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Sobriété : trois dimensions pour une même idée

Sobriété, j’écris ton nom ! Ce pourrait être le slogan pour notre époque soucieuse de s’affranchir du gaspillage et de la surconsommation. Mais quelles réalités recouvre cette notion devenue incontournable ? Dans ce texte, extrait légèrement adapté de son récent ouvrage « Bifurcations : réinventer la société industrielle par l’écologie ? », (Éditions de l’aube, octobre 2022), l’économiste et sociologue Pierre Veltz, tente de se frayer un chemin pour nous éclairer.

La notion de sobriété souffre d’un handicap énorme par rapport à celle d’efficacité. Cette dernière peut être objectivée, mesurée, alors que la sobriété dépend fondamentalement des choix et des valeurs que nous décidons d’adopter. Le mot renvoie à une forme de vertu – même si on le dépouille de ses connotations puritaines – plus qu’à des obligations précises. […]

Mon avis est qu’il est préférable de ne pas enfermer la sobriété dans une définition précise ou réglementée. Mais de lui laisser le sens ouvert d’une réinvention de nos façons de vivre, individuelles et collectives. Il faudrait imaginer de nouvelles hiérarchies dans nos valeurs. Et dans l’instauration de nouvelles libertés autant et plus que de nouvelles contraintes. Il est nécessaire de comprendre que la sobriété n’est pas une question de comportement, mais d’organisation collective de nos sociétés.

Les « bons gestes », ou le quart du chemin

Le premier niveau de sobriété est celui de nos choix individuels. Chacun connaît maintenant plus ou moins les fameux « bons gestes » écoresponsables. Manger moins de protéines animales, prendre l’avion seulement si c’est vraiment nécessaire, acheter moins de vêtements et les porter plus ou les offrir à d’autres, etc. Il y a souvent un côté moralisateur, dans ces bréviaires de la vertu écologique. Une posture qui suscite le rejet de certains. Et il ne faut pas oublier que, pour d’autres, ces comportements sont tout simplement contraints par la maigreur des revenus.

Les comportements de consommation comptent, incontestablement. Quel est leur impact ? L’étude la plus fouillée que j’aie trouvée, coordonnée par l’université de Trondheim, en Norvège, a estimé l’effet de 91 (!) de ces bons gestes sur notre empreinte carbone. Elle a remonté les chaînes de valeur correspondantes. Le résultat donne un ordre de grandeur. Si tout le monde est parfaitement vertueux, on fait environ un quart du chemin nécessaire.

Faire ses courses différemment permet de réduire la quantité de déchets envoyés à la décharge. crédit : Bogdan Sonjachnyj / Shutterstock

Comme on s’y attend, les domaines de la mobilité, du logement et de l’alimentation sont ceux qui permettent les gains les plus substantiels. Un quart, c’est beaucoup. Mais c’est loin de suffire.

Quelle est la probabilité d’une adoption assez large, et surtout assez rapide, de ces nouveaux comportements sobres ? Diverses études ont pointé les contradictions et les incohérences de nos choix. Y compris dans les milieux qualifiés de « bobos » les plus prolixes en discours enflammés sur le sujet.

Un problème de hiérarchisation des « bons gestes »

Les enquêtes montrent aussi que les gens ne hiérarchisent pas clairement les « bons gestes ». Certains placent le remplacement des ampoules anciennes par des LED avant la modération dans l’alimentation carnée. Et ce, alors que les impacts réels sont très différents. On peut espérer qu’une nouvelle esthétique de vie s’impose progressivement, notamment chez les plus aisés, responsables d’une grande partie des émissions.

Ce n’est pas impossible. Regardons la manière dont notre ameublement a évolué, devenant plus léger, plus discret, moins durable aussi. Nos voitures, en sens inverse, sont devenues plus baroques, plus lourdes

Des basculements peuvent se produire. Au fond, nous attendons une révolution du less is more, selon la formule employée par Ludwig Mies Van der Rohe lorsque l’architecture a abandonné, il y a longtemps déjà, les surcharges baroques ou néoclassiques.

Une question de choix collectifs

Le deuxième niveau est celui de la sobriété systémique. C’est le plus important. Il est difficile de demander de la sobriété individuelle dans une société organisée autour de l’abondance et du gaspillage. Ce n’est pas seulement une question de dissonance des valeurs. Le constat est que nos comportements sont formatés par les cadres physiques, organisationnels et réglementaires imposés par la société.

De nombreux choix sociétaux implicites ou sédimentés s’imposent à nos propres choix. Pour faire du vélo, il faut des pistes cyclables. Et pour que le vélo devienne un moyen de déplacement majeur, il faut que la répartition spatiale de l’emploi, de l’habitat, des services, ne soit pas trop éclatée.

De même, pour télétravailler, il est préférable de disposer de locaux adaptés. L’aménagement de nos territoires, de nos villes, de nos mobilités, l’organisation du temps, dans les entreprises, les écoles, les commerces, façonnent en profondeur nos consommations. Ils nous obligent à de vastes gaspillages à notre corps défendant. Et ils sont une source potentielle d’économies de ressources largement inexplorée.

C’est le moment où jamais pour repenser les normes

La pandémie a rendu sensible l’importance de ces contraintes. Elle a aussi révélé la flexibilité étonnante de nos sociétés à l’égard de normes que l’on croyait beaucoup plus rigides. C’est donc le bon moment pour repenser ces normes. Aussi bien du point de vue du confort de chacun que sous l’angle des effets collectifs.

