Ces masques ne sont pas tombés du ciel, mais presque. En ce mois de mars 2020, comme partout en France, le Val-d’Oise confiné se retrouve confronté à une dangereuse pénurie de masques. Qui aurait pu imaginer que son salut vienne du géant chinois des télécommunications ? Huawei, basé à Shenzhen, métropole de 13 millions d’habitants aux portes de Hongkong, expédie aussitôt 20 000 masques FFP1 à la collectivité.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 32 de la revue WE DEMAIN, disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne
Un mystérieux cadeau dont la finalité s’éclaircit deux mois plus tard : l’entreprise et le syndicat mixte Val-d’Oise numérique annoncent en juin la signature d’un partenariat, qui doit faire de ce territoire le premier « smart département » de France. Au programme : caméras de vidéosurveillance et capteurs intelligents, formations numériques pour booster la collectivité… et 5G, bien sûr.
« Le bras technologique du régime chinois«
Pour la firme aux 194 000 salariés dans le monde, c’est une vitrine de plus, une sorte de show-room géant pour convaincre de la qualité de ses produits. Créé en 1987 et d’abord spécialisé dans les équipements réseaux, Huawei a peu à peu élargi ses activités aux objets connectés – de la montre au panneau solaire – et au cloud, devenant le premier déposant de brevets au monde en 2017 et le numéro un mondial du smartphone en juillet 2020 (devant le coréen Samsung). Mais cette diplomatie chinoise du masque – Huawei en a aussi envoyé des palettes en Lituanie, en Suisse ou au Maroc – a ses limites.
Au cours de l’été, la belle histoire de l’entreprise avec le Val-d’Oise déraille. La gauche locale s’indigne d’un tel accord avec une entreprise qui bénéficierait en Chine du travail forcé de la minorité musulmane ouïgoure. « Rien ne justifie ce partenariat, la majorité de droite vit dans une bulle », dénonce le sénateur socialiste Rachid Temal. Face à la polémique, le département suspend le partenariat en aout, « dans l’attente d’une position officielle du gouvernement français, seul compétent en matière de diplomatie économique ». Un exemple qui rappelle qu’avec Huawei, rien n’est simple. Le géant a beau s’afficher comme une grande entreprise parmi d’autres, il est souvent décrit comme « le bras technologique du régime chinois », rappelle Charles Thibout, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques, l’Iris.
Siège européen en Allemagne
La France est pour Huawei une nouvelle terre de mission. En février 2020, l’entreprise a annoncé la création dans notre pays – sans préciser où – de sa première grande usine de production hors de Chine, avec 500 emplois à la clé. Ce site stratégique devrait produire des équipements pour la 4G et la 5G pour le marché européen. Un revirement, car vu de Shenzhen, l’Hexagone fut longtemps au second plan.
« La France est l’un des pays européens qui a noué le moins de relations avec Huawei », note Charles Thibout.
En 2013, les achats de Huawei à des entreprises n’y représentaient que 4 % de ses achats en Europe. Et sept ans plus tard, la filiale française ne compte qu’environ 900 salariés alors que les effectifs sont de 13 000 personnes sur le continent. La firme privilégie à l’époque l’Allemagne. Son siège européen est à Düsseldorf, et deux autres villes de la Ruhr, Gelsenkirchen et Duisburg, ont topé avec la marque pour devenir des vitrines de la ville intelligente à la chinoise.
Le Royaume-Uni est aussi une place forte de Huawei, qui a fourni 70 % de son infrastructure 4G selon l’Institut Montaigne. Huawei avait fait sensation en 2005 en signant un énorme contrat à 10 milliards de livres sterling (15 milliards d’euros) avec l’opérateur BT.
Une coopérative
Mais le premier équipementier télécom du monde voit aujourd’hui sa stratégie d’expansion contrariée par le contexte mondial. En témoigne son dernier smartphone haut de gamme, le P40. C’est le premier de sa gamme à être compatible avec la 5G, une technologie clé où Huawei est en avance, avec ses antennes relais destinées aux opérateurs. Sauf que c’est aussi le premier à ne pouvoir utiliser les services Google, après l’interdiction décrétée par l’administration Trump. Raisons de sécurité nationale.
Huawei, qui se présente officiellement comme une coopérative, a été fondé par Ren Zhengfei, un ingénieur du génie ancien membre de l’Armée populaire de libération. Le ministère de la défense américain a listé la firme en juin parmi vingt entreprises opérant aux États-Unis soutenues par l’armée chinoise – ce qu’elle conteste. La Commission européenne, elle, s’était surtout émue des lignes de crédits massives des banques et des subventions indirectes de l’État chinois.
