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Sylvère Petit : à l’affût du vivant

Cinéaste et photographe, il invite à repenser notre rapport au vivant. Rencontre avec Sylvère Petit.

Le 30/04/2025 par Sophie Pujas
Sylvère Petit
Sylvère Petit. Crédit : Nathan Le Graciet.
Sylvère Petit. Crédit : Nathan Le Graciet.

Sur le vaste plateau du causse Méjean, en Lozère, Stipa, une jument sauvage de Przewalski, vit ses derniers jours. Bientôt, elle servira de pâture aux vautours, dont on observera le festin. Stipa est l’une des héroïnes de Vivants parmi les vivants, documentaire du photographe et réalisateur Sylvère Petit. Aucun commentaire explicatif, ici, pour venir interrompre l’immersion hautement sensible dans cet univers.

Outre la jument, les vautours, et d’autres créatures de taille bien plus modeste, on y rencontre la chienne Alba, qui vit en ville auprès de la philosophe Vinciane Despret, filmée elle aussi comme un être parmi d’autres. Et pour cause : le réalisateur, Sylvère Petit, a précisément voulu “sortir de l’entre-soi humain et essayer de rendre justice à d’autres formes de vie”, nous raconte-t-il. Le résultat d’un long cheminement intérieur et artistique pour inviter à regarder l’autre.

Chevaux sauvages de Przewalski
Chevaux sauvages de Przewalski photographiée par Sylvère Petit sur le causse Méjean, en Lozère. Crédit : Sylvère Petit.

Naissance d’un regard : du caddie aux cadavres d’animaux

Comme souvent, tout commence dans l’enfance. Sylvère Petit grandit dans le Sud de la France, dans ces années 80 où la consommation est reine. “Je suis né au milieu des supermarchés”, écrit-il dans En attendant les vautours, qui vient de paraître, essai écrit en marge du tournage et pour en ausculter les enjeux. “J’aimais le siège rouge des caddies, mais je détestais tout autant l’avalanche de produits et surtout les emballages qui les recouvraient.” Car il retrouve ces derniers, jetés sur le bord de la route qui le conduit à l’école, aux côtés d’animaux percutés par des voitures. Des papillons aux libellules en passant par des squelettes d’oiseaux, il tombe en arrêt devant mille merveilles naturelles. Il les ramasse, “un rituel de glanage”, note-t-il, et sa chambre d’enfant prend des allures de petit muséum d’histoire naturelle.

“J’ai toujours eu une passion pour ces êtres qui sont différents de nous. En même temps, depuis la tendre enfance, je me souviens de la douleur de les voir sur le bord de la route.” Un jour pourtant, il prend conscience d’un dilemme : en prélevant le sublime cadavre d’une couleuvre de Montpellier, ne vole-t-il leur repas aux fourmis ? “Me mettre à la photographie m’a sorti de ce problème, se souvient-il. L’image m’a permis de partager à la fois mon émerveillement et ma colère. J’ai dès lors passé toute mon adolescence à l’affût des oiseaux migrateurs…”

De nouveaux horizons grâce au grand écran… mais avec un monde animal trop stéréotypé

La photographie lui ouvre aussi les portes d’un lycée avec option cinéma. Il est d’abord méfiant. “Pour moi, c’était des méchants, un monde de tapis rouge !”, sourit-il aujourd’hui. Sauf qu’il découvre alors une nouvelle forme d’éblouissement : celui du grand cinéma, d’Angelopoulos à Agnès Varda en passant par Abbas Kiarostami. “Je découvre des films incroyables, qui me font entrer dans tous les pays, tous les milieux, mais où l’on reste à 98 % du temps entre humains.” Dès lors, nouveau dilemme, fertile à nouveau : comment concilier amour du grand écran et passion pour le monde animal ? “Les animaux étaient souvent cantonnés aux films pour enfants – comme si ce n’était pas tout à fait sérieux.”

