Le 19 octobre dernier, à Paris, Jane Goodall, 90 ans, était invitée à l’Unesco pour donner “a speech for History” – un discours pour l’Histoire. Saluant “une femme exceptionnelle”, l’organisation des Nations unies a rappelé que l’engagement de la grande dame et les actions de l’Institut Jane Goodall représentent “plus de soixante ans d’efforts en faveur de la paix et d’un monde plus empathique et respectueux envers tous les êtres vivants”. À la tribune, tour à tour batailleuse et émouvante, Jane Goodall en a appelé à la responsabilité de l’humanité. Elle a exhorté chacun d’entre nous, où que nous soyons, à nous engager, même par des gestes simples, par des choix de vie, à préserver la vie sur Terre, à arrêter les destructions, à encourager la résilience de la nature.
À WE DEMAIN, l’éthologue a raconté l’itinéraire qui l’a menée à révolutionner l’étude scientifique des animaux, à réinventer la conservation des espèces menacées en aidant les paysans locaux à mieux vivre, à créer autour du monde des centres d’accueil pour les animaux orphelins et des sanctuaires où les protéger, à mobiliser des jeunes bien décidés à changer les choses autour d’eux par des actes concrets, et enfin à devenir “messagère de la paix” pour l’ONU sur les questions de l’environnement et de la résilience. Mais avant d’arriver là, retour aux commencements de l’aventure Goodall…
Comment vous retrouvez-vous, à l’âge de 26 ans, avec un carnet de notes et un crayon, au milieu des chimpanzés sauvages du lac Tanganyka ?
Jane Goodall : En avril 1957, à 23 ans, je rêvais d’aller en Afrique, de découvrir la nature sauvage. Quand j’ai été invitée au Kenya par une amie d’enfance, j’y suis restée. J’ai d’abord fait des petits métiers, puis j’ai rencontré Louis Leakey et sa femme Mary, qui effectuaient des fouilles dans la Corne de l’Afrique. Je les ai accompagnés. Nous vivions à la dure, la nuit nous entendions les lions rugir et les hyènes ricaner. C’était des moments extraordinaires ! Un jour, Leakey m’a demandé si j’étais prête à aller observer les chimpanzés dans leur milieu naturel – il pensait que cela l’aiderait à comprendre comment vivaient les premiers hominidés. Pourquoi moi ? Il était persuadé que les femmes montreraient plus de patience.
En 1958, il m’envoya à Londres suivre les cours de primatologie du célèbre naturaliste John Napier, puis je partis pour la réserve de Gombe, au Tanganyika – aujourd’hui la Tanzanie – début 1960. Imaginez 52 km2 de forêt tropicale en montagne, aux pentes raides, où vivent des chimpanzés et des babouins. Je me suis installée dans un petit campement au milieu de cette forêt dense, humide, pleine de moustiques, avec ma mère, condition sine qua non de la part des autorités pour laisser entrer une jeune fille blanche dans cette zone. Leakey ne m’a imposé aucun protocole d’observation, je devais établir un contact direct avec les chimpanzés, vivre au plus près d’eux et décrire leurs activités dans le détail. Je me suis enfoncée dans la jungle avec un crayon, un cahier, un appareil photo et des jumelles. Je pensais que c’était moi la vraie Jane, l’héroïne qu’aurait dû rencontrer Tarzan…
Cela vous a pris du temps de les approcher ?
Les quatre premiers mois, je n’ai vu que leurs fesses ! Ils s’enfuyaient, ils étaient invisibles. Je me dissimulais dans les feuillages, grimpais aux arbres, m’asseyais et j’attendais parfois une journée avant de les croiser. Il m’a fallu plusieurs mois pour assister à leur repas… à trente mètres. Un an pour en connaître plusieurs personnellement, leur donner des noms. Le premier fut “David Greybeard”, Barbe Grise, à cause de son menton argenté. Un jour, il s’est s’approché de ma tente pour chercher des noix de palme, je lui ai offert une banane, des liens se sont tissés entre lui et moi, prudemment.