Huawei mène-t-elle des activités d’espionnage, ou ces allégations sont-elles des arguments commodes dans la guerre commerciale qui oppose la Chine aux États-Unis ? Quoi qu’il en soit, dans le sillage américain, le Royaume-Uni a exclu en juillet l’équipementier de la construction de son réseau 5G. Quant à l’Allemagne, la lune de miel avec la Chine y a été gâtée par le rachat en 2016 de Kuka, l’un des leaders de la robotique industrielle par un fabricant chinois de machines à laver, Midea.
La peur de laisser filer un savoir-faire national a conduit, un an plus tard, à la publication d’un décret soumettant certains investissements étrangers dans des entreprises allemandes à l’examen des autorités. Autant de péripéties qui ont réorienté les ambitions du géant vers la France, deuxième économie européenne et acteur technologique de premier plan.
Un cerbère pour le surveiller
L’implantation en France de la firme chinoise ne date cependant pas d’hier. Tout avait commencé en 2003 avec la livraison d’équipements réseaux pour la fibre optique à l’opérateur LDCom, depuis racheté par SFR. Puis l’équipementier, agressif sur les prix, a réussi à séduire Bouygues Telecom. Une conquête du marché français surveillée de près par l’État – un groupe de travail, baptisé Cerbère, a même été mis en place à Matignon en 2015, avec six ministères, les services de renseignement et l’Anssi. Les autorités ont depuis demandé discrètement aux opérateurs de se passer de la firme chinoise en Ile-de-France et de refuser ses équipements dans les cœurs de réseau, qui traitent notamment les données des usagers. Une attention qui explique le subtil positionnement d’Orange : si l’ancien opérateur public français travaille bien avec la firme chinoise dans le reste du monde, il s’abstient de le faire en France.
Les activités du géant chinois dans l’Hexagone vont cependant au-delà de ces seuls matériels destinés aux opérateurs. Il y a par exemple ouvert six de ses vingt-quatre centres de recherches en Europe. À Boulogne-Billancourt, Huawei compte deux sites, l’un dédié aux mathématiques et algorithmes et l’autre aux capteurs. À Paris, l’entreprise a ouvert un centre de recherches en design et, courant octobre, un autre en mathématiques. À Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes), des ingénieurs sont spécialisés dans le traitement d’images. En 2018, la firme a aussi ouvert à Grenoble un site dédié aux capteurs et au calcul parallélisé, pour augmenter la puissance des machines. Enfin, il y a les partenariats noués avec des territoires, comme le Val-d’Oise ou, dès 2016, la région PACA. Huawei a également couvert Monaco d’antennes 5G, de même qu’elle a fourni gracieusement à la ville de Valenciennes 240 caméras de surveillance.
Pour séduire les Français, Huawei n’a pas hésité à sortir le carnet de chèques pour attirer des noms. Sa plus grosse prise ? L’ancien ministre et maire (centre droit) de Valenciennes Jean-Louis Borloo, qui a passé quatre ans au conseil d’administration de la filiale française. On ignore les raisons du départ cet été de celui qui était arrivé pour faciliter les relations avec les pouvoirs publics. À sa place, Huawei a choisi en septembre l’ancien secrétaire d’État (socialiste) Jean-Marie Le Guen, qui n’a pas répondu à la demande d’interview de We Demain.
Aurore Bergé à la com
Huawei s’intéresse aussi à la défense : au début des années 2010, l’entreprise recrute Philippe Le Corre, ancien conseiller de la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie (2002-2007). Surtout, elle embauche François Quentin, l’ex-directeur de la division aéronautique de l’industriel de défense Thales, pour présider le conseil d’administration de la filiale, un poste qu’il conservera huit ans (2010-2018). Côté image, Huawei mise sur des figures fédératrices, comme le champion du monde de foot Antoine Griezmann depuis 2018. La communication, un domaine dont a été un temps chargée la députée macroniste Aurore Bergé.
« La stratégie d’occidentalisation de la firme passe par le tissage d’un réseau de sociabilité moins associé à la Chine », résume Charles Thibout.
Pour assoir ses intérêts en France, Huawei mise sur un mélange classique d’organisation d’évènements – invitation de happy few à un concert privé avec le violoniste Renaud Capuçon – et de partenariats avec des institutions. Mécène, Huawei finance l’Opéra de Paris à travers son programme d’ »Académie digitale ». Avec son prix Talents numériques, elle drague les meilleurs ingénieurs de France – l’entreprise est d’ailleurs partenaire de l’école Telecom ParisTech, un vivier de talents. Enfin, elle collabore avec Business France et le comité Richelieu pour le programme Digital Inpulse d’aide aux start-up.
