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Après Trump, le Brexit, Fillon… Plaidoyer pour les sondages

CHRONIQUE. Par Gérard Mermet, sociologue, auteur, fondateur de Francoscopie.

Le 23/11/2016 par WeDemain
CHRONIQUE. Par Gérard Mermet, sociologue, auteur, fondateur de Francoscopie.
CHRONIQUE. Par Gérard Mermet, sociologue, auteur, fondateur de Francoscopie.

Il était de bon ton de critiquer les sondages. Il est désormais convenu de les railler, suite aux « erreurs » qu’ils ont commises récemment : Brexit, Trump, Fillon… Face à ce bashing sans précédent, mais aussi sans nuances, les instituts font profil bas, sachant que tout ce qu’ils pourraient dire pour leur défense se retournerait contre eux. Gageons qu’un sondage sur… la perception des sondages par les Français donnerait des résultats assez désastreux.

Si ce n’était pas le cas, ils conforteraient sans aucun doute la forte défiance dont ils sont l’objet. Cette défiance reflète en tout cas l’état d’une opinion qui rejette de plus en plus massivement le « système politico-médiatique », dans lequel elle place sans hésiter les sondeurs. On notera d’ailleurs, ironiquement, que la raison d’être des sondages est précisément de refléter l’état de l’opinion !

Ils font donc en ce sens leur travail. On observera aussi que ce déferlement/défoulement est largement alimenté par les médias et leurs commentateurs, qui ont tenté depuis quelques mois d’analyser des intentions de vote qui ne se sont pas avérées. Ils ont donc un peu le sentiment d’avoir été trahis par ceux qui leur fournissent habituellement une bonne part de leurs informations et de leurs arguments.

Des circonstances atténuantes

Comme le plus souvent, la réalité est plus complexe, et les sondeurs ont quelques circonstances très atténuantes. Ils sont d’abord confrontés à des situations totalement nouvelles, évolutives, dans un contexte d’incertitude généralisée, qui incite à la volatilité. N’ayant pas une expérience suffisante de ces situations, ils ne sont pas en mesure de « corriger » leurs modèles de recueil et, surtout, d’interprétation des résultats.

La primaire de la droite est ainsi une « première », comme l’était le référendum britannique sur l’appartenance à l’Union européenne, ou la candidature d’un Donald Trump aux États-Unis. Les instituts font donc ce qu’ils peuvent, comme ils l’avaient fait dans les années 1990, au moment de la montée du Front national. De nombreux sympathisants n’osaient alors pas avouer ouvertement leur inclination, de peur d’être accusés de racisme et de xénophobie, de défendre l’indéfendable, tel qu’énoncé ou plutôt éructé par le leader de l’époque.

Il a fallu quelques temps (et quelques élections) aux sondeurs pour estimer l’importance et le poids de ces « intentions cachées », et redresser les résultats qu’ils mesuraient afin qu’ils soient conformes aux votes réels constatés dans les urnes. Ces pondérations ont diminué avec le temps ; le coming out des sympathisants FN n’est plus aujourd’hui un problème pour eux.

Une science humaine, donc faillible

Les détracteurs des sondages ne doivent pas ignorer non plus (ou faire semblant d’ignorer) que l’enquête d’opinion n’est pas une science exacte, même si les résultats qu’elle fournit sont obtenus par des approches mathématiques (statistiques) rigoureuses, qui ne peuvent être remises en question (et que beaucoup de Français ignorent). La démarche s’inscrit donc en réalité dans les « sciences humaines », qui doivent faire avec des comportements à la fois conscients et inconscients, par nature difficiles à décoder.

Les contempteurs doivent savoir aussi que le rôle des sondages n’est pas de prévoir l’avenir, mais de mesurer l’état de l’opinion au présent, à un moment donné. Ce moment est de plus en plus fugitif, de sorte que les chiffres publiés peuvent être déjà obsolètes. Mais surtout, et c’est là une faiblesse bien plus réelle que les précédentes, la forte demande des utilisateurs de sondages (politiques, entreprises, médias…) oblige les sondeurs à interroger des personnes sur des thèmes sur lesquels ils n’ont pas réfléchi, et surtout pas conclu, par manque de temps ou d’information suffisante.

Ils se contentent alors souvent de restituer ce qu’ils entendent dans les médias, plutôt que d’avouer leur incertitude. Celle-ci s’estompe ensuite au fur et à mesure de l’information, des discussions en famille, au bureau ou sur les réseaux sociaux. Ce mouvement est de plus en plus rapide et ample, du fait de la vitesse de fonctionnement des outils d’information et d’échange utilisés.

Une influence réelle…

On ne saurait pour autant nier la capacité d’influence des sondages. C’est elle sans doute qui explique que les électeurs potentiels de la primaire de la droite se sont longtemps concentrés sur le duel annoncé entre Nicolas Sarkozy et Alain Juppé. Mais on notera que les personnes interrogées ont aussi contribué à cette influence, en déclarant aux sondeurs qu’ils allaient voter pour l’un ou pour l’autre, oubliant dans leurs choix François Fillon et les « petits » candidats.

