Bernard Stiegler : « L’emploi salarié va devenir minoritaire »

Bernard Stiegler est directeur du groupe de réflexion Ars Industrialis (Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit) et de l’IRI (Institut de Recherche et d’Innovation) qu’il a créé au sein du centre Georges Pompidou.
 
Interview réalisée à l’occasion du OuiShare Fest, festival de l’économie collaborative, à Paris du 5 au 7 mai 2014.

Les politiques prennent-ils la mesure de l’impact du numérique sur nos économies ?
 
Absolument pas. Ils raisonnent avec un logiciel qui date de 1950. J’ai récemment assisté à un exposé brillantissime d’un spécialiste de prospective industrielle à l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). Il montrait comment l’automobile américaine est en train de rebondir car elle a compris que la voiture de demain était la voiture connectée. Dans le rapport Gallois sur la compétitivité française, commandé il y a un an et demi à la demande du Président de la République, on ne trouve pas un mot sur ces questions !

Vous affirmez régulièrement que le numérique est une industrie. Vous partagez donc l’avis d’Arnaud Montebourg ?
 
Montebourg est futé mais il papillonne trop. Il faut qu’il abandonne ses ambitions et s’intéresse au grand chantier de l’industrie éditoriale que devient le numérique. Il faut comprendre que ce qui est en train d’arriver à Libération va se généraliser à toutes les industries culturelles. Il est extrêmement urgent de réinventer l’édition à travers une « politique industrielle des technologies de l’esprit », comme l’affirme Ars Industrialis, dans le contexte de la convergence aujourd’hui accomplie  de l’audiovisuel, des télécommunications et de l’informatique – mais aussi et surtout de toute l’industrie du texte, et notamment du texte scientifique, qui est un secteur stratégique pour la France et pour l’Europe.

Au-delà, Arnaud Montebourg a lancé un plan robotique qu’il faut situer dans le contexte plus vaste d’une automatisation généralisée qui va conduire à la liquidation du modèle keynésien, c’est à dire à la fin de la “croissance” conçue sur la base d’un développement du pouvoir d’achat redistribué via le salaire et l’emploi.

Inutile, donc de s’accrocher aux anciens modèles.
 
Le modèle salarial tel qu’on le connaît aujourd’hui et que défendent les syndicats est celui de Keynes et de Ford. Un modèle rationnel qui dit : si l’on veut que l’économie fonctionne, il faut redistribuer, via les salaires, une partie des gains de productivité réalisés grâce à la technologie, et constituer ainsi du pouvoir d’achat. C’est autour de ce paradigme qu’est apparu l’État providence et son corollaire, la politique économique fondée sur la croissance, avec ses indicateurs, dont le fameux PIB. Ce modèle qui a commencé à se fissurer avec le premier choc pétrolier a finalement craqué en 2008. Il n’est pas mort parce qu’il est sous perfusion des Etats qui compensent l’insolvabilité qui en résulte par des mesures d’austérité totalement contreproductive à terme. Mais il agonise – et nous avec.
 
Pourquoi ?
 
Comme dit Bill Gates, l’emploi c’est fini. Les robots remplacent les gens. Dans un tel contexte, François Hollande ne peut évidemment pas “inverser la courbe du chômage” – sinon par des expédients qui ne dureront pas. Amazon est en train de remplacer ses employés par des robots, et Foxcom a annoncé la même chose. Le prix des robots va baisser, par l’effet des économies d’échelles, et les PME pour lesquelles ils étaient trop chers vont pouvoir y accéder, outre que la concurrence internationale va les y pousser. C’est une nouvelle ère industrielle qui commence, et qui ne sera plus fondée sur l’emploi.
 
Quel nouveau modèle peut émerger ?
 
L’emploi salarié va devenir minoritaire. À partir de là il faut réfléchir à une redistribution d’un nouveau genre. Une redistribution contributive, basée non plus sur le temps de travail mais plutôt sur le modèle des intermittents du spectacle. Il faudrait avoir la possibilité de s’investir régulièrement dans des projets contributifs, qui pourraient être marchands ou non. Les projets d’intérêts généraux seraient financés par la puissance publique. Le business serait un cas particulier parmi des tas d’autres modèles.