Son histoire d’amour avec la France connait toutefois des refroidissements. Par exemple avec l’installation avortée d’un site de recherche sur les réseaux filaires à Lannion (Côtes-d’Armor), l’un des berceaux des télécoms français, prévu en 2007. Un échec sans explication, que l’entreprise s’attèle à gommer en affirmant que la presse avait mal compris la nature du nouveau site. Autre écueil, la publication du rapport du sénateur (centre droit) Jean-Marie Bockel sur la cyberdéfense, en 2012. Ce dernier, que nous avons joint mais qui ne souhaite plus s’exprimer aujourd’hui sur le sujet, vise frontalement la firme chinoise dans ce document en plaidant « pour une interdiction totale sur le territoire européen des équipements informatiques sensibles d’origine chinoise ».
Dirigisme
Au sein de la filiale française, la greffe a parfois aussi du mal à prendre. En cause, le dirigisme de l’entreprise, qui veut tout contrôler depuis Shenzhen, et la forte pression d’une firme qui promeut la « culture du loup ». La firme aime en effet se comparer à cet animal qui ne lâche jamais sa proie.
« Huawei se veut une entreprise internationale, mais c’est avant tout une société chinoise avec une structure très pyramidale », témoigne pour We Demain un ancien de Huawei technologies France.
La cohabitation dans cette entreprise, outil du patriotisme chinois, n’est, selon lui, pas simple entre collaborateurs chinois et français.
Les premiers sont là « pour faire leurs premières armes avant de revenir au siège », sont choqués « du laisser-faire pendant les grèves » et ne comptent pas leurs heures, quitte à rester au bureau pour jouer à Candy Crush. Les seconds, environ 80 % des effectifs, poursuit cet ancien, « s’étonnent de certaines pratiques, comme faire son autocritique, ne savent parfois pas vers qui se tourner et sont sidérés par la soumission des salariés venus de Chine ». Interrogée spécifiquement sur ce sujet, la firme n’a pas répondu à nos questions.
Malgré tant d’efforts pour prendre pied en France, Huawei a enregistré un sérieux revers : la loi du 1er aout 2019 sur la sécurité des réseaux, qui conditionne l’utilisation des équipements 5G à l’autorisation du « cyberpompier » de l’État, l’Anssi. L’agence n’a pas mis un véto général aux équipements Huawei, mais ne leur a donné que des autorisations temporaires, contrairement aux produits d’Ericsson ou de Nokia, eux bienvenus. « Nous ne sommes pas dans du Huawei bashing, assure le patron de l’Anssi, Guillaume Poupard. Nous disons juste que le risque [pour la souveraineté] n’est pas le même avec des équipementiers européens qu’avec des non-européens. »
« La sécurité des réseaux ne peut pas se juger au drapeau de tel ou telle entreprise »
Dans le détail, Huawei est banni de certaines villes, et obtient dans la plupart des cas un sursis temporaire de trois à huit ans. Une durée très courte pour un opérateur soucieux de rentabiliser ses achats. Bouygues s’est vu demander de démanteler au plus vite ses installations 5G Huawei dans quatre villes sensibles : Brest, port militaire de premier plan, Rennes, qui abrite la cyberdéfense française, Strasbourg, ville du Parlement européen, et Toulouse, capitale française de l’aéronautique. Soit au total près de 3 000 antennes à démonter d’ici 2028 pour le seul Bouygues Telecom. Ce bannissement programmé des équipements Huawei devrait couter cher aux opérateurs français et retarder le déploiement de la 5G. Au Royaume-Uni, l’exclusion totale de la marque devrait entrainer un retard de deux à trois ans dans le déploiement de la 5G, pour un cout supplémentaire évalué à environ 2 milliards de livres sterling (2,2 milliards d’euros).
Prudemment, les Français ne ferment toutefois pas la porte à l’entreprise. « La sécurité des réseaux ne peut pas se juger au drapeau de tel ou telle entreprise », explique le député (LREM) Éric Bothorel, qui suit à l’Assemblée les questions de sécurité des télécoms. « La France n’a pas à choisir entre les États-Unis et la Chine, engagés dans cette guerre commerciale agressive. Nous n’avons pas à succomber à l’un ou à l’autre. » Mieux, l’Hexagone a même sa partition à jouer, notamment en alimentant en composants Huawei, qui cherche des fournisseurs alternatifs aux firmes américaines. Son premier partenaire en France n’est-il pas le fabricant franco-italien de puces électroniques STMicroelectronics ? Quelles que soient les embuches semées sur son passage, le géant chinois pourra toujours compter sur son gigantesque marché national (1,4 milliard d’habitants) pour écouler ses produits.