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En Corse, des techniques de la Rome antique pour rendre la vigne plus résiliente
Entre Ajaccio et Propriano, sur les coteaux typiques de la Corse-du-Sud, Sébastien Poly cultive l’art de résister sur son domaine d’U Stiliccionu. Face aux coups de sirocco, aux températures records flirtant avec les 48 °C, aux insectes venus d’ailleurs et aux épisodes de sécheresse extrême, il a choisi de ne pas subir. Depuis quinze ans, ce vigneron en biodynamie met en place une stratégie d’anticipation fondée sur la biodiversité, l’agroécologie et l’intuition paysanne.
“On ne peut pas prédire les chaos climatiques, mais on peut les traverser mieux armés”, affirme-t-il. Sur son domaine, qu’il a hérité de son grand-père en 2005; tout est pensé pour amortir les chocs sur sa vigne plantée principalement avec des cépages locaux : Sciaccarellu, Niellucciu et Vermentinu. Les haies fruitières protègent les jeunes pousses, les arbres créent de l’ombre et retiennent l’eau, les sols vivants absorbent les variations de température. Et les solutions, souvent, viennent de loin – dans le temps comme dans l’espace. Mais sans renier les pratiques insulaire ancestrales.

Faire grimper la vigne aux arbres : une méthode antique remise au goûts du jour
Parmi les expérimentations les plus emblématiques de Sébastien Poly, il y a celle-ci : faire grimper ses vignes dans les poiriers. Ce qu’on appelle des plantations d’hautain. Une méthode qu’il a observée en Grèce, au Chili, en Italie, et qui était déjà pratiquée par les Romains à l’époque antique. “La vigne est une liane. Elle aime grimper. L’arbre devient alors un allié : il offre un tuteur naturel, un abri contre le soleil, une protection contre les vents.”
Dans cette parcelle qu’il appelle “l’oasis”, il va teste une mosaïque d’îlots : une vigne s’appuiera sur un poirier, d’autres seront plantées autour pour tenter de former des petits îlots de fraîcheur. Le tout dessiné en fonction du relief corse, de la rétention d’eau, de la lumière. “Ce n’est pas une méthode ancestrale à 100 %, c’est une création inspirée. Une façon de protéger la plante en utilisant l’intelligence du vivant.”

Agroforesterie, haies et microclimats : une ferme comme un paysage en mouvement
Autour de ces îlots, des haies ont été plantées : fruitières, florales, brise-vent. Leur rôle est multiple. Elles attirent les pollinisateurs, ralentissent les assauts du vent sirocco, créent des niches climatiques. Sébastien Poly parle d’une “ferme-jardin”, où se croisent ruches, oliviers, vignes et greffes de fruitiers. Chaque arbre planté est un pari sur l’avenir, un acte de résilience.
“J’ai une vision écosystémique. Pour moi, un hectare de vigne ne doit pas être un désert vert, mais un tissu vivant, où les interactions font la force de l’ensemble.” Cette diversité, il la voit aussi comme une réponse aux ravageurs. Quand la pyrale ou la cicadelle venue d’Afrique s’installent un peu partout en Corse, les araignées, oiseaux ou micro-prédateurs locaux régulent les populations sur ses parcelles. “Plus de vie, c’est moins de pesticides.”
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Un domaine en biodynamie, un viticulteur à l’affût des signaux de la nature
Mais au-delà de l’observation fine, Sébastien Poly se fait aider. Sébastien Poly travaille depuis 2018 avec Margaret, une spécialiste mondiale de la cristallisation sensible, une méthode venue de la biodynamie allemande. Il lui envoie régulièrement des prélèvements (terre, plantes…) afin d’évaluer la vitalité de ses champs.
À partir des conclusions de la spécialiste, il ajuste ses pratiques, teste des préparations à base de camomille ou d’ortie, anticipe les chocs thermiques. “Je travaille avec des indicateurs empiriques, mais aussi scientifiques. Les informations envoyées par Margaret me donnent une cartographie de l’état du vignoble. C’est un GPS intuitif pour mieux naviguer dans l’incertitude”, explique le vigneron.

L’eau, un bien précieux géré au litre près
Dans cette région où les sources s’assèchent, l’eau est une bataille quotidienne. Sébastien Poly a installé des citernes de 200 m3 et mis en place une micro-irrigation régulière mais réfléchie. “Je veux que la plante ait juste ce qu’il faut pour survivre, mais qu’elle continue à exprimer son terroir. Je n’utilise l’irrigation que pour prévenir les catastrophes, quand on a des températures qui frôlent les 50 °C par exemple.”
Et ça fonctionne : ses rendements sont restés stables ces dix dernières années, malgré des étés de plus en plus chauds en Corse. Mieux : il affirme que la qualité s’améliore, que les vins gagnent en profondeur. “On peut produire moins mais mieux, si l’on observe bien, si l’on accompagne plutôt qu’on ne contraint.”
Des vins rares pour amateurs exigeants
Avec seulement 25 000 bouteilles par an, Sébastien Poly a fait le choix du confidentiel. Ses cuvées – dont la très recherchée cuvée Joséphine – se retrouvent dans quelques restaurants étoilés à Paris, Marseille, New York ou Tokyo et chez des cavistes triés sur le volet. Le bouche-à-oreille fait le reste. “Je vends mes bouteilles comme je joue aux échecs. Pas partout, mais au bon endroit. Mais j’ai de la chance : on m’achète mon vin plus que je ne le vends.”
Refusant les agents ou la grande distribution, il choisit chaque importateur, chaque caviste. “Je ne vends pas du vin corse. Je vends une histoire, un lieu, une manière de penser le monde.” Et il a ses fidèles : amateurs de vin nature, sommeliers curieux, gastronomes engagés. Pour eux, chaque bouteille est une immersion. On peut d’ailleurs passer le voir, il fait visiter sa toute nouvelle cave bioclimatique, imaginée par un cabinet d’architecte de l’île. “Mon cahier des charges tenait en deux lignes : je voulais une cave où il ferait 15 degrés au 15 août, sans apport énergétique extérieur. Et je voulais qu’elle me coûte 1 500 euros du m2“. Pour tenir ce budget, le vigneron a dû gérer lui-même le terrassage. Un an de travail pour creuser le terrain à flanc de colline.

En Corse, une vision insulaire mais ouverte sur le monde
Enraciné sur son territoire, Sébastien n’est pas pour autant isolé. Il observe, échange, apprend d’autres vignerons – en Moselle, en Toscane, au Chili. Mais en Corse, la coopération reste rare. “C’est une île, chacun avance dans son coin. Il y a de la solidarité, mais peu de projets communs.”
Pourtant, sa démarche pourrait inspirer. “Je ne veux pas être une référence. Mais si certains veulent venir voir, je suis toujours prêt à partager.” Il espère que d’autres suivront la voie de la biodynamie à leur façon, avec courage, tenacité, et ce brin de folie qui transforme les contraintes en forces.

Un avenir entre vigne, arbres et intuition
Comment se projette-t-il dans dix ans ? “Avec des vignes en pergola, des haies mûres, des poiriers centenaires, des parcelles en canopée. Et toujours plus de biodiversité.” Ce qu’il souhaite surtout : rester en mouvement, ne jamais cesser d’innover.
Il y a, dans cette façon de faire du vin, quelque chose d’à la fois archaïque et de très moderne. Une alliance rare entre observation, technologie douce et foi dans le vivant. Sébastien Poly n’a pas seulement adapté son vignoble au climat : il en a fait un manifeste vivant pour une viticulture réinventée.

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