Une fois, alors que je lui donnais un fruit, il a serré mon doigt, gentiment, pour me remercier. Une forme d’amitié est née, nous échangions des signes, il n’avait plus peur de moi, lui qui pesait bien quatre-vingts kilos. Il m’accompagnait en forêt, si bien que sa famille, ses proches, m’ont acceptée à leur tour. Alors, j’ai commencé à vivre à proximité d’eux, à les voir agir au quotidien, je suis entrée dans leur monde. Pendant des mois, je les ai dessinés, photographiés, captant leurs mimiques, leurs gestes, leurs rituels, enregistrant leurs différentes vocalisations, j’en ai repéré trente-trois, j’en ai imité plusieurs, découvrant toute la gamme de leurs sentiments.

Vous découvrez des animaux sensibles, émotifs, avec une vie de famille, des émotions fortes…
Beaucoup d’entre elles ressemblent aux nôtres, comme Darwin l’a bien montré dans son étude sur les affects chez les animaux. J’en suis venue à rencontrer la famille « F » et sa matriarche, Flo, une grande séductrice de mâles devenue une mère pleine d’attentions, affectueuse, joueuse. C’est grâce à elle que j’ai découvert les soins prodigués par les mères aux nourrissons, comment elles conservent des liens privilégiés avec leurs enfants devenus adultes, adoptent parfois un orphelin, ressentent la perte de la mort.
Flo m’a aidée à identifier toute une palette de comportements profonds, l’importance des relations familiales, la multiplication des signes d’affection comme s’embrasser, se tenir la main, se caresser. Quand Flo a mis bas Flint, son quatrième petit, elle était trop fatiguée pour l’élever, le porter et n’a pu le sevrer. Le jour où elle est morte, Flint a cessé de manger, il est décédé à l’âge de huit ans, dépressif, un mois après avoir perdu sa mère. C’est dire combien ce sont des animaux émotifs, des individualités, des personnes.
Vous découvrez aussi qu’ils fabriquent des outils, comme vous l’avez raconté à Mélodie Miller.
C’était en octobre 1960, le jour se levait sur la forêt, j’observais David Greybeard de loin avec mes jumelles, comme chaque jour. Il était accroupi, penché, appliqué, tenant d’une main une brindille fine et solide. De l’autre, grâce à son pouce mobile, il enlevait les feuilles une à une, puis il l’a examinée, coupée. Après, il a enfoncé le bâton, doucement, dans une termitière et l’en a ressorti couvert d’insectes. Il s’est mis à le lécher, jusqu’à gober le dernier termite. Une sorte de “pêche”. Je compris aussitôt que j’assistais à un événement décisif !
Un singe fabriquait devant moi un outil, le façonnait, l’améliorait. À l’époque, en éthologie, en paléontologie, les chercheurs étaient persuadés que la création d’outils était le propre de l’homme. Son privilège. Sa supériorité. Les grands singes, comme tous les animaux, en étaient décrétés incapables de par leurs facultés mentales, leur intelligence limitée, leur petit cerveau. Et voilà que moi, en vivant au milieu d’eux, je découvrais des cousins beaucoup plus proches des humains que nous le pensions. Des animaux qui n’étaient pas végétariens mais omnivores, menaient une vie familiale et affective riche et compliquée, confectionnaient des outils et s’en servaient. Les chimpanzés partagent plus de 98 % de notre patrimoine génétique, il ne faut pas longtemps pour constater qu’ils partagent toutes les émotions, relations, drames et joies qui sont les nôtres.
Notre compréhension du monde animal se révélait limitée, trop distante, incapable d’appréhender la dimension personnelle, les mœurs, et même la culture animale, ce qu’ils se transmettent. Quand Louis Leakey apprit cette histoire de “la pêche aux termites”, il lança cette boutade : “Maintenant, nous devons redéfinir la notion d’homme, la notion d’outil, ou alors accepter le chimpanzé comme humain !” Ces découvertes remontèrent jusqu’au National Geographic, qui ébruita l’affaire, si bien que je reçus de nouveaux fonds pour pouvoir continuer ce qui allait devenir la plus longue enquête de terrain jamais menée auprès des chimpanzés.

