Les œufs d’Hakone, ou kuro-tamago, version japonaise de l’œuf parfait dans la bistronomie française, ont la réputation d’allonger l’espérance de vie. Crédit : Ekaterina Pokrovsky / stock.adobe.com.
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Pour découvrir l’âme vibrante de la vallée d’Owakudani, il faut s’élever en téléphérique au-dessus des terres arides qui semblent chuchoter des secrets anciens. À 200 kilomètres de Tokyo, cette vallée offre un spectacle qui rappelle les cercles de l’Enfer
décrit par Dante. Ici, ce n’est pas la vue imprenable sur le mont Fuji et le lac Ashi qui interpelle en premier lieu, mais cette montagne de roches brunâtres, déchiquetée par les vents et couverte de sources d’eau chaude d’où s’échappent de gigantesques fumerolles. De quoi rappeler que le volcan d’Hakone, situé non loin et toujours actif, peut à tout moment se réveiller.
“Il a connu une première grosse éruption il y a 180 000 ans, puis une seconde il y a environ 60 000 ans qui a formé la vaste dépression circulaire que l’on voit aujourd’hui, et une troisième plus ‘récente’, il y a 3 000 ans, qui a effondré l’un des flancs et donné naissance à la vallée actuelle”, explique le biophysicien Christophe Lavelle, chercheur au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris. Dans cette vallée surnommée Daijigoku, littéralement “grand enfer”, seule survivra une espèce de plante sauvage capable de résister à la toxicité des gaz sulfuriques et à l’acidité des sols. “Cette vallée a changé de nom en 1873, lors de la visite de l’empereur Meiji, pour devenir la vallée d’Owakudani, littéralement ‘vallée bouillonnante’, une appellation plus engageante”, souligne-t-il.
Mais le clou du spectacle se trouve plus haut, à 1 000 mètres d’altitude. Là, sur la soufrière principale, se déroule un rituel ancestral : la cuisson des œufs noirs d’Hakone, les kuro tamago. Cette tradition, perpétuée depuis des millénaires, est encadrée par des professionnels : les mushitaka. Chaussés de bottes et gantés jusqu’aux coudes, ils saisissent une à une les cagettes remplies d’œufs de poule et les plongent dans des bains d’eau où ils seront portés à ébullition à 80 °C pendant une heure environ, puis cuits à la vapeur à 100 °C encore quinze minutes. Ils en sortiront couleur ébène. “Les œufs noirs d’Hakone ne sont qu’un exemple parmi d’autres d’onsen-tamago – œufs de source chaude – assez répandus vu la quantité de sources thermales que compte le pays”, précise Christophe Lavelle.
Leur étonnante coloration est, quant à elle, liée à un phénomène naturel qui associe, au cours de la cuisson, l’action du soufre et des minéraux volcaniques contenus dans les eaux ferrugineuses. “La particularité, à Hakone, est que l’eau contient non seulement du soufre – l’odeur est caractéristique – mais aussi du fer – on le remarque à la couleur rouge de l’eau. Or, c’est le fer qui pénètre la coquille et déclenche une réaction chimique avec le sulfure d’hydrogène, formant de l’oxyde de fer. D’où ce noir spectaculaire”, détaille le biophysicien.
Encore fumants, les œufs seront chargés à bord du téléphérique et approvisionneront les restaurants et fast-foods de la station. À Owakudani, on ne cesse de vanter leurs qualités : leur texture délicate, d’abord, liée à cette cuisson basse température. “Couramment réalisée en cuisine grâce à un thermoplongeur, elle a donné naissance à ce que la bistronomie moderne appelle “l’œuf parfait'”, précise-t-il. Les œufs d’Hakone sont aussi plus savoureux, leur jaune offrant 20 % d’umami en plus, cette cinquième saveur détectée par la langue, après le sucré, le salé, l’amer et l’acide, “même si l’on note une petite odeur de soufre exacerbée, proche de celle des œufs durs cuits trop longtemps dans l’eau bouillante. Le jaune prend alors en périphérie une couleur vert foncé caractéristique, due là aussi à une réaction entre le soufre et le fer naturellement présents dans le jaune”, poursuit-il.
