Partager la publication "Dans les Pyrénées, les lacs verdissent… et ce n’est pas une bonne nouvelle"
J’ai mis pour la première fois les pieds dans les Pyrénées en 2006. Deux ans plus tard, j’y ai entamé une prospection à grande échelle des lacs de montagne et des populations d’amphibiens : d’est en ouest, j’ai ainsi parcouru plus de 100 lacs de montagne des Pyrénées orientales jusqu’au Béarn (Pyrénées atlantiques). Pour nos projets divers, nous sommes revenus les échantillonner régulièrement, au moins une fois par an.
C’est ainsi qu’au fil du temps, nous avons constaté des transformations, en particulier la croissance accrue de cyanobactéries et parfois de dinoflagellés, des algues vertes qui verdissent un grand nombre de lacs. Dès 2012, nous alertions le Parc national des Pyrénées. Durant toutes ces années, j’ai donc observé beaucoup de « nos » lacs changer de couleur. Certains ont perdu la clarté et le bleu que nous attendons tous d’un lac de montagne, d’autres ont commencé à se teinter d’une couleur verdâtre ou même d’un vert éclatant, notamment à la fin de l’été.
Cette tendance ne touche aucune région plus qu’une autre : on la retrouve aussi bien dans les Pyrénées Ariégeoises que dans les parties centrales des Pyrénées ou à l’ouest dans le Béarn. Il ne s’agit pas d’un phénomène rare et localisé, mais d’un événement de grande ampleur, qui tend à s’étendre dans les années à venir. Nous le remarquons également de l’autre côté de la frontière, dans les Pyrénées catalanes, où mon collègue Marc Ventura a dirigé le projet européen Limnopirineos.
Dans les Alpes, les collègues du Centre de recherche des écosystèmes d’altitude (Crea) dressent un constat similaire. Même dans les Rocheuses canadiennes, une croissance évidente des algues a été relevée.
À ce verdissement des lacs, nous avons identifié quatre causes principales.
Côté catalan, Marc Ventura a tout d’abord remarqué que la présence de poissons contribuait au phénomène, et que leur éradication rendait aux lacs une couleur bleuâtre. Car pour ceux qui tiqueraient sur le terme d’éradication, précisons que la présence des poissons dans les lacs de montagne n’est pas naturelle : elle est le résultat d’alevinages (c’est-à-dire de peuplements) réalisés pour favoriser le tourisme de la pêche.
Pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre, il faut savoir que les espèces présentes dans les communautés lacustres de montagne forment un système très complexe, fait d’une quantité ahurissante d’interactions entre elles. La disparition d’une espèce ou d’un groupe d’espèces dans un système aquatique peut ainsi entraîner des changements radicaux.
Dans les lacs que nous avons étudiés, nous constatons par exemple que les crustacés sont beaucoup moins nombreux voire absents en présence de poissons, en particulier de vairons, espèce très commune dans les eaux douces. Les microcrustacés des écosystèmes aquatiques filtrent l’eau pour ingérer de la nourriture, laquelle est essentiellement constituée d’algues : en leur absence, ce déséquilibre incite les algues à proliférer.
D’après nos propres travaux menés dans certains lacs, l’absence ou la forte réduction des crustacés est également engendrée par la pollution. Celle-ci serait notamment due à deux insecticides, la perméthrine et le diazinon, qui sont soit utilisés sur le bétail, soit présents dans les insectifuges des touristes.
Nous avons identifié de nombreuses autres molécules chimiques dans l’eau des lacs – 141 au total – et l’effet de ce cocktail sur les réseaux alimentaires aquatiques est pour l’instant inconnu. Notons toutefois que nous ne pouvons actuellement détecter qu’une petite partie des molécules organiques, en raison de limitations méthodologiques. La toxicité cumulée de tous les polluants émis par l’homme dans ces environnements demeure par conséquent un mystère.
Il est ainsi probable que nous sous-estimions l’impact global du grand nombre de molécules organiques sur les écosystèmes aquatiques en montagne et ailleurs. Mais il ne fait aucun doute, dans les lacs que nous étudions, que la hausse de la pollution favorise la disparition des microcrustacés et donc la prolifération des algues.