Vos découvertes n’ont donc pas plu aux grands professeurs de Cambridge ?
En 1962, Leakey m’a envoyée à Cambridge pour approfondir mes connaissances théoriques. J’ai passé mon doctorat d’éthologie quatre ans plus tard, fondé sur mes recherches empiriques dans la réserve de Gombe. Des professeurs chevronnés critiquaient mon approche peu conventionnelle, affirmant qu’on ne peut être un bon scientifique en ayant de l’empathie pour ses sujets, ou en développant des relations personnelles avec eux. Je ne devais pas leur donner un nom mais des numéros, pour demeurer à distance. Je devais rester objective, sous peine de faire de l’anthropomorphisme. Mais ils se trompaient. Une relation continue, personnelle, en immersion, enrichit nos recherches sur les animaux. Ce n’est pas de l’anthropomorphisme, mais une nouvelle façon de les observer.
Quand les familles de chimpanzés m’ont permis d’approcher, ce fut une révélation. J’ai appris à les considérer en tant qu’individus, sachant qu’ils se reconnaissent eux-mêmes entre eux, comme tels, avec leur propre personnalité. C’était une réalité méconnue. En vérité, à part George Schaller avec les gorilles, personne n’avait encore essayé de les étudier en pleine nature ! Une nouvelle approche scientifique de terrain sur le long terme naissait, qui permettait de faire des découvertes sur leur vie familiale, affective, leur relations de pouvoir…
Aristote disait que seul l’homme est un “animal politique”. Le chimpanzé aussi ?
Nous pensions, jusque dans les années 1970, que seuls les êtres humains possèdaient une personnalité, une conscience, étaient des “animaux politiques”, des choses comme ça… Grâce à l’éthologie en immersion, nous avons appris beaucoup de choses importantes. Les grands primates veulent dominer, ils menacent en brandissant le poing, ils peuvent être brutaux, ils peuvent tuer, comme les humains. Les chimpanzés sont très sensibles au territoire, ils forment des patrouilles afin de le sécuriser. Lorsque deux communautés se rencontrent, elles peuvent s’engager dans des actions très agressives, voire mortelles. Les mâles ont un problème d’agressivité.
Certains agissent par pure brutalité, mais d’autres utilisent leur intelligence. Par exemple, un jeune ne défiera un mâle alpha que si un allié proche est avec lui. Sinon, il ne le défiera pas. Ce n’est qu’un exemple de comportement “politique”. Vous savez, cette manière d’observer en milieu naturel, longtemps, a influencé la recherche en éthologie dans tous les domaines. Plus de 250 chercheurs sont passés par la réserve Gombe, plus de 300 articles scientifiques ont été produits là-bas.
En forêt, qu’avez-vous éprouvé ?
J’ai ressenti un profond sentiment de calme. Je me suis souvent dit : “C’est ici que je dois être. C’est pour vivre ici que je suis venue au monde.” J’ai écrit à cette époque : “Je crois absolument en un pouvoir spirituel plus grand, bien plus grand que moi, dont j’ai tiré de la force dans les moments de tristesse ou de peur. C’est ce que je crois, et c’était très, très fort dans la forêt.” Nous avons été tellement arrogants de penser que l’Homme était unique, qu’il pouvait contrôler la nature, la dominer. Nous faisons partie du monde animal, nous sommes dépendants de la nature, nous ne pouvons agir contre elle.
Pourquoi et comment décidez-vous de créer le Jane Goodall Institute ?