Il ne se reconnaît pas plus dans le documentaire animalier tel qu’il se pratique majoritairement. “Trois grands schémas semblaient se répéter : l’image animalière naturaliste, bien nette qui répond à la tradition de classification du vivant ; l’image spectaculaire, comme le requin qui attrape sa proie, ou enfin l’image mignonne façon chaton du calendrier de la Poste. Tout cela me paraissait réducteur. À mon sens, il y a un impensé dans l’analyse de nos images de nature et animalières, qui sont quasiment toutes filles de nos anciennes images coloniales, qui héritent de notre longue histoire culturelle à la fois dualiste et séparatiste, et qui traduisent plus ou moins directement une dominance de l’homme sur l’animal.” Et de résumer : “Nos héritages nous offrent bien sûr de la connaissance, mais aident rarement à faire connaissance.”

À lire aussi : Cyril Dion : “Nous devons retrouver de l’empathie à l’égard du monde vivant”

Inventer un cinéma interespèces

sylvère Petit
Sylvère Petit, une autre manière de photographier et filmer le monde animal. Crédit : Sylvère Petit.

Il rêve de tenter autre chose. “Je décide de ne pas choisir entre fiction humaine et documentaire animalier, et de faire des films interespèces.” Au début, il peine à convaincre. “J’ai longtemps eu du mal à financer les films. On me rétorquait constamment qu’on n’aurait pas d’empathie pour les personnages principaux s’ils n’étaient pas humains. Et quand je commence, dans les années 90, l’écologie est loin d’être considérée comme un sujet sérieux.” Mais peu à peu, il parvient à monter ses projets – “des films très bizarres”, s’amuse-t-il.

Tous impliquent de se mettre à un autre tempo, d’accueillir une autre façon d’habiter le monde. Il y aura notamment Entre miel et terre, immersion dans le monde des abeilles et de jeunes apiculteurs pétris d’idéaux ; Ani-Maux, plongée dans une clinique vétérinaire à hauteur animale ; ainsi que plusieurs court-métrages de fiction renversant la perspective, adoptant un point de vue non humain. “Quand on laisse entrer d’autres vivants dans nos imaginaires, nos fictions, ça explose tout, et notamment ça pose des problèmes de langage. Ce qui est actuellement révolutionnaire et porteur d’espoir selon moi, c’est que ça insiste fort du côté des autres espèces pour entrer dans nos récits, pour participer à nos histoires. Ça insiste parce qu’il n’y a plus de place ! Je parle d’un simple point de vue physique car nous, les humains, avons érodé tous les habitats. Les autres espèces viennent alors de plus en plus à nos côtés – jusque dans nos villes – , et si on entrouvre un peu la porte, ça rentre à fond, ça bouscule, et ça vient questionner nos mots, nos images, nos imaginaires !”

Filmer autrement, pour voir autrement

Questionner est bien son maître mot. “Je teste, je n’ai pas de réponses”, précise-t-il. Mais, comme dans Vivants parmi les vivants, il tente d’inventer une autre grammaire de l’image. “Faire un récit basé uniquement sur une narration où le personnage principal est un humain, ou alors avec une voix off posant un regard ascendant sur l’être qui est filmé, cela, pose problème, cela reproduit des schémas de dominances. Enlever cette voix off par exemple, c’est déjà tenter quelque chose. J’essaye aussi de proposer d’autres rapports au temps. Ou d’offrir des contre-champs habituellement réservés aux humains : qu’est-ce qu’ils voient, eux ? Qu’est-ce qui leur importe à eux ? Quand on a ces questions en tête, on ne pose pas la caméra au même endroit.”