Les sondeurs ne sont pas pour grand-chose dans ce phénomène. Ils ont d’ailleurs identifié la montée rapide et inattendue de Fillon quelques jours avant le premier tour. L’examen comparé des évolutions d’intentions de vote des trois principaux candidats laissait d’ailleurs tout à fait prévoir que le troisième allait dépasser ses deux concurrents.

Si les sondages avaient été autorisés les tout derniers jours, ils l’auraient montré avec évidence. C’est donc un « cercle vicieux » qui s’est mis en place, sans que quiconque ait eu besoin de tricher parmi les interviewés ou les intervieweurs. Les citoyens se sont d’abord laissé abuser par le contenu et la tonalité des médias, qui reprenaient les chiffres des sondeurs, qui de leur côté n’ont pu (ou su) intégrer cette dimension de « reflet » dans les données qu’ils obtenaient. Ce mouvement circulaire et cybernétique s’est ainsi entretenu de lui-même.

… mais de moins en moins acceptée

Ce qui a changé récemment, c’est que les citoyens acceptent de moins en moins cette influence des médias et des sondeurs sur leurs choix personnels. Les deux catégories font pour eux partie d’un même « système » qu’ils dénoncent et rejettent. Cet état d’esprit les incite même à vouloir mettre en défaut ce système en le rendant caduque. Il leur suffit pour cela de ne pas dire vraiment ce qu’ils pensent ou ce qu’ils ont vraiment l’intention de faire.

Une sorte de jeu du chat (le sondeur-institution) et de la souris (le citoyen malin) s’est donc mis en place, en particulier chez les « souris » les plus critiques. Les autres, qui ne sont pas complotistes ou anti-système (il en reste), hésitent de plus en plus et sur nombre croissant de sujets, devant la difficulté de choisir, à un moment où tout est complexe, où personne ne sait vraiment ce qu’il faudrait faire pour résoudre les problèmes.

Ceux-là changent aussi d’avis plus souvent, mais de bonne foi, au fur et à mesure qu’ils reçoivent et intègrent l’information, en discutent avec leurs « pairs » et choisissent in fine entre des options difficiles à comparer et à évaluer. Le zapping est encore plus légitime lorsque les options sont proches, comme ce fut le cas lors de la primaire de la droite, avec des candidats appartenant à la même « famille ».

Un bilan global positif

Si l’on doit faire la balance entre les inconvénients et les avantages des sondages, elle penche assez largement en faveur des seconds. Les sondages sont utiles, sinon nécessaires. Aucun autre instrument ne permet en effet de connaître avec la même précision l’état des lieux et celui des forces à l’œuvre dans la société. Même si cette précision est à relativiser selon les réserves décrites précédemment, et les fiascos récents.

Aucun autre outil ne permet aux acteurs (économiques, politiques, sociaux…) de prendre en compte ces éléments d’opinion dans leurs décisions, dans les multiples domaines de la vie individuelle ou collective. Cela ne signifie pas évidemment qu’il faille « gouverner en fonction des sondages », mais qu’il est important de chercher à savoir quels sont les attentes, espoirs, convictions, hésitations, frustrations ou craintes des publics auxquels on s’adresse : consommateurs, citoyens, individus ; parents ; travailleurs ; malades ; usagers des services publics ; contribuables…

On peut évidemment vivre ou gouverner sans les sondages ; tous les peuples l’ont fait pendant des millénaires avant qu’ils soient rendus possibles par les progrès des mathématiques, et inventés par Gallup, Roper, Crossley et quelques autres dans les années 1930. Leur utilité a été démontrée pour la première fois lorsqu’ils ont prévu, contre l’avis général, la réélection de Roosevelt, en 1936. On pourra leur faire crédit qu’ils ont eu plus souvent raison que tort sur la durée.

Un outil au service de tous

On peut penser que la démocratie se porterait un peu moins bien, et sans doute un peu plus mal encore, en l’absence de sondages. Tous les fantasmes, mensonges, contre-vérités et manipulations seraient alors possibles. Les partisans de la théorie du complot répliqueront que les manipulations sont également possibles avec les sondages. Ils n’ont sans doute pas tort, mais elles sont rares, et de plus en plus repérables, du fait de la concurrence entre les instituts.

Les conflits d’intérêt sont aussi plus facile à identifier, et il ne profitent généralement pas à ceux qui en sont coupables. Il ne faut donc pas jeter les sondeurs avec l’eau du bain peu limpide (parfois même trouble) dans lequel baigne la société (mé)contemporaine. La grande majorité d’entre eux sont de bonne foi, et ne « roulent »pour personne. Ils opèrent de la façon la plus scientifique possible afin de fournir des éléments d’appréciation utiles à leurs clients (politiques, observateurs et commentateurs, médias…) comme aux citoyens.

C’est à ces derniers d’utiliser et d’aiguiser leur esprit critique, leur capacité d’analyse et leur libre arbitre, de façon rationnelle et responsable, pour ne pas être victimes d’une dictature des sondages. Si la démocratie est le moins mauvais des systèmes, les sondages sont sans doute le moins mauvais outil pour faciliter son fonctionnement.

Gérard Mermet.

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