Ces polluants proviennent probablement du bétail, qui est traité contre les insectes piqueurs à l’aide, par exemple, de Butox ou de traitements vétérinaires similaires, contenant de la deltaméthrine ou de la perméthrine. Appliqués sur la peau, ces insecticides pénètrent dans le sang des bêtes avant d’être rejetés dans l’urine et les excréments.
La molécule active reste largement inchangée et pénètre dans l’eau, alors qu’elle est hautement toxique pour les crustacés des lacs de montagne, même à une concentration de l’ordre du nanogramme par litre, ce qui est minuscule. En tuant les crustacés, ces insecticides altèrent ainsi profondément le réseau alimentaire aquatique.
Mais ce n’est pas tout. Pour se développer, les algues ont également besoin de nutriments. Le bétail en fournit en venant s’abreuver dans les lacs avant d’uriner et de déféquer dans l’eau : ces rejets contiennent une forte concentration de nutriments (nitrates et phosphates, entre autres), qui font le bonheur des algues.
Enfin, ces dernières apprécient aussi la chaleur : elles se multiplient avec des taux de croissance élevés pendant les mois d’été, en particulier quand la température de l’eau dépasse les 20 °C. L’augmentation des températures engendrée par le changement climatique s’ajoute donc aux autres facteurs. Les rives des lacs, surtout des petits et moyens, ont vu leur mercure grimper. En 2022, la bordure du lac de Lhurs, dans le Béarn, avait ainsi atteint plus de 25 °C, à près de 1 800 m d’altitude : une aubaine pour les algues.
Ces facteurs sont les principaux, mais il peut y en avoir d’autres : mes propres recherches nous en diront peut-être davantage à l’avenir. Le plus important est de comprendre qu’ils agissent en synergie : nous tuons les crustacés en introduisant des poissons, nous polluons en traitant le bétail puis, une fois les écosystèmes aquatiques de montagne fragilisés, nous contribuons par nos activités à faire augmenter la température des lacs : les algues y trouvent alors les conditions de croissance idéales. Certaines de ces algues sont toxiques et présentent donc un risque pour la santé.
Nos lacs passent ainsi du bleu au verdâtre, du verdâtre au vert vif : pas de mystère à cela, leur couleur vient simplement révéler ce que nous infligeons à nos lacs de montagne, à nos ressources en eau, à la faune, au bétail et à nous-mêmes.
Tout n’est pas perdu, bien heureusement. Les travaux de Marc Ventura mettent en lumière qu’il reste possible de faire marche arrière et de rendre aux lacs une couleur bleue et des écosystèmes sains. Mais cela implique de changer la gestion de l’ensemble des lacs de montagne dans les Pyrénées.
Dans un premier temps, il est indispensable de limiter l’empoissonnement à certains grands lacs et de l’interdire dans les autres, pour qu’ils soient réservés à la faune et la flore locales. Y compris dans les Grands Lacs, il est possible de créer des zones inaccessibles aux poissons afin de favoriser les invertébrés, les amphibiens et d’autres espèces aquatiques et semi-aquatiques.
Il s’agit ensuite de diminuer la pollution provoquée par les touristes, le bétail et l’industrie. Notamment en communiquant et en discutant avec les différents acteurs, afin de les alerter sur les risques et d’aboutir avec eux à de vraies solutions plutôt qu’à des compromis insatisfaisants.
Le PNR des Pyrénées ariégeoises a ainsi commencé à sensibiliser les touristes au moins sur l’utilisation des crèmes solaires. C’est un premier pas, bien qu’insuffisant compte tenu de l’éventail des problèmes expliqués ici. Une autre avancée consisterait à limiter l’accès du bétail aux lacs verts, ce qui contribuerait aussi à restaurer les écosystèmes. Enfin, à plus grande échelle, le phénomène alerte une nouvelle fois sur l’urgence de combattre le changement climatique…
À propos de l’auteur : Dirk S. Schmeller. Professor for Conservation Biology, Axa Chair for Functional Mountain Ecology at the École Nationale Supérieure Agronomique de Toulouse, Université de Toulouse III – Paul Sabatier.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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