Pour que l’ubérisation profite aux travailleurs, pas seulement aux start-up

À l’heure où la France inaugure, en Normandie, la première « route solaire » au monde – un tronçon de route recouvert de panneaux photovoltaïques, afin de ne pas empiéter sur les espaces dédiés à l’agriculture ou à l’habitation –, l’époque n’a jamais été aussi porteuse d’innovations.

Mais savez-vous que le sismographe a été inventé en…132 après J.C. ? Depuis l’invention des lunettes (1280), en passant par l’imprimerie (1454), le thermomètre (1593), le télescope (1671), le piano (1698), la machine à écrire (1714), la pile électrique et la cafetière (1800), le moteur à explosion (1859), le vaccin (1881), le cookie (1930), le talkie-walkie (1940), le téléphone portable (en 1969!), jusqu’à celle du web en 1990, l’histoire de l’humanité est synonyme d’innovation. 

Faciliter la vie des uns sans détériorer celle des autres

La révolution numérique est, à elle seule, peut-être le plus formidable accélérateur d’innovation que nos sociétés aient connu. Pas un secteur économique n’échappe à la vague digitale ; pas un secteur ne fait l’impasse sur les potentialités du numérique pour innover… Pour le meilleur, mais, hélas, parfois pour le pire. Il est primordial que les innovations issues du numérique facilitent la vie des uns sans s’opérer au détriment des autres.

L’ubérisation, ou la « jungle » du numérique ?

Nombreux sont les acteurs historiques qui souffrent, aujourd’hui, de la vague d’ubérisation qui les frappe de plein fouet. Les hôteliers, par exemple, se plaignent, à bon droit, de la concurrence déloyale que leur font les plateformes de location en ligne, Airbnb en tête.

Contre les plus de 65 000 logements proposés par l’entreprise californienne sur la seule ville de Paris, les hôteliers ne se battent pas à armes égales : supportant seuls les charges, le respect des normes sociales, sanitaires et de sécurité ou encore la fiscalité obligatoire, ils dénoncent un « deux poids deux mesures » qui menace la pérennité de leur modèle économique.

Idem pour les taxis, vent debout contre les « chauffeurs privés » de l’application Uber, qui n’ont pas à s’acquitter d’une ruineuse licence pour exercer le même métier. Mais ces acteurs traditionnels ne sont pas les seuls à souffrir de l’ubérisation à outrance. Les propres chauffeurs d’Uber, les coursiers, les livreurs à vélo qui se multiplient dans nos centre-villes, sont eux aussi « victimes » du développement anarchique de cette nouvelle économie.

Nouveaux actifs et indépendants

Le plus souvent, ces nouveaux actifs sont des indépendants, que leur dépendance pourtant réelle à une ou plusieurs plateformes en ligne rend corvéables à merci. D’une certaine façon, ils cumulent les désavantages des salariés (lien de subordination, faible rémunération, surflexibilité, stress, etc.) et ceux des patrons : pas d’allocations chômage, pas de congés payés, pas d’assurance en cas d’accident… Pour la député européenne Karima Delli, « autant appeler ce modèle par son nom : la jungle, dans laquelle seuls les plus forts survivent, pendant que les autres n’ont plus que des miettes à ramasser ».

« L’ubérisation n’est pas une fatalité »

Pourtant, pour la même eurodéputée, « l’ubérisation n’est pas une fatalité ». Plusieurs modèles innovants démontrent qu’il est possible de conjuguer (r)évolution numérique et respect des professionnels – installés ou nouveaux entrants – et des clients. C’est le cas, par exemple, des avocats, une profession qui s’interroge sur les bouleversements qu’apporte le numérique et qui pourrait bien faire son aggiornamento en douceur. 

Considérant l’arrivée massive des « legal start-up », ces sites Internet qui proposent l’automatisation de nombreux processus juridiques en ligne – elles seraient plus de 3 000 aux États-Unis et une soixantaine en France –, certains avocats ont choisi de se saisir des nouveaux outils de ces concurrents « qui basent leurs modèles sur (leurs) propres faiblesses ».

Pour l’avocat Edouard Waels, « l’intelligence numérique doit (…) conduire l’avocat à revoir ses méthodes de travail au service du client et à produire une prestation d’aussi bonne qualité à un coût ajusté en s’appuyant sur la puissance des technologies ».
 

« L’idée n’est donc pas d’ubériser notre propre métier mais de le réinventer pour contenir son ubérisation », prophétise-t-il.

Auto-écoles et médecins

Autre secteur à embrasser le virage numérique, les auto-écoles. À l’image du site Auto-école.net, qui a trouvé un certain équilibre entre numérique et « réel ». À la tête d’un réseau de 17 agences agrées et de 70 « vrais » salariés, l’entreprise se fait fort de marier un beau catalogue de services en ligne avec les prestations traditionnelles des auto-écoles. Ou comment le parcours du combattant que constitue parfois le passage du code et du permis de conduire est facilité par les outils du numérique.

Les médecins, enfin, se mettent à leur tour à la page numérique. Le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) a publié, début 2016, un rapport constatant que « 70 % des médecins indiquent la nécessité d’intégrer le numérique dans l’organisation des soins sur les territoires ». Et de se prononcer « résolument (pour) une dynamique d’accompagnement des nouvelles voies offertes par la télémédecine et l’e-santé », ici encore, au service des professionnels de santé et des patients.

Laissons le mot de la fin à l’avocat Edouard Waels : « Sauf à disparaître, personne ne peut raisonnablement se permettre de rejeter l’innovation et il faut plutôt se convaincre que c’est en l’apprivoisant que nous gagnons notre pérennité. Comme le disait déjà Héraclite 500 ans avant J.C., « rien n’est permanent, sauf le changement » ».

Judith Roussel est auditrice spécialisée dans la mobilité pour l’entreprise d’audit canadienne WWS. 

Contact : judith.roussel@outlook.com 

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