C’était un moyen de lever des fonds pour continuer nos recherches, mais aussi pour assurer la protection des chimpanzés. Déjà, en 1964, l’espèce était menacée par la destruction de son habitat, le trafic illégal, la recherche de viande de brousse. L’idée était de créer une organisation à but non lucratif, une ONG s’appuyant sur des dons et des partenaires, avec des règles éthiques. Rapidement, nous avons développé une nouvelle approche, révolutionnaire à l’époque, de la conservation animale. Nous cherchions à améliorer à la fois la vie des habitants sur place, celle des animaux, mais aussi la santé de l’environnement concerné.
Si nous voulions protéger les singes, nous devions aider la population qui vit auprès d’eux, qui parfois les chasse pour se nourrir, nous devions les aider concrètement. Pensez que les douze villages proches du Parc national de Gombe n’avaient pas de sanitaires, des problèmes d’eau potable, pas d’électricité. Les filles quittaient l’école très tôt. Nous l’avons appelé le projet “Take Care” ou Tacare pour Lake Tanganyika Catchment Reforestation and Education. Aujourd’hui, il y a 24 instituts Jane Goodall de par le monde, nous avons développé les initiatives Tacare dans six pays d’Afrique.

Pourriez-vous nous donner des exemples concrets ?
En Ouganda, dans la région du Rift Albertine, les forêts à chimpanzés le long des berges ont été coupées et transformées en terres agricoles, provoquant leur érosion, élargissant les rivières, accélérant leur évaporation et leur assèchement. Les habitants mettent les terres en culture pour se nourrir, sans penser à la suite. Mais rapidement, avec la dégradation des berges, les terres humides où les éleveurs mènent leurs troupeaux ont diminué, les récoltes aussi, alors d’autres berges ont été cultivées, les écosystèmes forestiers où vivent les animaux ont souffert. Ajoutez l’impact du changement climatique, les feux de forêt, les pluies imprévisibles, les périodes de sécheresse, la baisse du niveau des cours d’eau. Nous sommes dans un cercle vicieux dramatique. La dégradation hasardeuse des forêts, une agriculture non raisonnée appauvrissent les familles ; les besoins en eau ne sont pas satisfaits, ce qui cause de longues distances et des files d’attente pour atteindre les points d’eau. Et ce sont presque toujours les femmes et les filles qui s’en chargent, alors elles décrochent de l’école, et la pauvreté s’aggrave.
Avec l’institut, nous avons formé des paysans, mais aussi des femmes et des groupes de jeunes, à des pratiques agricoles plus efficaces pour améliorer la fertilité des sols, cultiver en respectant les forêts et les berges, accroître le rendement des cultures sans polluants. Nous encourageons le paillage qui préserve l’humidité du sol, la culture intercalaire et la rotation, la plantation et la récolte en temps opportun, l’utilisation de variétés plus tolérantes à la sécheresse, l’arrêt du brûlage des buissons. Nous mettons en valeur des sources d’eau potable locales, les puits peu profonds, mais aussi une meilleure gestion de l’eau grâce à des comités d’usagers, ou en créant des zones boisées autour des aquifères pour les protéger du soleil, de l’érosion. Nous faisons le même travail de conservation dans la réserve forestière d’Otzi, à la frontière du Soudan et de l’Ouganda, en association avec la Wildlife Conservation Society, comme au Sénégal, dans la région de Kédougou, où le chimpanzé occidental est en danger d’extinction, mais, toujours en nous appuyant sur les communautés locales.
Vos instituts font beaucoup pour aider les jeunes femmes. C’est stratégique ?
Si vous prenez l’Ouganda, le pays affiche l’un des taux de décrochage scolaire le plus élevé d’Afrique de l’Est, avec un grand nombre de jeunes filles quittant l’école quand elles sont réglées par manque d’articles sanitaires. Elles ne vont plus en cours, elles sont happées par les travaux ménagers, se marient jeunes, font beaucoup d’enfants… Notre programme d’éducation est conçu pour les aider à continuer l’école le plus longtemps possible. Il les sensibilise sur la santé féminine, le planning familial, les filles mais aussi les garçons et les hommes des villages. Nous apportons des kits de santé, des machines à coudre et des patrons pour créer des serviettes hygiéniques réutilisables.
