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Kai-Fu Lee : « La crise accélère l’adoption de l’IA »

Apple, Microsoft, Google.. Né à Taïwan, Kai-Fu Lee est passé par trois des cinq GAFAM (les géants américains du web), avant de créer à Pékin le fonds d’investissement Sinovation Ventures. Mais comme il l’explique dans son ouvrage I. A., la plus grande mutation de l’histoire (éd. Les Arènes, 2019), l’avenir dépend moins de ces multinationales que de l’usage qu’elles feront de l’intelligence artificielle (IA).

Avec un diagnostic clair : les maîtres du jeu seront les Chinois, compte tenu de leur population, de l’avancée déjà prise, des données considérables dont disposent l’État et les entreprises qu’il parraine…. Nous avons demandé à ce blogueur influent si ses diagnostics se trouvaient infirmés ou confirmés dans la période exceptionnelle que nous vivons.

Cet article est paru dans WE DEMAIN n°30, sorti en mai 2020,
toujours disponible sur notre boutique en ligne.

Dans la lutte contre le covid-19, quel rôle a joué, joue et jouera l’intelligence artificielle ? Est-ce une nouvelle ère qui s’ouvre en matière de santé publique ?

L’IA a joué un rôle important, et ce n’est pas terminé, dans le combat contre le Covid-19 aujourd’hui, et pour résoudre d’autres problèmes de santé publique planétaires à l’avenir. Juste un exemple : neuf jours avant que l’OMS ne publie sa déclaration prévenant la population de l’émergence d un nouveau coronavirus (le 9 janvier, la plateforme d’IA BlueDot a repéré un foyer de pneumopathies atypiques, toutes localisées autour d’un marché de Wuhan, en Chine. Située au Canada, à Toronto, BlueDot utilise le traitement du langage naturel et le machine learning pour localiser, suivre et signaler la diffusion de maladies infectieuses. Des alertes précoces de ce type permettront de mieux suivre les « patients zéro » et d’éviter les contaminations. En outre, ces systèmes pourront accéder à bien plus de données à l’avenir. Ainsi, toujours plus de pays pourront avoir recours à des conseils de gestion de pandémie qui utiliseront, voire élaboreront, ce type de services.

À ces applications pratiques s’ajoute la collaboration internationale sans précédent dont nous sommes aujourd’hui les témoins, dans les communautés scientifiques, mais aussi dans le domaine de l’IA. Jamais dans l’histoire humaine autant de scientifiques et de spécialistes, dans autant de pays, ne se sont focalisés sur le même objectif, le même ennemi. Le partage de données, la publication instantanée d’articles, tous ces efforts communs me laissent espérer que, même si les temps actuels sont très difficiles, nous serons très bien préparés en cas de retour du Covid-19, ou de toute autre pandémie future.

Des applis de traçage sont utilisées dans plusieurs pays contre la diffusion du virus. Pensez-vous qu’elles seront adoptées partout, y compris en Europe, malgré les craintes liées à la vie privée ?

Le périmètre d’utilisation des applications de traçage, qui reposent en grande partie sur l’IA, reste une question ouverte. Il est évident que cela pose des questions de vie privée et de sécurité. Mais je sais que chaque nation explore les possibilités d’employer ces technologies, et tout laisse à penser que ce sont des outils très utiles dans le combat contre le Covid-19.

Plus généralement, de nombreuses innovations ont été utilisées dans le monde au cours de cette crise : drones, robots, véhicules autonomes… Certaines pourraient-elles s’installer sur la durée ?

Les innovations utilisant l’IA sont nombreuses dans le traitement des patients atteints par ce coronavirus. Par exemple, en Chine, nous avons utilisé des robots pour délivrer et administrer des traitements ou du matériel médical, évitant ainsi d’exposer des humains au danger. La visioconférence est, c’est évident, devenue bien plus commune et pour certains – je pense notamment aux patients isolés –, elle s’avère vitale.


Après l’épidémie, il est possible que la tendance consistant à déléguer aux robots les tâches répétitives se poursuive, permettant aux personnels qualifiés et aux soignants de se consacrer aux missions plus humaines, celles qui nécessitent de l’empathie. L’éducation à distance est aussi un domaine qui pourrait se développer après ces premières expérimentations forcées. En Chine, toutes les écoles ont commencé à proposer des cours virtuels en février. On comptait 22 plateformes en ligne pour l’enseignement supérieur, soit 24 000 classes.

« En Chine, nous avons utilisé des robots pour délivrer et administrer des traitements ou du matériel médical, évitant ainsi d’exposer des humains au danger. »

Kai-Fu Lee

L’Europe est-elle « larguée » dans le développement de l’IA ?

Cela est plus détaillé dans mon livre, mais oui, l’europe est à la traine derrière la chine et les états-unis, pour ce qui concerne le développement de l’intelligence artificielle.

Voyez-vous toujours advenir un monde dans lequel le virtuel et le réel ne feront qu’un ?

Il s’accélère encore, car le déploiement rapide de l’ia dans les situations de crise hâte son adoption dans de larges secteurs.

Vous dites que lia pourrait provoquer des crises sociales sans précédent du fait de la disparition de nombreux emplois. Pourtant, la crise a rappelé l’utilité des infirmières, caissières, paysans… Autant de métiers mal payés et méprisés désormais reconsidérés. Cela changera-t-il les choses ?

Cette mise en avant des métiers « non qualifiés » peut avoir quelques effets à court terme, mais la tendance que je décris est, elle, à long terme. Il est toujours difficile de prédire l’avenir, mais, d’après moi, la réalité est que l’ia et l’automatisation auront de très lourdes conséquences sur ces emplois.

En Europe, l’opinion est focalisée sur « le monde d’après », avec l’idée que tout pourrait changer. La pandémie pourrait-elle modifier les tendances que vous décrivez ?

Il est très difficile de répondre à cette question dans l’immédiat. J’ai le sentiment que la pandémie pourrait retarder certaines avancées. Mais il est possible aussi que la collaboration scientifique internationale, telle qu’elle s’opère en ce moment même, aide à faire tomber certaines barrières entre les nations. Je l’espère en tout cas.

En France, les partisans d’une démondialisation se font entendre, de même que les tenants de la sobrieté écologique, face aux avocats de l’innovation permanente. La solution est-elle dans plus de technologie, ou plus de frugalité ?

Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec cette opposition entre technologie et sobriété.
En général, je crois que la technologie est une force qui tend vers le bien, tant qu’on l’utilise convenablement. Ne peut-on pas imaginer que la technologie nous aide à utiliser avec plus de discernement et d’efficacité les ressources de notre planète ?

Est-il rationnel de craindre une révolte des humains contre ce developpement qui semble Inéluctable des technologies d’intelligence artificielle ?

Concevoir que certaines personnes se méfient des avancées technologiques, c’est bien entendu rationnel. Mais les visions dystopiques dans lesquelles des robots super-intelligents s’emparent du monde pour le dominer restent de la science-fiction. Certains pensent que lorsque les humains auront créé des la capables de s’améliorer d’elles-mêmes, et dont l’intelligence supplantera la nôtre, nous ne serons plus en mesure de les contrôler. Mais de telles avancées sont tout simplement impossibles, compte tenu de nos technologies actuelles comme de celles qui se prof i lent à l’horizon.

L’existence d’une « intelligence artificielle générale », où les systèmes informatiques pourraient manipuler et gérer l’incroyable diversité de tâches dont est capable le cerveau humain, requiert plusieurs percées scientifiques fondamentales, nécessitant toutes au moins plusieurs décennies.

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