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Souveraineté française et sobriété : compatibles et même étroitement liées

La souveraineté française passera forcément par la réindustrialisation, la transformation de notre agriculture et des efforts en matière d’énergies renouvelables. Mais cette souveraineté française ne pourra se faire qu’en travaillant aussi sur le sujet de la sobriété.

Le 26/12/2022 par WeDemain
usine de tri de légumes
Une équipe triant du chou rouge sur le convoyeur d'une usine de transformation des légumes. Crédit : BearFotos / Shutterstock.
Une équipe triant du chou rouge sur le convoyeur d'une usine de transformation des légumes. Crédit : BearFotos / Shutterstock.

Le 24 octobre 2022, Imerys annonçait le lancement d’un projet d’exploitation de lithium sur son site de Beauvoir dans l’Allier à l’horizon 2028. En parallèle, plusieurs gigafactory qui produiront des batteries électriques devraient voir le jour en 2023 dans les Hauts-de-France. Dans ces deux cas, un même argument est mis en avant : permettre à l’Hexagone de retrouver sa souveraineté industrielle.

Cette recherche de souveraineté peut-elle être compatible avec la sobriété qu’implique une réponse adaptée face aux défis du réchauffement climatique ? Nous avons posé la question à quatre spécialistes dans leur domaine de compétences : l’énergie, l’agroalimentaire, les métaux et minerais et enfin les produits manufacturés. Selon eux, la sobriété et la souveraineté sont non seulement compatibles, mais il est surtout nécessaire de ne pas les dissocier.

En 2022, WE DEMAIN a noué un partenariat avec le Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes (CFPJ). Onze jeunes journalistes en contrat de professionnalisation ont travaillé à la production d’une série d’articles autour du thème de la sobriété. Retrouvez ici l’ensemble des sujets publiés sur la question.


Souveraineté : « En France, 50 % des émissions de gaz à effet de serre proviennent de l’importation »

Maxence Cordiez, ingénieur au CEA, spécialiste des questions énergétiques et auteur du livre Énergies : Fake or not ? (Tana Editions).

Maxence Cordiez
Maxence Cordiez. Crédit : DR.

La réindustrialisation est possible si on s’en donne les moyens, mais elle est surtout souhaitable. Aujourd’hui en France, 50 % des émissions de gaz à effet de serre proviennent de l’importation. Si on veut réduire notre empreinte carbone, il y a deux axes à travailler : diminuer notre consommation, et produire en France. Il ne s’agit pas de relocaliser tout et n’importe quoi, mais bien les industries compatibles avec les contraintes d’approvisionnement sur les combustibles fossiles et les enjeux climatiques. Par exemple, privilégier les usines qui produisent de petits véhicules électriques, à celles qui fabriquent des voitures lourdes à moteurs thermiques.

Par ailleurs, les extractions d’énergies fossiles sur lesquelles reposent nos modèles de production ne seront bientôt plus suffisantes pour répondre correctement à la demande, en particulier pour le pétrole et, dans le cas de l’Europe, pour le gaz. L’envol des prix entraîne déjà une forte progression de la précarité énergétique et des faillites industrielles en Europe. Et les boucliers tarifaires actuellement en place ne pourront pas être maintenus pendant longtemps du fait de leur coût extrêmement élevé pour les Etats.

« L’envol des prix entraîne déjà une forte progression de la précarité énergétique et des faillites industrielles en Europe. »

Maxence Cordiez, ingénieur au CEA.

Les énergies bas-carbone ont un rôle majeur à jouer dans la substitution progressive des combustibles fossiles. En revanche, elles ne peuvent pas entièrement les remplacer. Par exemple, les alternatives au kérosène sont et resteront à la fois aussi coûteuses que limitées en volume, ce qui est incompatible avec la tendance croissante actuelle d’un trafic aérien low cost. Il nous faut changer nos modes de consommation pour réduire significativement notre demande d’énergie et de matériaux, en préservant autant que possible le cœur des services rendus aujourd’hui par les combustibles fossiles. Pour une voiture par exemple, c’est de se déplacer d’un point à un autre, pas de le faire dans un salon roulant de 2 tonnes.


« Être sobre se traduit par une agriculture exigeante en travail qui demanderait de rémunérer correctement la main-d’œuvre »

Marc Dufumier, agronome et anciennement enseignant chercheur à AgroParisTech.

Marc Dufumier
Marc Dufumier. Crédit : Lara Jouaux.

En France, nous importons des produits que nous pourrions produire nous-mêmes si nous faisions justement un effort de sobriété. Par exemple, nous utilisons des engrais azotés de synthèse que nous produisons à l’aide de gaz russe ou norvégien. Nous nourrissons nos bestiaux avec du soja importé du Brésil car nous sommes déficitaires en protéines pour l’alimentation animale. Si nous voulons retrouver notre souveraineté, c’est sur ces deux axes qu’il faut travailler. Le recours moins systématique aux engrais azotés dans les pratiques agricoles, en produisant nos propres protéagineux et en diminuant notre consommation de viande.