La sobriété systémique appelle des investissements, et même des investissements importants. Elle demande aussi de quitter les raisonnements en silos, secteur par secteur. Elle mérite son nom parce qu’elle ne peut pas se satisfaire des découpages  : le logement, l’urbanisme commercial, la mobilité, l’emploi, etc. La sobriété engage l’ensemble de nos organisations sociales, temporelles et spatiales. Il ne sert à rien de prêcher l’abandon de la voiture au ménage qui habite (par choix ou par nécessité, peu importe) un pavillon éloigné de tout transport collectif.

En l’occurrence, la non-sobriété est le résultat de décennies de politiques (ou plutôt de non-politiques) ayant conduit à l’étalement urbain que nous connaissons.

La voiture ou le vélo électrique ? Toutes les formes de sobriété n’ont ni le même coût ni le même impact. Crédit : robert coolen / Shutterstock.

S’éloigner des discours culpabilisants

Prenons un autre exemple. Dans le domaine du logement, faut-il vraiment réduire les surfaces disponibles? Doit-on continuer à entasser les gens dans des logements minuscules, pour utiliser moins de matériaux, de chauffage ?

C’est la réponse, peu exaltante, que donnent ceux qui limitent leur regard à ce seul domaine. Ne serait-il pas plus sobre, en définitive, de proposer des logements plus spacieux (en suivant la demande générale que révèlent absolument toutes les enquêtes) ? Cela permettrait du télétravail vraiment confortable et incitatif. Cela faciliterait aussi des mutualisations diverses d’activités dans les immeubles ou les quartiers.

Ce sont là des questions pratiques, concrètes, que les grands discours culpabilisants (haro sur les maisons individuelles, sur les lotissements périphériques) ou mécanistes (réduire la taille des logements pour utiliser moins de ciment) empêchent d’aborder intelligemment.

La sobriété systémique ouvre ainsi un champ de réflexion et d’action très large, qui recoupe souvent ceux de l’efficacité, à ceci près qu’un gain de sobriété systémique, par exemple un meilleur aménagement du territoire, n’entraîne pas d’effet rebond ! 

J’ajoute que l’on pourrait aussi étendre ce concept aux formes « immatérielles » comme les réglementations et les formes de comptabilités, publiques et privées, technologies invisibles qui ont un impact considérable sur nos organisations. De nombreuses réflexions sont engagées sur la « comptabilité écologique », notamment au niveau local. Elles mériteraient d’être mieux partagées et inscrites dans les agendas nationaux.

La sobriété « structurelle », troisième dimension du concept

La différence avec la sobriété systémique est que cette dernière prend comme un donné la composition de l’économie, ses priorités sectorielles, la liste des biens et des services qui dominent la production, la consommation, et les budgets publics.

La sobriété structurelle, dans ma définition, est celle qui, au contraire, résulte de cette composition de l’économie et de la nature des activités qu’elle privilégie (quelle place est donnée aux industries très intensives en énergie et en matières ? Aux dépenses militaires ? Aux dépenses de santé et d’éducation ? Aux loisirs ?). Mon idée est que la tendance allant vers le développement de l’économie humano-centrée […] ouvre ici une perspective très intéressante, pour une sobriété inscrite dans les priorités profondes de l’économie et de la société. […]

Une sobriété différente en fonction des revenus

Toutes les formes de sobriété ne sont pas également accessibles. Elles ne le sont pas au même coût. Et leur impact peut être très variable. On peut réduire nos achats de vêtements ou de chaussures, désencombrer nos placards de myriades d’objets inutiles, manger moins de viande rouge, réduire la vitesse sur autoroute. Cela peut être fait vite, sans traumatisme excessif, et avec un impact climatique fort !

En revanche, il est difficile d’être sobre en mobilité automobile quand on n’a pas d’autre choix, compte tenu de l’endroit où l’on habite. Dans ce cas, il faut privilégier, au moins à titre transitoire, les politiques d’efficacité, comme la voiture électrique. Les politiques publiques et les recommandations d’experts qui ignorent cela ne réussiront qu’à attiser le ressentiment et le rejet.

Modérer sa consommation, sans aller jusqu’à l’abstinence

Inversement, dans les domaines où la décarbonation par l’offre paraît particulièrement difficile, comme le transport aérien, il n’y a sans doute pas d’autre solution qu’une forme de modération de la consommation, sans aller jusqu’à l’abstinence.

À cet égard, il faut rappeler que la sobriété n’a pas le même sens selon les niveaux de revenus. Les plus riches d’entre nous, à l’échelle nationale et internationale, sont à l’origine d’une part disproportionnée des émissions. En matière de mobilité, les ménages du premier décile de revenus (les 10 % ayant les revenus les plus bas) parcourent cinq fois moins de kilomètres pour des déplacements de loisir à plus de 80 kilomètres que ceux du dernier décile.

Il serait tragique que des politiques de sobriété plus ou moins imposées par des incitations ou des réglementations diverses accentuent ces inégalités. Prêcher la sobriété à des catégories de la population qui ont du mal à joindre les deux bouts et à des pays pauvres serait, à juste titre, choquant.

À propos de l’auteur : Pierre Veltz. Professeur émérite, spécialiste de l’organisation des entreprises et des dynamiques territoriales, École des Ponts ParisTech (ENPC).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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