Planete  > Captation du CO2 : les forêts sont à bout de souffle

Written by 14 h 35 min Planete, Respirer

Captation du CO2 : les forêts sont à bout de souffle

“Le puits continental de carbone de l’hémisphère Nord, notamment constitué par les forêts, est menacé dans les dix ans qui viennent.” C’est la très alarmante perspective annoncée par des chercheurs. Et la menace pour la planète d’un emballement climatique, autrement dit d’une accélération incontrôlée du réchauffement global.

Le 07/03/2025 par Vincent Rondreux
Visualisation 3D CO2 Atmosphère
Visualisation 3D de la présence de CO2 dans l'atmosphère terrestre par la NASA. Crédit : NASA.
Visualisation 3D de la présence de CO2 dans l'atmosphère terrestre par la NASA. Crédit : NASA.

Sécheresses à répétition, vagues de chaleur récurrentes, feux de forêt, attaques d’insectes… Du Canada à la Sibérie, en passant par l’Europe, de nombreux puits de carbone forestiers de l’hémisphère Nord sont pris dans une dynamique d’effondrement. Avec, pour conséquence, l’accélération de la concentration atmosphérique de CO2 et donc du réchauffement global, ce qui compromet dangereusement l’objectif de l’Accord de Paris de limiter la fièvre planétaire “bien en dessous de +2 °C”. C’est ce qui ressort d’une nouvelle étude scientifique internationale (1), à laquelle a participé le physicien français Philippe Ciais, spécialiste du cycle du carbone, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE) et membre de l’Académie des sciences.

Cette mise à mal de nos puits de carbone, qui s’ajoute aux autres conséquences du réchauffement – fonte des glaces accélérée, franchissement de nombreuses limites planétaires entraînant des points de basculement (point de non-retour)… – fait redouter un dérèglement général de la vaste machine climatique que constitue la Terre, et donc un emballement climatique incontrôlable, non prévu par les modèles scientifiques.

Les écosystèmes terrestres et les océans, émetteurs ou capteurs de CO2

Dans cette vaste machine climatique, le volcanisme, la respiration des êtres vivants (règnes végétal et animal) et leur décomposition à l’air libre une fois morts, les incendies naturels, ou encore la remontée à la surface de l’océan des eaux froides profondes en raison de leur réchauffement (upwelling), notamment dans la bande intertropicale, sont autant de sources d’émissions de CO2. En revanche, la photosynthèse, la fabrication de la biomasse terrestre (arbres, plantes, sols, zones humides…) et océanique (plancton), tout comme la plongée des eaux froides vers les fonds marins des hautes latitudes (downwelling), capturent du CO2 atmosphérique. Les écosystèmes terrestres et les océans sont donc à la fois des sources et des puits de CO2. C’est le bilan de leurs échanges avec l’atmosphère en fonction des conditions du moment (température, humidité…), qui en fait, à l’échelle mondiale, des sources ou des puits nets.

Avant la révolution industrielle, ce bilan tendait vers zéro, soit l’équilibre. Les émissions croissantes de CO2 anthropique (issues des activités humaines, ndlr), notamment fossile, ont déséquilibré continents et océans : ils sont devenus des puits nets de carbone de plus en plus consistants. La quantité de CO2 qu’ils capturent a proportionnellement augmenté avec la hausse de sa concentration atmosphérique, passant de quelques milliards de tonnes avant 1950 à une vingtaine au XXIe siècle, sous l’effet fertilisant du CO2 sur les végétaux, de l’allongement des saisons de croissance et de la surface de l’océan cherchant toujours l’équilibre par rapport à la concentration en gaz de l’atmosphère….

Quand les puits de carbone vacillent

Depuis, les scientifiques estiment que les écosystèmes terrestres et les océans absorbent, chaque année à parts égales, en moyenne la moitié de nos émissions de CO2. Grands “poumons verts” de la planète : les tropiques, notamment l’Amazonie, le bassin du Congo (l’un des plus importants massifs de forêt équatoriale), l’Indonésie, ainsi que toutes les forêts tempérées et boréales de l’hémisphère Nord, où se trouve la grosse majorité des continents. Grands “poumons bleus” en plus de la formation du phytoplancton (plancton végétal) : les plongées d’eaux de surface dans le Grand Nord et le Grand Sud, le plus connu étant l’Amoc (Atlantic Meridional Overturning Circulation), principal système de courants océaniques de l’Atlantique et prolongement du Gulf Stream vers le Groenland.