Nous finançons du matériel scolaire – livres, crayons, stylos, cahiers d’exercice. Nos projets incluent l’éducation à la santé sexuelle, aux MST, l’accès facilité à la vaccination, l’installation rapide et efficace de poêles à bois, l’accès à des lampes solaires. Souvent, les mères utilisent ou récupèrent les machines à coudre, et nous les encourageons à lancer un petit business de couture en introduisant le micro-crédit, comme l’a initié mon ami Muhammad Yunus, le fondateur de la Grameen Bank. Nous créons aussi, dans chaque village, des “tontines” pour financer la scolarité, sous la responsabilité d’une personne. Par fierté, ces personnes référentes ne laisseront jamais une jeune fille de leur communauté abandonner l’instruction, ce serait la honte sur elles.
En Ouganda, nous suivons ainsi 3 000 jeunes filles, et des groupes Tacare font la même chose dans cinq autres pays d’Afrique. Ce faisant, nous aidons à notre niveau les communautés à sortir de la spirale de besoins immédiats, à hausser le standard de vie et de bien-être. Nous ouvrons des opportunités de développement, notamment la sauvegarde de leur propre environnement, de ses ressources et des espèces qui y vivent, ce qui encourage l’agriculture, la qualité des produits, et parfois le tourisme animalier et le trek qui génèrent des devises…
Parlez-nous des sanctuaires… Pourquoi faut-il “sanctuariser” ?
Soigner, récupérer les animaux blessés, malades, orphelins, victimes des braconniers, de la chasse commerciale, de la traque d’animaux de compagnie et de divertissement, ou pour la recherche médicale, fait partie de notre mission. Notre sanctuaire de Tchimpounga a été fondé en 1992, dans la région de Kouilou, en République démocratique du Congo, sur une plaine côtière couverte de savanes et de forêts. Il fait 26 hectares. Tout autour, une réserve de 7 284 hectares a été créée en mars 1999, classée par le gouvernement et confiée au Jane Goodall Institute. Tchimpounga abrite aujourd’hui environ 150 jeunes chimpanzés, souvent confisqués à des braconniers ou orphelins du fait de l’homme. La réserve est sous la surveillance d’écogardes originaires des villages voisins, payés et formés par nous. En 2011, pour réduire le surpeuplement, nous avons sanctuarisé les îles Tchindzoulou, Ngombe et Tchibebe, au milieu du fleuve Kouilou afin qu’ils puissent y vivre en semi-liberté.

À Tchimpounga, nous avons équipé le sanctuaire d’équipements de jeux pour habituer les jeunes chimpanzés à grimper et se démener, et permettre aux malades et aux plus vieux de se stimuler et s’amuser. Par exemple, nous avons mis en place une structure d’escalade, nous cachons leur nourriture pour qu’ils apprennent à la chercher, nous laissons du matériel pour qu’ils se construisent des nids, et se déshabituent du contact humain. L’idée est qu’ils se développent, gagnent en initiative, afin qu’ils puissent être réintroduits en forêt et se débrouiller une fois libres. C’est toute une préparation, vous savez ! Il faut identifier les chimpanzés capables, repérer les sites susceptibles de les accueillir en fonction de la couverture végétale, des chimpanzés sauvages, mais aussi de l’acceptation des villageois. Nous avons ouvert, en 2006, un second sanctuaire en Afrique du Sud, Chimp Eden, qui abrite aujourd’hui 33 chimpanzés. Notre science de la conservation s’est modernisée avec les années !
Modernisée ?
