde me confondait dans l’éther numérique, Naomi Wolf, une ancienne gauchiste déconsidérée reconvertie en porte-parole des opposants à la vaccination et au port obligatoire du masque, bientôt devenue l’égérie de la War Room de Steve Bannon.
“Nos critiques du régime oligarchique sont récupérées et tordues par la droite populiste, transformées en sombres sosies d’elles-mêmes dans le “monde miroir” des réseaux.”
Mais comment le monde des réseaux, des fake et des conspirations peut-il récupérer ces idées de la gauche écologique ?
La dénonciation des prix abusifs et des profits abusifs des sociétés pharmaceutiques aux États-Unis est depuis longtemps un cheval de bataille de la gauche démocrate, Bernie Sanders pour commencer. Mais au moment de la crise sanitaire, mis à part quelques voix éparses, les progressistes n’ont pas dénoncé la manière dont les fabricants de vaccins ont largement profité de la pandémie, partout dans le monde. Et ce sont donc Bannon et Naomi Wolf, mon double, qui se sont attaqués à la cupidité des grandes sociétés pharmaceutiques – de Big Pharma, mais, une fois encore, en lançant d’explosives théories de conspiration plutôt qu’en s’attaquant aux véritables scandales des coûts de santé et des médicaments aux États-Unis.
Les critiques structurelles du capitalisme ont disparu et, à leur place, on trouve des conspirations déroutantes, présentant par ailleurs toute volonté de contrôle des dérives du capitalisme comme du communisme déguisé. Par exemple, Bannon a diffusé des montages d’émissions de MSNBC et de CNN titrées “présentées par Pfizer” pour signifier : ce que vous entendez sur ces chaînes est acheté, pas crédible. C’est, clamait-il, le règne “des riches, pour les riches, contre vous. Jusqu’à ce que vous vous réveilliez”. De nombreuses étoiles des républicains et des Maga suivent un modèle similaire.
Des oligarques de la technologie comme Peter Thiel, soutien de Trump, promettent un mélange de mesures quasi-gauchistes associées à d’autres quasi-fascistes, comme le retour des emplois industriels en résistant aux écologistes, la construction donneuse d’emplois du mur frontalier pour empêcher les Latinos de venir voler l’emploi des Latinos, la lutte contre l’approvisionnement en opioïdes, la déréglementation libertaire des géants de la technologie et l’interdiction des programmes scolaires “woke”. Des versions très similaires de ce type de discours ont pris racine dans des pays du monde entier, au Brésil, en passant par l’Europe et l’Italie…
L’Italie ?
Giorgia Meloni est une partenaire de la première heure du projet populiste international de Steve Bannon. Elle est devenue Premier ministre en octobre 2022 à la tête des Fratelli d’Italia, qui ont de profondes racines fascistes dans le pays. Vous remarquerez qu’elle parsème ses discours de références à la culture pop, fustige un système réduisant les êtres humains à des “consommateurs”, tout en dénonçant l’idéologie “woke” et en invitant Elon Musk à ses raouts, où il appelle les Italiens à faire beaucoup d’enfants “vrais italiens”. Cette ascension fulgurante m’a rappelé avec nostalgie l’Italie de l’été 2001, lorsque le mouvement altermondialiste rassemblait un million de personnes à Gênes, pendant le sommet du G8.
Et aujourd’hui, c’est Meloni qui fustige les “grands spéculateurs financiers”, sans proposer aucune politique pour les maîtriser. Il ne faut pas oublier que le fascisme européen se constitue pendant la Grande Dépression qui suit le krach de 1929, à une époque où énormément de gens vivent mal, rencontrent de graves problèmes pour se loger et se nourrir, ne travaillent plus, cherchent des explications, espèrent une alternative au système capitaliste, d’autant que la révolution communiste l’a emporté en Russie.
Les fascistes les séduisent parce qu’ils tiennent un discours “national socialiste”, un pseudo-discours de gauche, leur disant qu’il faut punir les spéculateurs, abattre le capitalisme juif, exclure les étrangers, arrêter les communistes qui apportent le chaos, reconstruire la nation. Le discours de Meloni n’est pas très loin. Il est facile à vendre. Il est temps d’inventer un nouveau programme de gauche écologique, un programme populaire et bienveillant attentif aux besoins concrets des gens…
Vous êtes optimiste ?
Non. Désolée…
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