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Cory Doctorow : « On ne peut pas prédire l’avenir, mais on peut l’influencer »

Renouveler les imaginaires  : une étape indispensable pour bâtir ensemble un futur plus heureux et plus épanouissant que celui qui nous semble promis. L’écrivain de science-fiction canadien Cory Doctorow nous aide à le faire avec son inspirant « Walk Away ».

Le 30/09/2020 par Jean-Jacques Valette
Cory Doctorow, auteur du roman de science-fiction Walkaway, paru en 2017. (Crédit : Jonathan Worth/Creative Commons)
Cory Doctorow, auteur du roman de science-fiction Walkaway, paru en 2017. (Crédit : Jonathan Worth/Creative Commons)

Ce texte est la version complète d’un entretien réalisé dans le cadre d’un cahier spécial en partenariat avec le Quai des savoirs, à retrouver dans le n°29 de WE DEMAIN, à l’occasion du festival Lumières sur le Quai.

Prenez la première page d’un journal et imaginez que demain tout empire. Des continents ravagés par les catastrophes climatiques au point que l’on arrête de reconstruire. Un État policier qui traque ses citoyens avec des drones et des logiciels espions. Du chômage de masse dû à l’intelligence artificielle et à l’automatisation des usines. Des ultra-riches devenus « zetallionaire » alors que les jeunes enchaînent les mac jobs ubérisés et que les plus âgés meurent faute de pouvoir se payer leurs médicaments… 

Ce scénario vous semble familier ? C’est pourtant celui d’un roman de science-fiction encore méconnu en France et même non-traduit, mais qui parvient à redonner espoir dans l’avenir et imaginer une sortie par le haut de toutes ces crises qui nous menacent. Cette fleur dans le désert post-apocalyptique se nomme « Walk Away » et on doit ce roman paru en 2017 à Cory Doctorow, journaliste et blogueur canadien connu pour son activisme en faveur des licences Creative Commons.

Inspirés par celles-ci, et leurs valeurs de gratuité et de don, ses héros choisissent de faire sécession de la société « par défaut » et de construire la leur. Chez les Walk Aways tout est offert car imprimé en 3D à partir de déchets recyclés, quitte à pirater quelques brevets ou formules pharmaceutiques au passage. La vie dans le désert en devient une fête digne du Burning Man, où le potentiel de chacun peut s’exprimer, au point qu’il est possible de rénover des Zeppelins avec ses amis pour parcourir le ciel, en bricolant avec les restes abandonnés de la start-up nation. Et même de faire avancer la science, quitte à se prendre des bombardements de drones et des attaques de commandos lorsque les Walk Away mettent la main sur ce que les ultra-riches convoitent le plus : la technologie de l’immortalité.

L’avenir pourrait-il ressembler à ce roman de SF ? Existe-t-il un futur désirable malgré le changement climatique ? Pour le savoir, nous avons interviewé son auteur.

  • WE DEMAIN : La science-fiction de nos jours est majoritairement pessimiste. C’est comme si les auteurs avaient du mal à imaginer un futur dans un siècle voir même 50 ans qui soit autre que post-apocalyptique. Vous avez pourtant réussi dans votre livre une forme de syncrétisme entre les pires prédictions et les espoirs les plus élevés. Y croyez-vous ? Peut-on par exemple imaginer demain la fin du travail ?

Cory Doctorow : On ne peut pas prédire l’avenir, mais on peut l’influencer. Ce qui est sûr désormais, c’est que nous allons subir un réchauffement climatique global, et il n’y a aucune façon de l’éviter car les océans ont déjà stocké trop de chaleur. Ceci va radicalement changer nos sociétés. Je ne crois plus à la théorie du « communisme de luxe entièrement automatisé », selon laquelle la technologie va nous libérer du travail et nous allons pouvoir enfin profiter d’une vie oisive grâce aux robots.

Au contraire, le changement climatique va nous donner le plein emploi pour les 300 ou 400 prochaines années car nous allons devoir faire face à des chantiers d’une taille immense pour nous adapter. Il faudra par exemple déplacer toutes les villes côtières 20 kilomètres à l’intérieur des terres face à la montée des eaux. Tout en luttant contre des incendies de forêt, des pandémies, des espèces invasives fuyants leurs habitats d’origine devenus invivables. Et puis gérer plusieurs millions ou milliards de refugiés climatiques. 

Mais ce n’est pas entièrement un mal, cela veut dire que nous aurons tous un travail, et il sera plein de sens car si on le mène à bien on se sauve nous et la planète. À défaut, on ira vers l’extinction. C’est un sujet que je compte développer dans mon prochain livre qui parlera d’un monde post « Green New Deal ».

  • Dans votre roman, les Walk Aways créent une économie non pas basée sur la rareté, comme dans la notre, mais sur la gratuité, dans l’esprit du Burning Man ou de certains essayistes dont Murray Bookchin. Y a-t-il là une voie pour stopper notre consommation effrénée de ressources ? Peut-on vivre gratuitement ?

Je voulais mettre le doigt sur un problème que nous avons au Burning Man, que je fréquente depuis maintenant une dizaine d’années. Les nouveaux ont beaucoup de mal à ne pas être réciproques, à ne pas offrir quelque chose en retour quand on leur fait un cadeau. C’est un peu bizarre mais pas forcément mauvais. Nous voulons toujours être agréables avec ceux qui le sont pour nous. Mais dans le même temps nous avons besoin de cette forme de générosité non-transactionnelle si nous voulons survivre.

