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Mais qui veut vraiment des tomates toute l’année ?

Le 11 juillet prochain, le Comité national de l’agriculture biologique décidera si oui ou non les productions sous serres chauffées pourront être labellisées en bio. Mais, dans le fond, qui veut réellement ces légumes de contre saison ? Les consommateurs ou les industriels ?

C’est le genre de propos qu’on a tous entendu, de la part des grandes surfaces ou de notre beau frère en fin de soirée : « oui mais si les gens veulent des tomates en hiver… « , sous-entendu : il faut bien leur en donner (la sentence marche aussi avec… des divertissements abrutissants à la télé ou… un nouveau smartphone chaque année). Mais au fait, depuis quand les citoyens aspirent à tout ça ? À quel moment le peuple est descendu dans la rue pour exiger qu’on lui serve les mêmes légumes toute l’année ? Quelles études ont démontré que l’alimentation standardisée permettait de vivre plus longtemps et plus heureux ? A-t-on déjà vu des pancartes dans les manifestations avec « fruits de saison, pièges à con » ? Si les gens veulent des tomates en hiver c’est parce qu’un jour, on a leur en a donné. Et qu’ensuite on a su les doper, savamment et publicitairement pour les rendre accros à un besoin qu’ils n’avaient même pas exprimé. Félicitons donc les magiciens de l’agroindustrie et du marketing, les Tic et Tac de la société de (sur)consommation. D’aucuns diront que c’est ça le progrès.

Admettons donc que les gens ne voulaient pas spécialement de tomates en hiver mais quand on leur en a donné, soyons honnêtes, ça leur a bien plu. La preuve aujourd’hui, la tomate est le premier légume consommé par les Français en volume avec un peu plus de 13,9 kg par ménage et par an. Le calendrier d’Interfel, l’interprofession des fruits et légumes frais, rappelle que la pleine saison se situe entre mai et septembre mais aussi que la tomate est disponible toute l’année. Mais de quelle tomate parle-t-on ? Celle de décembre, même bio, pousse en grande partie à Almeria au Sud de l’Espagne, sous 40 000 hectares de serres plastiques, sur des terres épuisées par des années de culture devenues par endroits des décharges à ciel ouvert. Cette tomate hivernale a été cultivée par des immigrés du Maghreb ou de la Roumanie surexploités, sans couverture sociale. Et puis cette tomate pas du tout de saison n’a aucun goût et aucun intérêt nutritionnel parce qu’en prime, elle a été sélectionnée pour durer, voyager, être bousculée. On ne peut pas tout avoir.

On ne peut pas tout savoir non plus et c’est bien là le problème. Les gens apprécieraient-ils autant ces tomates de janvier si on leur avait raconté tout ça, si on ne les avait pas coupé de la terre, si l’on enseignait le goût à l’école, si les grandes surfaces ne jouaient pas avec l’ambiguité du « s’il y en a sur les étals c’est que ça doit être la saison ».  Comment voulez-vous qu’ils s’y retrouvent quand là tout de suite maintenant, les industriels tentent un nouveau tour de passe-passe en poussant pour la labellisation des productions bio en serres chauffées. Elles émettent pourtant 8 fois plus de gaz à effet de serre que l’agriculture locale et de saison. On est en 2019, l’équation n’est plus tenable !

Heureusement, il y a aussi des bonnes nouvelles, les réseaux sociaux, Élise Lucet et la récente consultation nationale de make.org autour de l’épineuse question « Comment permettre à chacun de mieux manger ? » La participation a été plus que massive avec 460 000 participants, 8 130 propositions et 1 260 000 votes. Parmi les enseignements, réjouissons-nous : ce ne sont ni les pouvoirs publics, ni l’industrie agroalimentaire, ni les agriculteurs qui sont identifiés comme les principaux acteurs des changements nécessaires pour permettre à chacun de mieux manger. Non les citoyens se sont désignés eux-mêmes comme responsables de leur destin. La consultation citoyenne a aussi fait émerger massivement une solution à l’alimentation durable :  le développement des circuits courts. Un quart des propositions les plus approuvées plaident en faveur de ce « nouveau » circuit de distribution, pour permettre de manger de meilleurs produits (locaux, de saison, non transformés) ; réduire l’empreinte carbone de notre alimentation ; et pour mieux rémunérer les agriculteurs et producteurs. Enfin, les citoyens plébiscitent également la lutte contre le gaspillage et réclament davantage de transparence sur la provenance des produits et la composition des aliments transformés.

Du coup si en 2019, les gens veulent du sain, du local, du direct producteur, du low-carbone et de l’équitable, ça veut bien dire qu’ils ne veulent pas de tomates en hiver, non ? Pour méditer sur cette question, offrez-vous une salade de roses de Berne, de green zebra ou de noires de Crimée. La vraie saison des vraies tomates vient tout juste de commencer !

A propos de l’auteur :
Hélène Binet est porte-parole de la Ruche qui dit Oui !, réseau de communautés d’achat direct aux producteurs locaux, et rédactrice en chef du magazine Oui !

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