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Connaissez vous la neige marine ?

Dans l’obscurité infinie des abysses, une pluie silencieuse s’abat jour après jour, quelle que soit la météo en surface : c’est la neige marine. Loin des flocons légers qui tourbillonnent dans l’air l’hiver, cette poussière abyssale se compose de fragments d’organismes, de débris bactériens et d’excréments, qui tombent depuis les étages supérieurs de l’océan vers les plaines abyssales, à plus de 4 000 mètres de profondeur. Invisible depuis la surface, elle nourrit pourtant un monde insoupçonné, où la vie a su défier le froid, la pression et l’obscurité totale.

Car la neige marine n’en est pas vraiment une. Il s’agit en réalité des restes d’organismes provenant des étages supérieurs de l’océan. “Outre les animaux et les plantes morts, la neige marine contient également des matières fécales, du sable, de la suie et d’autres poussières inorganiques”, détaille le National Ocean Service américain (NOAA). Les scientifiques considèrent que la genèse de la neige marine commence là où la lumière s’éteint. À partir de la zone euphotique (entre 0 et 200 mètres), saturée de phytoplancton, et de la zone mésopélagique (200-1 000 m), riche en zooplancton et en carcasses d’animaux, se détachent des agrégats organiques. Ces flocons microscopiques, faits de débris de diatomées, de copépodes, de bactéries et d’excréments, forment de véritables “villes flottantes” pour des micro-organismes qui s’y trouvent piégés.

Le rôle crucial des holoturies pour la vie de la plaine abyssale

Au fil de leur descente, ces flocs – qui forment s’agrègent et grossissent. Ils peuvent mesurer de 0,5 mm à plusieurs centimètres au fil de leur chute. En s’alourdissant, ils tombent aussi à vitesse variable : quelques dizaines de mètres par jour pour les plus légers, plusieurs centaines pour les plus denses. Leur chute peut durer plusieurs mois, offrant aux chercheurs des indices précieux sur la productivité des océans à la surface. Une fois au fond des océans, cette neige marine alimente la plaine abyssale. Là, dans cet univers où la photosynthèse n’existe pas, la plupart des espèces – vers, crustacés, holothuries, poissons abyssaux – se nourrissent de cette pluie organique.

Certains invertébrés filtrent les flocons à l’aide de soies ou de branchies spécialisées ; d’autres, comme les holothuries (ou concombres de mer), broutent directement les sédiments. Ces derniers jouent un rôle clé : en broyant la neige marine, ils accélèrent sa décomposition et recyclent les nutriments, garantissant la survie de toute la faune benthique, c’est-à-dire tous ces animaux et végétaux qui vivent fixés au sol ou qui se déplacent en rasant le fond. Sans eux, la plaine abyssale deviendrait un désert fétide, asséché par la raréfaction de la matière organique.

Des cheminées hydrothermales qui créent aussi de la matière organique

Pourtant, la neige marine n’est pas la seule source de vie dans les grands fonds. Au long des dorsales océaniques, surgissent des cheminées hydrothermales qui expulsent des fluides surchauffés, riches en composés soufrés. Là, la photosynthèse ne joue plus aucun rôle : des bactéries chimiosynthétiques utilisent l’énergie contenue dans le sulfure d’hydrogène pour produire de la matière organique. Elles forment la base de communautés étonnantes : crabes géants, vers tubicoles, poissons aveugles et crevettes blanchâtres. Ce sont de véritables oasis de vie, indépendantes de la neige marine, qui montrent l’incroyable capacité de l’évolution à exploiter toutes les sources d’énergie.

Au-delà de leur importance écologique, la neige marine joue un rôle majeur dans le cycle du carbone. En transportant le carbone organique produit en surface vers le fond, elle agit comme une pompe biologique, séquestrant plusieurs centaines de millions de tonnes de CO₂ chaque année. Une partie de ce carbone est ensuite enterrée dans les sédiments et stockée à long terme, contribuant ainsi à réguler le climat de la planète. Des études récentes estiment que la neige marine aurait ralenti l’augmentation du CO₂ atmosphérique depuis l’ère préindustrielle, participant à limiter le réchauffement global.

Sous surveillance : comment les scientifiques traquent la neige marine

Observer cette chute verticale de particules fines n’est pas une mince affaire. Si l’existence de la “neige marine” est connue depuis le XIXe siècle, il a fallu attendre le submersible habité américain, Alvin, pour observer pour la première fois – à l’aide de ses caméras externes – le phénomène dans les années 70. L’appareil a aussi permis de découvrir les cheminées hydrothermales des dorsales océaniques.

Aujourd’hui, les scientifiques continuent leurs études de la neige marine. Ils utilisent des pièges à sédiments, suspendus à différentes profondeurs, qui recueillent la neige marine pendant plusieurs semaines. D’autres explorent les abysses à l’aide de véhicules télécommandés (ROV), équipés de caméras haute définition pour filmer et quantifier les flocons en chute libre. Enfin, des bouées dérivantes et des flotteurs Argo modifiés permettent de mesurer la concentration de matière organique particulaire dans l’eau sur de vastes régions. Grâce à ces technologies, on découvre que la quantité de neige marine varie selon les saisons, les courants et même les tempêtes à la surface.

Pourtant, ce fragile équilibre est menacé. Le réchauffement des océans modifie la stratification des eaux : la couche de surface se réchauffe et s’épaissit, limitant le mélange vertical. Résultat : moins de nutriments remontent vers le phytoplancton, la production biologique diminue et la neige marine s’amenuise. Parallèlement, la pollution plastique s’infiltre jusque dans les profondeurs : des microplastiques sont incorporés aux flocons et tombent avec eux, pouvant s’accumuler dans les organismes abyssaux. Enfin, l’acidification des océans fragilise les coquilles et squelettes des producteurs primaires, réduisant la quantité de matière disponible pour la neige marine.

De nouveaux outils pour mieux comprendre la neige marine

Il y a pourtant des raisons d’espérer. La recherche océanographique connaît une véritable révolution : satellites hyperspectraux, drones sous-marins, intelligence artificielle pour analyser les images, biogéochimie isotopique… Ces outils ouvrent une fenêtre inédite sur la dynamique de la neige marine et ses interactions avec le climat. Des projets internationaux, comme le programme “Biogeochemical-Argo” ou la mission “Global Ocean Ship-based Hydrographic Investigations Program”, fédèrent chercheurs et états pour mieux comprendre et protéger les grands fonds.

À travers ce prisme, la neige marine se révèle un maillon essentiel du vivant et du climat. Elle nous rappelle que l’océan n’est pas une frontière lointaine et stérile, mais un écosystème complexe, interconnecté et vulnérable. Chaque flocon, issu de la vie à la surface, traverse cet univers d’ombres pour nourrir des êtres adaptés à l’extrême. À l’ère de l’anthropocène, il est urgent de mesurer notre empreinte jusque dans ces profondeurs, d’encadrer la pêche industrielle des espèces abyssales, de limiter la pollution marine et de réduire nos émissions de CO₂. Car la neige marine est plus qu’un phénomène biologique : c’est un symbole. Symbole de la fragilité du cycle du carbone, de l’unité du vivant et de la responsabilité que nous portons envers un monde que nous connaissons à peine.

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