Les mesures pour le climat que nous prenons maintenant bénéficieront à nos petits enfants, et ne nous seront jamais repayées de notre vivant. C’est comme le port du masque pour le Covid-19. Vous ne le portez pas tant pour vous protéger vous-mêmes que pour protéger de parfaits inconnus, et l’importance de cela, beaucoup de gens ne l’ont pas compris. Ce sens de la destinée commune, au delà du temps et de l’espace est critique pour la survie de notre espèce. Si nous stockons un an de papier toilette chacun car nous n’avons pas confiance dans notre voisin et craignons qu’il ne fasse la même chose, nous allons vers une pénurie pour tout le monde. La coopération est essentielle si on veut atteindre un certain niveau d’abondance, et peut être de luxe.

  • Faut-il arrêter le progrès technologique, en se tournant vers la décroissance et les low-tech si on veut stopper l’augmentation exponentielle de notre empreinte écologique ?

Je ne pense pas qu’on ait le choix. S’il fallait se débarrasser de la technologie qui produit aujourd’hui notre nourriture, nos soins et toutes sortes de biens, cela créerait une crise encore plus grave, à laquelle il faudrait répondre inévitablement avec encore plus de technologie. C’est comme dire il y a trop de monde sur ce bateau, il faut en brûler la moitié. Ça ne fait que couler le bateau. Il nous faut à l’inverse un certain niveau de confort et de sécurité pour pouvoir réfléchir démocratiquement à un consensus, par exemple réduire notre population à X milliards par le contrôle des naissances. Et ce confort, on le doit à notre fuite en avant technologique.

  • Dans votre livre, les protagonistes utilisent énormément l’impression 3D. Quand on voit le peu d’adoption d’imprimantes par le grand public, pensez-vous que cette technologie puisse être si transformatrice ? Que le mouvement maker puisse prendre son essor et remplacer l’industrie traditionnelle ?

L’impression 3D a énormément de potentiel mais je l’emploie dans Walk Away comme une métaphore de l’automatisation des procédés de fabrication. C’est une tendance très ancienne et elle ne va pas s’arrêter. De plus en plus de choses seront faites par des machines car c’est juste moins cher et plus rapide. Mais je ne pense pas que cela va créer du chômage. Tout cela va au contraire libérer de la main d’œuvre pour les grands chantiers d’adaptation au changement climatique qui nous attendent.

Paradoxalement, ces chantiers auront eux aussi une empreinte écologique énorme. Fabriquer des panneaux solaires demande beaucoup d’énergie, du béton pour rebâtir nos villes encore plus. Dans le roman que j’écris en ce moment, les usines tournent quand il fait beau ou que le vent souffle. Les autres jours, les ouvriers sont en vacances et s’organisent sur les réseaux sociaux pour se retrouver entre amis ou personnes compatibles et passer du temps ensemble. C’est une version high tech de la vie agraire et une perspective à long terme sur ce qui est vraiment efficient, contrairement au gaspillage énergétique actuel.

  • Votre roman est également parsemé de discussions philosophiques sur le meilleur système à adopter : méritocratie ou non, ludification du travail… Pensez-vous que l’on puisse s’organiser sans chefs, de façon entièrement collaborative ?

Ce que permet la technologie, c’est de coordonner plus en supervisant moins. Internet a énormément réduit nos besoins en hiérarchie et de nos jours vous pouvez développer un système d’exploitation comme Linux ou une encyclopédie comme Wikipédia avec autant d’encadrants que d’employés dans une agence de voyage. En baissant la pression institutionnelle, cela libère les gens en leur offrant plus d’autonomie et d’autodétermination.

Sur une chaîne d’usine, ce sont les ouvriers qui savent si celle-ci va trop vite, si quelque chose est mal fixé ou conçu, ou s’ils ont besoin d’une pause pipi ou ont mal au dos. Le problème est qu’ils ne sont pas en pouvoir de faire valoir leur point de vue, comme ils le peuvent dans des projets collaboratifs. Je ne pense pas qu’Internet a permis la fin des chefs, mais moins de chefs. Et c’est déjà un bien.

  • Walk Away est-il une feuille de route pour la révolution ?

Non, je ne l’ai pas pensé comme un « blueprint », mais plutôt comme un challenge à la façon dont les gens pensent. Il est conçu pour faire réfléchir à ce que font les humains dans des situations extrêmes. C’est un peu comme le duel Rousseau-Hobbes : l’homme est-il bon ou mauvais par nature ? Il y a deux types de personnes dans le monde. Ceux qui pensent l’une de ces options, et ceux qui ne croient pas qu’il existe deux types de personnes dans le monde !

L’homme n’est ni bon ni mauvais, il est le fruit des structures sociales. Si celles-ci récompensent la gentillesse, il sera gentil. Si elles récompensent l’avarice et la compétition, il sera méchant. Si personne ne se met à stocker du papier toilette, le résultat est meilleur pour tout le monde. Mais heureusement lors de catastrophes naturelles, les gens ne se battent pas dans les supermarchés comme dans les films de cinéma et au contraire ils s’aident, ainsi que l’ont démontré de nombreux anthropologues et sociologues. Les crises font ressortir le meilleur de nous-mêmes. Mais attention, penser l’inverse est une prophétie autoréalisatrice !

  • À quand une traduction en français ?

Je n’ai rien contre, mais il faudrait d’abord qu’un éditeur français achète les droits. Peut-être après avoir lu votre article !

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