Pour lui, la photographie comme le cinéma sont des arts de l’affût. “Il peut arriver un moment, qui ne dure parfois qu’une seconde, où à force de s’être placé dans un autre point de vue, perché dans un arbre pour photographier un loriot ou à ras du sol pour observer des lichens, on peut approcher le sentiment de devenir l’autre. On perçoit les nuages comme jamais auparavant. Le vent ne parle plus pareil. Les oiseaux ne chantent plus uniquement une jolie mélodie… J’appelle ça la métamorphose. Pour moi, la caméra ou l’appareil photo ne sont pas des outils pour prendre des images. Ce sont des machines magiques pour devenir l’autre.”

Un premier long-métrage en préparation

Pour le cinéaste, cette quête de décentrement se fait aussi par la pensée. Deux compagnons de route intellectuels essentiels ont jalonné son parcours : Vinciane Despret, philosophe dont la façon de considérer chaque animal comme un individu singulier (voire souvent rebelle) le passionne. Et Baptiste Morizot, philosophe également, devenu pisteur et naturaliste aguerri. Lui aussi est présent dans Vivant parmi les vivants. On l’y entend s’enflammer : “Je suis persuadé que les luttes territorialisées sont libératrices sur les questions environnementales. Donnez-nous un bout de monde à défendre, précis. Là, on va pouvoir inventer des alliances, du collectif.”

Sauver un peu de la beauté du monde ? C’est peut-être aussi ce qui se joue dans La Baleine, premier long-métrage de fiction de Sylvère Petit, en préparation. Au départ, une histoire vraie : celle d’un couple de vignerons qui en 1989 décide de sauver le squelette d’une baleine échouée sur les côtes, et promise au dynamitage. Une semaine durant, ils l’ont dépecé à grand renforts de couteaux de cuisine. Sylvère Petit les a rencontrés en 2003. “Dans leur cave, le squelette est suspendu au milieu des cuves. J’ai trouvé là quelque chose de l’ordre du grand mythe, tels Jonas ou Moby Dick, mais avec une relation contemporaine au vivant et à la mort.”

À l’affût de la baleine : l’attente de l’échouage d’un géant marin

Sylvère Petit et Sergi Lopez
Sylvère Petit et l’acteur Sergi Lopez en plein tournage. Crédit : Frank Deschandol.

Sergi Lopez et d’autres acteurs humains y jouent entre autres en compagnie d’une corneille, d’une chouette effraie et d’un chien, tenant eux aussi des rôles principaux. Une partie du film a déjà été tournée – l’hiver, pour ne pas gêner les nidifications ou les migrations. “Percevoir un lieu de tournage comme un habitat et non plus comme un décor est essentiel. Cela permet de comprendre que nous nous invitons chez des ‘gens’ et ainsi savoir à quel moment poser des caméras pour que le dérangement soit minimal, ou réparable. Cohabiter, ce n’est pas forcément zéro dérangement, c’est inventer de nouvelles manières de vivre ensemble.” D’autres mesures éco-responsables plus classiques ont été prises, du recrutement local des équipes au recyclage.

En parallèle, depuis 2016, des actions culturelles sont menées – La constellation de la baleine-, afin de partager les étapes de création du film et les questions soulevées par le scénario, avec des publics allant des maternelles aux étudiants. L’occasion par exemple de travailler sur le plancton, les squelettes de baleine, ou via le travail des vignerons sur les conséquences de l’agriculture intensive sur les sols et ses micro-organismes. L’aventure n’est pas finie, puisque l’équipe, en intelligence avec l’observatoire PELAGIS et les Muséums d’Histoire naturelle de Paris et de La Rochelle attend qu’une carcasse de baleine s’échoue sur un rivage français pour ensuite l’amener jusqu’au lieu de tournage. L’attente pourrait prendre jusqu’à deux ans. À l’affût, toujours…

Pour aller plus loin
Vivant parmi les vivants, 95 minutes. Visible sur Arte.
En attendant les vautours, dans les coulisses du film Vivant parmi les vivants, préface de Vinciane Despret, postface de Baptiste Morizot, Actes Sud, 148 p., 19 euros.
Site : sylverepetit-photos.com

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