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Humour vert : rions un peu en attendant la fin

Peut-on rire du réchauffement climatique ? Sur fond de catastrophe en cours, une nouvelle génération d’humoristes n’hésite pas à dégainer l’arme de persuasion massive : le rire. Rien de tel qu’une vanne ironique pour ringardiser les clichés moralisateurs et culpabilisants… et semer les graines de la réflexion écologiste. Rencontre avec ces journalistes, youtubeurs et auteurs de stand-up qui misent tout sur la blague.

Le 26/05/2025 par Gilles Trichard
humour vert
L'humour vert : un levier de sensibilisation et de réflexion face aux enjeux écologiques. Crédit : Zamrznuti tonovi / stock.adobe.com.
L'humour vert : un levier de sensibilisation et de réflexion face aux enjeux écologiques. Crédit : Zamrznuti tonovi / stock.adobe.com.

“Au rayon charcuterie, Piggie, décédée le 10 janvier et à consommer avant le 1er février…” La salle éclate de rire. La jeune Mell, une humoriste du Greenwashing Comedy Club, fait mouche avec son humour grinçant. Ici, point de sermons écologiques ni de sinistrose ambiante, mais des “shows bio et bienveillants, garantis sans éco-anxiété”. Leur slogan ? “Contre le réchauffement climatique, on n’a pas de solution. Mais on a des blagues !” Rire de la catastrophe climatique, n’est-ce pas un peu de mauvais goût ? “Pas du tout, rétorque le public. Ça permet de décompresser, c’est un défouloir. On peut parler de sujets graves de manière amusante.” Sans se plomber, quoi !

Même si parfois on rit un peu jaune, lorsque Karim Thi, ancien ingénieur en télécom devenu bête de scène, apostrophe la salle d’un “Alors, on est tous écolos mais on boit dans des gobelets en plastique ?” Du haut de son physique imposant, le comédien d’origine sénégalaise, grandi aux Ulis (Essonne), brocarde l’écologie “élitiste” : “Dans une tour HLM mal isolée, quand on galère à finir le mois, entendre qu’il faut lâcher sa voiture diesel, ça passe mal.” Sans temps mort, il épingle les militants donneurs de leçon comme “les Verts [qui] ne tiennent pas compte des quartiers populaires et de la diversité.” Ou raille ceux qui se targuent de prendre moins de douches pour économiser l’eau.

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Faire passer l’info autrement, avec l’humour

Sur la chanson Freed From Desire déboule Rafaella avec son quizz loufoque Green ou
Bouh ! : “Trump ? Marée noire ? Nucléaire ? Faire pipi dans sa douche ? Faire pipi dans l’avion de Bernard Arnault ?” Salle hilare. Industriels, politiques, écologistes, tout le monde en prend pour son grade. “Si je fais marrer les gens, je me dis que c’est une petite graine plantée dans leurs cerveaux, explique Rafaella, longtemps consultante en développement durable de jour et humoriste la nuit. On nous décrit souvent comme des casse-pieds pas marrants, alors on essaie autre chose pour faire passer des messages.”

Avec le collectif du Greenwashing Comedy Club, elle se produit aussi dans des entreprises et des associations, dont EnVol qui œuvre auprès de jeunes en réinsertion. “L’humour ouvre des brèches dans les discours culpabilisants, ajoute la fondatrice de la troupe, Anne Dupin. Parfois, le public manque de connaissances pour comprendre nos blagues. Alors on fait des plaisanteries sur d’autres sujets comme le célibat, puis on les amène sur notre terrain.” Son mantra : faire bouger les esprits, même les plus hostiles au discours écologique.

L’humour au service des grandes causes ne date pas d’hier. Des slogans antimilitaristes du Larzac – “Faites labour, pas la guerre”, “Des moutons, pas des canons” – aux caricatures des luttes antinucléaires, il a toujours accompagné les luttes “historiques” (Plogoff, Creys-Malville, Fessenheim, Notre-Dame-des-Landes…). Au pays de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, il est une “arme de déconstruction massive”, comme disait Cabu. Mais tout s’accélère en 2022 avec la sortie de Don’t look up : Déni cosmique, comédie dramatique américaine qui dénonce, sur le mode de la dérision, l’inaction face à la crise climatique. Le succès est immédiat, le film devient culte.

Aller vers d’autres publics sur le terrain

Rire pour ne pas pleurer : ce proverbe yiddish résume bien l’état d’esprit de ces activistes. Si l’humour ne suffit pas à sauver la planète, il a au moins le mérite d’ouvrir les esprits. Au risque de ne pas être compris. Jérémy Bismuth, créateur de la chaîne “Ami des lobbies” sur YouTube, en a fait l’amère expérience en 2019, dès le premier épisode. Il incarnait un lobbyiste cynique, acoquiné à une scientifique version féminine du docteur Folamour, et vantait les mérites économiques de la déforestation. Le mode est volontairement “décalé, mais certains l’ont pris au premier degré. Je me suis fait traiter de salaud sur les réseaux sociaux“, raconte l’ancien étudiant en cinéma.