Néanmoins, sous l’effet de températures importantes ou de déficits en eau, des puits terrestres de CO2 peuvent basculer en sources : tourbières asséchées, arbres sous stress hydrique prolongé, feux de forêt, attaques d’insectes ou maladies sur des peuplements forestiers… Quand ce type d’événements se multiplie et se cumule, sans compensation, le bilan mondial change. L’année 2023, au centre de l’étude de Philippe Ciais et ses pairs, en est l’illustration.

2023 : le puits mondial de carbone continental s’effondre

Les observations et analyses, basées sur des données satellitaires et les modèles informatiques les plus avancés, montrent que les méga-incendies et plus généralement l’affaiblissement des forêts de l’hémisphère Nord, ainsi que les sécheresses sous les tropiques (comme celle en Amazonie), ont entraîné la chute du puits mondial de carbone terrestre : chute de moitié depuis 2015 – de l’ordre de 4 milliards de tonnes en 2023 – sur les continents situés au-dessus du 20e parallèle nord ; environ 1 milliard de tonnes de CO2 dégazées en Amazonie ; 2 milliards liés aux incendies au Canada…

Au total, les écosystèmes terrestres auraient, selon les chercheurs, formé un puits net d’environ 1,6 milliard de tonnes de CO2 en 2023, contre plus de 7 milliards en moyenne annuelle durant la dernière décennie, soit une baisse de 75 % par rapport aux années précédentes. “La plus faible année depuis 2003”, année caniculaire durant laquelle la biosphère européenne avait basculé de puits en source de CO2.

En Europe, les puits de carbone diminuent

Mais la situation n’est aujourd’hui plus la même qu’en 2003. “Depuis environ 2010, le puits de carbone terrestre ne progresse plus sous l’effet de l’augmentation de la concentration de CO2. Et là, on observe un décrochage. Sa chute dans l’hémisphère Nord, de près de 40 % au total en huit ans, est d’autant plus inquiétante que les feux, les attaques d’insectes, les vagues de chaleur, ne vont pas s’arrêter avec le réchauffement. Or, l’hémisphère Nord représente l’essentiel du puits global de carbone continental, soit pas moins des deux tiers. On peut montrer, sans trop d’incertitudes, que ces puits sont menacés dans les dix prochaines années. L’hypothèse d’un effondrement durable repose sur des données et des mécanismes certes complexes, mais tout de même connus”, commente Philippe Ciais.

“En Europe, on sait désormais avec certitude que les puits diminuent ; la République tchèque a déjà basculé de puits en sources de CO2 sous l’effet des attaques de scolytes sur les épicéas ; l’Allemagne deviendra une source dans quelques années ; la Sibérie perd de la biomasse, notamment à l’Est”, détaille le chercheur. En France, l’absorption de CO2 par les écosystèmes terrestres a été évaluée à 18 millions de tonnes de CO2 pour 2022 contre 36 en 2015, menaçant ainsi les objectifs climatiques actuels du pays. Le plan énergie-climat du pays envisage désormais une absorption de 8 millions de tonnes annuelles pour 2024-2028, contre 42 millions initialement prévues !

En France, le plan énergie-climat envisage désormais une absorption de 8 millions de tonnes annuelles pour 2024-2028, contre 42 millions de tonnes initialement prévues !

2024 : des augmentations records de la concentration en CO2

L’année 2024, deuxième année consécutive avec des températures largement plus élevées que toutes les autres, ne s’annonce pas favorable non plus. S’il n’y a pas eu de feux extrêmes dans les forêts boréales, comme au Canada en 2023, l’Amazonie a subi, cette année, des incendies records alors que les forêts de l’hémisphère Nord n’étaient pas encore remises, la régénération s’effectuant sur des temps longs. En Afrique, des sécheresses sont apparues alors que 2023 avait été plutôt humide. Sans parler des “vagues de chaleur océaniques”.

Localisation des incendies détectés par satellite le 11 octobre 2024
Localisation des incendies détectés par satellite le 11 octobre 2024. Les incendies relâchent en très peu de temps le carbone que des forêts ont mis des dizaines d’années à stocker. En 2023, 2 milliards de tonnes de CO2 auraient été dégazés avec les incendies au Canada, soit environ quatre fois les émissions dues aux combustibles fossiles dans ce pays ! Ou encore davantage que les émissions de la Russie, 4e pays émetteur. En 2024, c’est l’Amazonie qui a subi des incendies records. Crédit : FIMRS / NASA.