Nous nous appuyons sur l’imagerie satellitaire, sur les logiciels de Système d’information géographique (SIG), sur les caméras de forêt reliées par GPS. Grâce à ces technologies, nous aidons les populations locales à observer eux-mêmes les animaux, à surveiller leurs réserves forestières, à utiliser des réseaux de smartphones pour avertir en cas de coupes illégales d’arbres, de passage de braconniers ou d’une invasion par le bétail. Nous avons aussi lancé un programme de détection avec des chiens renifleurs, formés par des spécialistes, pour repérer le trafic de viande de brousse, les stocks de munitions, et lutter contre le braconnage. Nous participions à la production et diffusion de “Super Kodo”, ce jeune superhéros d’une série congolaise populaire qui se bat pour protéger les animaux et la flore locale. C’est le responsable de la communication du sanctuaire Tchimpounga qui a imaginé cette histoire, fondée sur la mythologie locale, pour sensibiliser et intéresser les jeunes aux questions environnementales. Le garçon qui joue Super Kodo, une star de la télévision, est devenu écogarde à Tchimpounga !
Vous êtes à l’origine de tout un mouvement de jeunesse, les Roots & Shoots, les Racines et les Bourgeons. Parlez-nous en…
En 1991, douze adolescents viennent me trouver à Dar es Salaam, en Tanzanie, soucieux de faire quelque chose pour les animaux, l’environnement, pleins de compassion et d’énergie. Ce jour-là, j’ai compris que les jeunes peuvent changer le monde dès qu’ils sont informés et responsabilisés. Le programme Roots & Shoots est né de cette rencontre. Aujourd’hui, des groupes Roots & Shoots se sont formés dans 60 pays, regroupant plus d’un million de jeunes qui travaillent sur des projets qu’ils ont eux-même choisis pour améliorer la vie de leur communauté, celle des animaux, même domestiques, et protéger l’environnement. Nous ne leur disons pas quoi faire. À eux de décider ! L’idée est que chaque geste compte, chaque personne a un rôle à jouer, chacun peut faire la différence. En France, par exemple, un de nos groupes Roots & Shoots, le lycée agricole de Saumur, a décidé de créer une mini-forêt. Ce sont ainsi 1 500 arbres qui ont été plantés par le lycée Carnot Bertin de Saumur ! Ils ont préparé le sol avant de planter les arbres cet hiver. Puis, comme tout est lié dans le vivant, grâce au soutien de la maison des arbres, de Saumur Terre d’Avenir et du Bioparc, 15 000 arbres ont été plantés parallèlement par nos groupes Roots & Shoots au Burundi…
“Chaque geste compte, chaque personne a un rôle à jouer, chacun peut faire la différence.”
Roots & Shoots est un programme flexible, apolitique, non confessionnel, sans frontières, fédérateur, porteur d’un message de coopération entre les jeunes générations, qui aide à comprendre l’inter-connexion permanente entre les humains, les animaux et l’environnement, les liens indissociables tissés entre tous les systèmes vivants. Je crois que cela contribue à former des gens bienveillants, conciliants, empathiques, attentifs aux questions sociales et environnementales, qui deviendront – j’espère – des personnalités importantes, ou des leaders dans le monde de demain. Un ancien de Roots & Shoots est d’ailleurs devenu ministre de l’Environnement en RDC.

En 2008, vous publiez un livre où vous prenez fait et devons inventer une nouvelle stratégie, une politique de la cause pour la cause végétarienne et végan.
Nous savons désormais que chaque vache, chaque agneau, chaque veau, chaque cochon, chaque poulet, chaque poisson, tous les animaux que nous mangeons, possèdent une individualité, une conscience. Ils sont animés de sentiments et souffrent. Voilà pourquoi je suis végan. Je trouve que les carnivores devraient s’interroger sur tous ces merveilleux animaux qu’ils mangent tous les jours. Sur l’élevage et l’abattage de masse. Sur ces millions d’êtres élevés en prison, piqués aux hormones, aux antibiotiques, souvent envoyés à l’abattoir conscients, écorchés vivants, comme l’a révélé le reportage de Gail Eisnitz sur les abattoirs de Chicago (Slaughter House. The Shocking Story of Greed, Neglect, and Inhumane Treatment Inside the U. S Meat Industry, Prometheus Books, 1997, non traduit).
