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Le Tuvalu, archipel menacé par la montée des eaux, crée son double digital

À l’occasion de la COP27, Simon Kofe, le ministre des Affaires étrangères de Tuvalu, a annoncé la création d’une réplique digitale de son pays, lui offrant ainsi la perspective d’une continuité virtuelle en cas de submersion par les eaux. Le téléchargement de cet archipel polynésien dans le metaverse doit être réalisé par étapes. D’abord une reproduction en 3D des terres. Puis des eaux les entourant. Et enfin d’éléments de la vie culturelle de Tuvalu. Pour l’heure, le site hébergeant le projet propose une représentation de Teafualiku, sa plus petite île.

Les nations du Pacifique sont en première ligne des effets du changement climatique. Et ce, alors qu’elles y contribuent de façon infime (moins de 0,03 % des émissions de gaz à effet de serre) et que leurs ressources économiques pour y faire face sont limitées. Voilà des années qu’elles alertent sur la menace qu’emporte le phénomène pour leur survie.

La création d’un double virtuel de la monarchie du Pacifique poursuit deux objectifs. Le premier est de sensibiliser le monde sur le danger vital encouru par Tuvalu du fait du changement climatique ; le second est d’assurer un support de rattachement culturel et de survivance juridique au cas où le pire surviendrait. Cette dernière dimension pose de nombreuses questions.

Alerter sur les effets du changement climatique

En Océanie, les multiples conséquences du dérèglement climatique sont déjà très réelles et documentées. Elles illustrent à quel point la crise climatique est avant tout une crise des droits humains. Une crise qui entrave la jouissance des droits culturels et menace aussi les droits à l’alimentation, à l’éducation, à la santé, à la protection de la famille, et même à la vie.

Ces bouleversements ont déjà entraîné de multiples relocalisations internes. C’est le cas en Papouasie Nouvelle-Guinée, aux Îles Salomon, à Fidji ou au Vanuatu.

Ils obligent également à anticiper des déplacements internationaux de populations, en particulier pour les États atolliens, à l’instar de Tuvalu, mais aussi de Kiribati, des Iles Marshall, ou de Tokelau (territoire spécial de Nouvelle-Zélande. Ces territoires entièrement composés de formations coralliennes basses sont susceptibles de disparaître sous les eaux d’ici quelques décennies.

Un scénario juridique inédit

Or, si des États ont déjà cessé d’exister en raison de circonstances militaires et politiques, ils ne l’ont jamais été parce que leur territoire avait disparu. Ce scénario soulève des questions juridiques sans précédent. En réalité, la montée des eaux étant un phénomène progressif, un territoire devient inhabitable avant d’être englouti par l’océan. Dans le cas des États atolliens, c’est l’ensemble des habitants qui pourraient être amenés à se déplacer. Une perspective d’autant moins fantaisiste que ces populations sont réduites en nombre (Tuvalu compte environ 12 000 habitants).

Différentes incertitudes naissent de cette projection. Se pose d’abord la question de la survivance de l’État en lui-même. Selon le droit international, une entité étatique est composée de trois éléments : un territoire, une population et un gouvernement. Le déplacement de la population entière d’un État entraîne donc la première carence de ce triptyque, la disparition du territoire une seconde. En pareil cas, le gouvernement serait a minima obligé de s’exiler. Qu’adviendrait-il donc de ces entités étatiques ? Pourraient-elles continuer d’exister juridiquement et être encore représentées sur la scène internationale ? Pourraient-elles par exemple conserver leur statut d’État membre des Nations unies ?

Et pour les humains ? Une situation tout aussi complexe

La situation des personnes n’est pas plus claire. Les ressortissants de l’État dont le territoire serait devenu inhabitable ou aurait disparu continueraient-ils d’avoir la même nationalité ? Comment pourraient-ils faire valoir leurs droits ?