Aujourd’hui, la série a trouvé son public (125 000 abonnés). “J’ai passé des semaines à me documenter… et ça m’a donné envie d’aller plus loin dans la dénonciation de l’absurde et de l’horreur économique.” Depuis son village de l’Aveyron, il déconstruit les discours des lobbyistes en s’appuyant sur des données scientifiques. “C’est plus efficace que les vidéos déprimantes…” Et ça marche ! Sur le bateau de l’association Sea Shepherd de Paul Watson, malgré ses “facéties pendant qu’ils sauvaient des dauphins, l’équipe m’a intégré et a apprécié le montage vidéo.”

“Je me suis fait traiter de salaud sur les réseaux sociaux” Jérémy Bismuth.

L’humour déculpabilise, ne braque pas, fait bouger les lignes

Idem avec l’un de ses sketchs sur la science washing. La faculté des sciences de Montpellier l’invite à donner une conférence sur ce thème. Et lorsqu’il intervient au collège Jean-Rostand, à Arbent (Ain), dans une classe de 4e, et qu’il leur parle de… fast fashion, sujet ô combien casse-gueule auprès d’adolescents acquis aux marques de mode jetable et pas chère, et bien il suscite rires et aussi réflexion. “Auprès des ados, ça fonctionne mieux que de faire la morale, commente Marion Filloque, leur professeur de français. L’humour déculpabilise, ne braque pas. Il ouvre la discussion et véhicule de l’information autrement.”

Et c’est plus efficace que les polémiques sur la Toile, où chacun “campe sur ses idées. Avec l’humour, on peut faire bouger les lignes”, ajoute l’humoriste. Auteur du Manuel de riposte écologique (éditions Tana, 2024), Jérémy entend aussi pousser le public à l’action. D’où ses récents partenariats avec des ONG comme Greenpeace, L214 et l’Aspas (Association pour la pro- tection des animaux sauvages). “Il faut entretenir la flamme, car beaucoup baissent les bras face à l’ampleur des défis.”

De l’effet cathartique de la parodie

“Détourner des sujets graves avec humour n’est pas évident, reconnaît Romain Enjalbert, contributeur bénévole de Malheurs actuels, journal parodique sur l’inaction climatique. Mais le jeune activiste y croit : “Il y a une telle demande du public. Comme si transformer des nouvelles négatives en matière sarcastique avait un effet cathartique sur nos lecteurs.” Justement, qui sont-ils ? “Des gens sensibilisés à l’écologie car nous sommes liés sur les réseaux sociaux aux algorithmes.” Son principal défi ? “Sortir justement de ces bulles algorithmiques” et aller vers d’autres publics, “sur le terrain”, dans les fêtes et les festivals.

Sortir de sa zone de confort et mettre sa notoriété au service de l’écologie, c’est ce qui a motivé Swann Périssé, star des réseaux connue pour ses jubilatoires vidéos @swannyfail, son nom de scène numérique. L’idée germe pendant le confinement. Elle lance sa chaîne “Vert chez vous”, embarque une équipe de tournage dans la caravane de son grand-père et part pour un road-movie à travers la France. Objectif : rencontrer ses abonnés et leur dispenser des conseils – sur le ton humoristique, bien sûr – pour construire ici une ruche, là des toilettes sèches, ou encore installer un récupérateur d’eau ou réussir ses vacances écologiques…

Humour, engagement et désenchantement

Trois tours de France plus tard, elle réalise que l’action individuelle ne suffit pas. Qu’il faut interpeller les décideurs. Ainsi naît son podcast “Y a plus de saisons” (Binge Audio). Dans des talk-shows décoiffants, elle taquine les grandes figures de l’écologie, comme Cyril Dion ou Camille Étienne. “C’est une approche plus militante, j’ouvre des pistes de réflexion avec des invités plus légitimes que moi pour parler de ces sujets.” Un jour, un spectateur lui a dit : “C’est rigolo, mais ce n’est pas la vraie vie. Moi, je dois gagner de l’argent, nourrir ma famille, m’en sortir…” Une vraie gifle. Manier l’impertinence et interpeller les pouvoirs par la dérision sont des formes d’exutoires. Mais cette fonction de bouffon ne pérennise-t-elle pas le “système” ?

“Je ne veux pas être uniquement la tablette de chocolat au moment de la crise d’angoisse.” Swann Périssé.

C’est la raison de la disparition de Bridget Kyoto, la veuve du protocole de Kyoto, un personnage déjanté conçu en 2010 par deux journalistes environnement de Libération, sur le mode girly, clin d’œil à la fameuse Bridget Jones et à La Minute de Monsieur Cyclopède, de Pierre Desproges. “La Minute nécessaire de Bridget Kyoto” était suivie par des milliers d’internautes. “Nous avions l’espoir d’alerter par l’humour noir. Or, plus les gens savent, moins ça change. Ce paradoxe ne nous fait plus rire”, se désole Laure Noualhat, qui incarnait Bridget. La journaliste n’en demeure pas moins convaincue de l’utilité de l’humour. “Il reste un levier pour changer les choses, surtout aujourd’hui avec l’état de découragement général.” Et Bridget dans tout ça ? “Elle est en sommeil, mais elle n’est pas morte…” Reviens Bridget !

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