L’énergie que nous trouvons dans notre alimentation provient de l’énergie solaire. Nous pourrions exploiter celle-ci de manière plus « intensive » avec une couverture végétale la plus totale et permanente possible, de façon à intercepter au mieux ces rayons solaires, et permettre aux plantes de se développer pleinement. La production de légumineuses riches en protéines permettrait de nourrir le bétail et remplir nos assiettes sans recours aux engrais azotés de synthèse.

« La production de légumineuses riches en protéines permettrait de nourrir le bétail et remplir nos assiettes sans recours aux engrais azotés de synthèse. »

Marc Dufumier, agronome.

Ce n’est pas ce que nous pratiquons aujourd’hui car c’est une agriculture plus diversifiée, exigeante en travail, qui demanderait de rémunérer correctement la main-d’œuvre. Dans une course à la compétitivité et aux prix toujours plus bas, la Politique agricole commune européenne (PAC) préfère subventionner les agriculteurs en fonction de la surface cultivable plutôt que de rémunérer la force de travail pour de telles alternatives positives.


Souveraineté française : « La réindustrialisation est en marche »

Romain Millot, directeur de recherche au sein du BRGM – service géologique national.

Romain Millot
Romain Millot. Crédit : DR.

La France importe quasiment 100 % de ses minerais et métaux. Depuis la transition énergétique et numérique, nous avons besoin d’un certain nombre de matières premières qui ne sont produites ni en France, ni en Europe. Mais la réindustrialisation de ce secteur est en marche. Nous commençons à construire des gigafactory pour des batteries dans le nord de la France, il va donc falloir les alimenter en matières premières (lithium, cobalt, nickel, graphite, etc.).

Produire localement ces matières premières, c’est entièrement possible pour un certain nombre de métaux. Le lithium par exemple est présent de manière abondante sous nos pieds, dans notre sous-sol. Il faut simplement avoir les technologies pour l’extraire proprement et le valoriser. Pouvoir produire ces métaux en France est un enjeu de souveraineté, afin de maîtriser la chaîne d’approvisionnement et ne pas se retrouver bloqué comme lors de la crise des semi-conducteurs. [la pénurie de semi-conducteurs en 2021 a été causée par la forte demande de matériel informatique. Elle a notamment paralysé les usines de Renault et PSA pendant des mois, NDLR].

« Pouvoir produire ces métaux en France est un enjeu de souveraineté, afin de maîtriser la chaîne d’approvisionnement et ne pas se retrouver bloqué comme lors de la crise des semi-conducteurs. »

Romain Millot, directeur de recherche au sein du BRGM.

Au-delà de ça, la réindustrialisation a une forte valeur éthique et environnementale. Lorsque l’on importe du lithium produit en Australie ou en Amérique Latine, transporté par bateau jusqu’en Chine pour être transformé en batterie et véhicule avant d’arriver, enfin, en Europe… le bilan carbone est désastreux. En France et en Europe, nous disposons de normes qui imposent aux exploitants miniers de respecter l’environnement, la biodiversité et les droits humains, ce que nombre de pays producteurs de minerais dans le monde n’ont toujours pas mis en place.


« Aucun produit n’est fabriqué de A à Z en France »

Benjamin Brice, docteur en sciences politiques, auteur de La sobriété gagnante (en autoédition)

Benjamin-Brice
Benjamin-Brice. Crédit : DR.

Sur l’ensemble des produits manufacturés en France, consommations intermédiaires comprises, la part d’importation est de deux tiers. Si on décompose la production, on peut voir qu’aucun produit n’est fabriqué de A à Z en France, tout simplement parce que cela demande de l’énergie fossile et des métaux, dont la quasi-totalité de l’extraction provient de l’étranger, ainsi que des composants que l’on ne fabrique pas – ou plus – dans notre pays.

Malgré cela, d’un point de vue environnemental, la France est l’un des pays où l’intensité carbone de l’électricité est la plus faible car elle est en majorité produite à partir de sources bas-carbone. C’est pour cela que consommer local est déjà avantageux. Quand un Français achète un T-shirt fabriqué en France plutôt qu’en Chine, il divise les émissions de gaz à effet de serre par deux. Si en plus il réduit sa consommation pour compenser la différence de prix, alors le gain environnemental est encore plus net.

« Quand un Français achète un T-shirt fabriqué en France plutôt qu’en Chine, il divise les émissions de gaz à effet de serre par deux. »

Benjamin Brice, docteur en sciences politiques.

Consommer Made in France, donc relocaliser des industries, permettrait de retrouver des savoir-faire et de moins dépendre de l’extérieur. Cette plus grande souveraineté implique toutefois un surcoût qui doit être absorbé par un effort de sobriété sur le volume de consommation. Tout cela ne sera possible qu’avec l’implication des pouvoirs publics, pour informer le consommateur, pour aider les industriels et, à terme, pour protéger certains secteurs.

Autrice : Lisa Henry.

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