Autre vertu ayant forgé leur réputation : ils allongent l’espérance de vie. “Selon la légende, il y a environ 1 200 ans sous l’ère de Heian, le moine bouddhiste Kobo Daishi, de passage, encouragea les habitants à consommer des œufs cuits dans la soufrière pour se maintenir en bonne santé et gagner sept ans de vie par œuf mangé !”, détaille le chercheur. Le moine leur sculpta également la statue d’un bouddha, exposée sur l’autel du temple d’Enmei Jizoson. C’est là qu’il est recommandé de se recueillir et de déguster un kuro tamago, si l’on veut voir son vœu s’exaucer.
La petite station d’Owakudani a su exploiter le filon de cette tradition millénaire à des fins touristiques, convertissant les kuro tamago en une spécialité culinaire qui fait rayonner Hakone dans toute la région, et au-delà. Les boutiques de souvenirs, où ils sont vendus par sachet de cinq à 500 yens, regorgent d’autres produits sur le thème : glaces, sucreries, goodies et figurines, dont une Hello Kitty enveloppée d’une coquille noire, star sur Instagram.
Pourtant, cette relation entre l’homme et l’œuf transcende les frontières, avec des pratiques similaires dans d’autres régions volcaniques du monde, y compris en France, où les œufs sont souvent associés à la fertilité et à la santé. “Au-delà de l’imaginaire et des légendes, ce sont biologiquement parlant des entités qui transmettent la vie, contenant dans le blanc comme le jaune la plupart des nutriments essentiels : protéines, minéraux, vitamines, lipides”, souligne Christophe Lavelle. À Pâques, les œufs continuent d’accompagner la résurrection du Christ. Une tradition qui remonte au Moyen Âge, lorsque l’Église décida d’interdire leur consommation pendant le petit carême : les œufs étaient alors bénis et conservés dans la cendre jusqu’à la célébration des fêtes.
Côté cuisson et conservation, chacun a sa méthode. Parmi les spécialités chinoises, on retrouve les œufs de cent ans “cuits non pas cent ans mais quelques semaines dans la chaux, donnant un jaune crémeux verdâtre à la forte odeur soufrée et un blanc brun translucide. Ou encore, les œufs cuits dans l’urine de jeunes garçons (tongzi dan), récoltée dans des seaux dans les écoles et mise ensuite à bouillir”. Retenons plutôt celles décrites dans les manuels d’économie domestique.
Dans l’édition de 1828 de La Cuisinière de la campagne et de la ville, Louis-Eustache Audot énonce deux recettes permettant de les conserver frais tout l’hiver. Celle-ci : “Du 15 août au 15 septembre, temps où les œufs sont meilleurs parce que les poules vont glaner dans les champs, levez les œufs de chaque jour et aussitôt enduisez-les d’huile d’olive au moyen de la barbe d’une plume […]. Vous les placez, quand ils sont bien secs, dans un vase ou une boîte qui ferme bien ; vous les posez sur un lit de cendre ou de son, recouvrez d’un pareil lit, et ainsi de suite.” Le principe de conservation reposait ainsi sur une privation d’air.
Avant lui et soixante ans avant Louis Pasteur et la pasteurisation, le pâtissier Nicolas Appert avait déjà mis au point un savant procédé de mise en conserve des aliments en 1795, détaillé dans L’Art de conserver pendant plusieurs années toutes les substances animales et végétales (1810). Il consistait à soumettre à la chaleur d’un bain-marie (75 °C) des œufs frais du jour, placés dans des bocaux hermétiques et stériles. L’avantage ? Non seulement le goût des œufs et leur apport nutritionnel étaient préservés, mais ils pouvaient également se conserver six mois, sans conservateurs. Une petite révolution culinaire. Aujourd’hui, si les techniques de conservation des œufs noirs évoluent, leur histoire s’inscrit toujours dans une quête de bien-être.
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