Enfin, il faudrait également répondre à la question importante de savoir si la reconnaissance de compétences souveraines sur les espaces maritimes pourrait subsister. En effet, le droit de la mer tel que codifié et développé dans la Convention de Montego Bay prévoit l’exercice de compétences liées à l’exploration et à l’exploitation des ressources sur la zone économique exclusive, jusqu’à 200 milles marins des lignes de base, ainsi que sur le plateau continental.

À l’occasion de la COP 26, le ministre des Affaires étrangères de Tuvalu s’est adressé aux dirigeants du monde avec de l’eau jusqu’aux genoux. World Meteorological Organization/Flickr

Et pourquoi ne pas relocaliser un pays ?

En Océanie, la configuration géographique fait que le ratio terre/mer pour les États insulaires est unique au monde. Et que ces confettis de terre sont en fait d’immenses nations maritimes. La ZEE de Tuvalu est un cas d’école avec plus de 756 000 km2 pour 30 km2 de terre. C’est 27 000 fois la superficie terrestre de l’État ! Dans quelle mesure pourrait-on renverser le postulat juridique selon lequel la terre domine la mer, et considérer que des profits pourraient continuer d’être tirés des espaces maritimes entourant l’ancien territoire terrestre ?

De nombreuses hypothèses d’États « territorialisés », ou « ex-situ » ont déjà nourri les recherches des internationalistes. L’achat de terres à Fiji par Kiribati a par exemple illustré la possibilité de relocalisation externe de la population (ces terres auraient finalement été converties en exploitation agricole, avec le soutien de la Chine).

Ces projections, dont les obstacles concrets restent difficiles à ignorer, mobilisent l’imagination des juristes. La création d’un double digital des États constitue encore une nouvelle piste.

Un support virtuel à la continuité de l’État

Faudrait-il dès lors envisager la doublure de l’État dans le métavers comme un nouveau support de son existence ? La territorialité et la souveraineté pourraient-elles être également virtuelles ?

Le metaverse, concept un peu flou promu par les géants d’Internet, a la particularité de proposer un monde virtuel. En son sein, des avatars tridimensionnels sont dotés d’une existence propre. Certaines institutions y ont déjà cédé, à l’instar de la ville de Séoul ou de la Barbade. Elles ont annoncé y recréer une partie de leurs services administratifs pour la première et diplomatiques pour la seconde. Le projet de Tuvalu est novateur en ce qu’il se propose de télécharger l’entièreté de l’État, dans ses dimensions à la fois spatiales et culturelles.

Cette projection numérique ne créerait pas de droits – sauf éventuellement dans le métavers lui-même. Néanmoins, dans le monde réel, elle pourrait supporter la survivance d’un État déterritorialisé, en lui donnant une certaine matérialité. Les modalités de cette continuité juridique restent toutefois à préciser. Elles font l’objet de nombreuses réflexions menées notamment au sein de la Commission du droit international de l’ONU.

Pour le Tuvalu, la survie passe par un État virtuel

L’État virtuel a aussi été présenté par le ministre Kofe comme un moyen pour les Tuvaluans et leurs descendants de pouvoir un jour se replonger au sein de la richesse esthétique, biologique et culturelle de leur pays, en portant des lunettes 3D. La construction d’un monde virtuel peut paraître en soi effrayante, elle devient tragique lorsqu’il s’agit d’y télécharger un monde sur le point de disparaître à jamais de la réalité physique. De récentes évolutions, tel le soutien apporté à la campagne menée par le Vanuatu pour solliciter un avis de la Cour internationale de Justice sur le changement climatique et les droits humains sont autant de signes d’une croissante prise en compte de la situation des petits États insulaires face au changement climatique. 

La création lors de la COP 27 d’un fonds pour les pertes et préjudices – certes existant mais pas encore doté et dont la liste des pays bénéficiaires n’a pas été arrêtée – peut également être soulignée. Le sort des nations comme celle de Tuvalu tient néanmoins à des actions beaucoup plus concrètes et immédiates tant il y a urgence à les sauver.

À propos de l’autrice : Géraldine Giraudeau. Professeure de droit public, Paris-Saclay (UVSQ), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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