Enfant, ma grand-mère avait une ferme dans le Kent. Chaque vache avait un nom, nous connaissions le caractère de chacune, le troupeau se nourrissait de trèfle, en pâturage. Les cochons sont des bêtes joueuses, affectueuses, comme les chiens. Ils sont enfermés toute leur vie dans des cages. En les mangeant, nous incorporons les tortures qu’ils subissent. Je ne le supporte pas. Nous ne le savons que trop, tous ces élevages-prisons, toute cette nourriture industrielle contribuent au dérèglement climatique en produisant d’énormes quantités de gaz à effet de serre, en participant à la pollution des rivières, des nappes phréatiques, des côtes, en favorisant l’antibiorésistance, en accroissant les menaces de zoonoses.
Sur Terre, il y a aujourd’hui plus d’animaux domestiques souffrants que d’animaux sauvages ! Quelle philosophie justifie toutes ces souffrances ? Vous savez qu’en France, l’institut Jane Goodall a lancé une grande campagne, Food 4 Love, et publié trois livrets pédagogiques sur la nourriture industrielle et les recettes végétales ?
“Sur Terre, il y a aujourd’hui plus d’animaux domestiques souffrants que d’animaux sauvages !”
En 2022, vous publiez Le Livre de l’espoir. Qu’espérez-vous ?
L’espoir, c’est la résilience de la nature. La nature rebondit très vite dès que nous lui donnons une chance. Elle se renouvelle, elle prospère à nouveau. Il y a une force incroyable en elle, elle renaît dès qu’elle en a l’occasion, on s’en aperçoit partout dès que nous l’aidons à renaître.
Si nous la facilitons, si nous l’accompagnons, l’espoir renaît aussitôt. Nous le savons très bien, si nous évaluons les populations d’animaux menacées, si nous les protégeons, si nous les sanctuarisons, elles repartent, elles peuvent être sauvées de l’extinction, sur terre et sur mer. Je suis partisane de tous les projets de réensauvagement qui se multiplient, donnant la possibilité à la nature de se régénérer et parfois aux espèces animales d’être réintroduites. Je défends le principe des zones protégées – 17 % des zones terrestres et eaux intérieures et 10 % des zones marines et côtières – préconisé par la Conférence de l’ONU sur la biodiversité.
Nous devons inventer une nouvelle stratégie, une politique de la résilience. Je constate que déjà beaucoup de gens partout dans le monde y œuvrent. Il faudrait raconter toutes les réalisations incroyables qui se produisent chaque jour. Les médias, hélas, se complaisent à nous décrire seulement ce qui se passe mal. C’est mortifère. Sans espoir, nous ne sommes pas à la hauteur de la nature.
Galitt Kenan, directricede l’institut Jane Goodall-France
“Nous venons de promouvoir la Roots & Shoots Académie, une plateforme à destination des collégiens et étudiants mettant à leur disposition des cours, des conférences, une sélection de livres pour ceux qui souhaitent agir concrètement. Certains projets choisis seront soutenus et accompagnés. Grâce à la Fondation Yves Rocher, nous proposerons un prix qui sera une reconnaissance, tout en permettant d’intégrer un réseau plus vaste. Ces jours-ci, sera lancée la troisième édition de notre ‘concours d’éloquence pour une paix durable’. Il va être passionnant d’écouter ce que des centaines d’étudiants diront sur ce sujet fondamental. On sait que les mots peuvent être des outils décisifs. La finale se tiendra à ChangeNOW, ce sera l’occasion pour les étudiants de rencontrer des activistes, des personnalités engagées, mais aussi Jane et Yann Arthus-Bertrand… Sinon, 200 groupes Roots & Shoots agissent dans toute la France. Actuellement, une miniforêt est en cours de plantation à Saumur (Maine-et-Loire). Des jeunes font évoluer leurs cantines vers plus de nourriture végan, d’autres vont au centre Faune Alfort pour aider à recueillir et soigner les animaux blessés, malades ou orphelins, de la faune sauvage européenne…”
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