Signal d’alarme : des augmentations records de la concentration atmosphérique de CO2 (supérieures à +4 PPM – particules par million – certains mois, contre une moyenne de +2,4 PPM entre 2010 et 2020) ont été enregistrées au laboratoire de référence de Mauna Loa, à Hawaï, où la barre des 425 ppm a été largement franchie au printemps, contre 280 ppm à l’époque préindustrielle. Une légère hausse des émissions des activités humaines, (autour de 1 % ces dernières années) ne peut en rien expliquer un tel bon de la concentration. L’explication est une nouvelle fois à chercher du côté des puits et sources naturels de CO2.

Des perturbations brutales absentes dans les modèles climatiques

La multiplication des perturbations forestières, telles que feux, attaques d’insectes, maladies… remet en question les actuelles projections scientifiques. Une autre étude, menée par le Met Office britannique et consacrée aux incendies (2), confirme cette tendance. En effet, si les affaiblissements de puits de carbone sont déjà connus et prévus par le Giec, les modèles climatiques, même les plus avancés, n’intègrent pas, en revanche, les perturbations brutales.

C’est comme si les scientifiques avaient sous-estimé la rapidité et le rôle amplificateur des événements climatiques extrêmes, dont les effets en cascade restent encore difficiles à modéliser. Or “si les puits naturels n’absorbent plus 50 % des émissions anthropiques dans les prochaines décennies, mais seulement 20 %, il y aura une forte accélération de la concentration atmosphérique de CO2, prévient Philippe Ciais. Et donc un emballement du réchauffement plus rapide que prévu.

Des conséquences à venir pour les objectifs climatiques

En conséquence, il faudra alors reconsidérer “la quantité de CO2 absorbée dans le futur par les puits naturels. Ce qui imposera de revoir à la baisse la quantité d’émissions autorisées pour ne pas dépasser les 2°C de réchauffement”, explique Philippe Ciais. Cela impliquera de renforcer encore plus des mesures que les États n’arrivent déjà pas appliquer rapidement, comme en témoignent les conférences climat (COP) des Nations Unies. L’urgence est d’autant plus extrême qu’outre le CO2, la concentration atmosphérique de méthane, un gaz à effet de serre environ quatre-vingts fois plus puissant que le CO2 sur une période de vingt ans, s’est elle aussi accélérée.

Dès à présent, le climatologue américain James Hansen, ancien directeur du Goddard Institute for Space Studies (Giss) de la Nasa, alerte sur une “accélération actuelle” du réchauffement qui pourrait nous conduire à une augmentation de +2  C dès 2040, bien plus rapidement que ce qu’a envisagé le dernier rapport du Giec. Sans réaction, l’humanité semble se diriger tout droit vers l’emballement climatique.

Et quid des océans en matière de captation de CO2 ?

Contrairement au puits de carbone continental, le puits de carbone océanique a plutôt bien résisté en 2023. Les recherches de Philippe Ciais et ses pairs montrent même qu’il a été en progression par rapport à 2022 (environ +0,36 milliard de tonnes de CO2), atteignant entre 8,5 et 9,5 milliards de tonnes de CO2. Une augmentation attribuée à l’émergence du phénomène El Nino qui a empêché les remontées d’eau profonde riche en carbone du côté des côtes péruviennes. Néanmoins, l’affaiblissement de ce puits de carbone est lui aussi envisagé à terme.

En effet, d’une part, plus une eau est chaude, moins elle est capable de dissoudre physiquement du CO2 ; d’autre part, la plongée des eaux froides dans les hautes latitudes, entraînant avec elle du carbone, est conditionnée par leur température et leur salinité. Le réchauffement de la température de l’eau et la fonte des calottes polaires (baisse de la salinité par apport massif d’eau douce) sont appelés à perturber de plus en plus ces deux moteurs, et l’océan à davantage se stratifier. Sans parler de l’acidification qui, elle, limite la capacité des organismes marins à se calcifier.

(1) Low Latency Carbon Budget Analysis Reveals a Large Decline of the Land Carbon Sink in 2023, étude internationale parue cet automne.

(2) Wildfire Threatens Global Climate Goals by Weakening Carbon Sinks.

SOUTENEZ WE DEMAIN, SOUTENEZ UNE RÉDACTION INDÉPENDANTE
Inscrivez-vous à notre newsletter hebdomadaire
et abonnez-vous à notre magazine.

A lire aussi :