L’économie collaborative ne dessine-t-elle pas les contours de ce nouveau mode d’organisation du travail ?

À coté de l’ancien monde, des alternatives émergent. L’économie collaborative peut en être une, à condition qu’elle ne soit pas récupérée par le consumérisme, devenant alors une amélioration à la marge. L’économie collaborative peut-être aussi une manière de déporter vers le consommateur une partie du travail. Tout cela mérite d’être analysé à chaque fois sur pièce.

Sur quel critère ?

En fait l’économie collaborative en tant que telle ne m’intéresse que dans la mesure où elle permet de penser ce que serait l’économie de la contribution évoquée précédemment. Or il existe une économie contributive toxique. C’est celle de Facebook. Une économie dans laquelle la valeur d’une firme réside dans le contenu que ses utilisateurs fournissent. Des algorithmes permettent de l’exploiter grâce à un marketing chirurgical, qui cible et trace précisément produits et personnes. On retombe alors dans le consumérisme. L’abrutissement.

Comment penser une économie contributive positive ?
 
Il existe une autre économie contributive dont la matrice est le logiciel libre ou l’open-source. Elle développe une activité industrielle qui s’appuie sur des communautés et le développement libre du savoir. C’est ce qu’on appelait dans les années 80 l’ingénierie simultanée, mais le web permet de le penser à plus grande échelle. C’est de la « déprolétarisation » au sens où Marx entendait la prolétarisation comme une perte du savoir, induite par l’arrivée des machines.
 
Abrutissement d’un coté, apprentissage de l’autre.
 
Exactement. Toute technologie a des pouvoirs curatifs et toxiques égaux. Il y a un web mimétique, reproductif, qui détruit les savoir-faire de ceux qui l’utilisent. La crise est liée à cette automatisation avec la naissance du trading haute fréquence régi par des algorithmes. Après le krach de 2008, Alan Greenspan, alors Président de la réserve fédérale des États-Unis, admettra avoir eu tort de laisser des machines organiser l’économie de son pays. Des acteurs comme Google appauvrissent de leur coté le langage en fonctionnant avec un web qui surreprésente les mots qui l’intéresse. il en résulte une standardisation sémantique induite par la vente aux enchères des mots devenant ainsi des ad words. Il nous faut désormais, après le web hypertextuel de 1993 et le web 2.0 des années 2000, un troisième âge du web.
 
À quoi ressemblerait ce nouvel âge du web ?
 
La base de la société occidentale a été de faire travailler ce que Héraclite appelait le Polémos : l’affrontement, le débat. J’appelle à un nouveau web « herméneutique » qui facilite justement la confrontation entre des gens qui n’ont pas le même point de vue sur une question politique ou environnementale pour leur permettre de travailler ensemble. C’était la vocation première du web : permettre l’échange et la discussion entre universités. À l’IRI, nous travaillons actuellement sur un « Twitter polémique », dans lequel on peut associer une teneur à ses tweets : d’accord, pas d’accord, interrogatif, égal. Plus généralement, il faut développer un  langage graphique d’annotation et de partage de ces annotations qui relance la discussion  collective. 
 
Qui doit agir ?
 
Lors du Chaos Computer Club de Hambourg, Glenn Greenwald, le journaliste du Guardian qui a publié les révélations d’Edward Snowden, a déclaré aux participants : « l’avenir est entre vos mains pour lutter contre la NSA ». Il a raison et tort. D’abord parce que le problème n’est pas seulement la NSA : c’est aussi l’exploitation hyperconsumériste des données. Je ne crois pas que l’avenir du web soit uniquement entre les mains des activistes, des États, ou de je ne sais quel intellectuel dans mon genre. Il faut mettre tout le monde autour de la table. Nous aurons besoin des hackers pour leur intelligence instrumentale. De militants politiques qui pensent au bien public – çà existe encore. Des industriels, qui sont parmi les plus lucides sur ces problématiques. Des universités. Et de l’Europe.

Côme Bastin 
Journaliste We Demain 
Twitter : @Come_Bastin

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