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Gilets Jaunes, acte 5 : c’est un tournant social qu’il va falloir effectuer

Le 14/12/2018 par WeDemain

Le temps est venu de faire un premier bilan de que nous avons appris et compris lors des quatre premiers actes de la « pièce » qui se joue à guichets fermés sur les théâtres nationaux et régionaux depuis le 17 novembre. Son titre : La révolte des Gilets Jaunes.

Trois enseignements en ressortent clairement :

  1. Une partie des Français a été indéniablement oubliée depuis plusieurs décennies par les responsables politiques qui se sont succédés. Celle qui, sans être dans la misère la plus profonde (globalement peu représentée dans le mouvement) éprouve des difficultés à boucler ses fins de mois, malgré une redistribution des revenus plutôt plus généreuse en France qu’ailleurs. Mais le gène de l’égalitariste est présent dans l’ADN national, qui comporte aussi celui de la révolution.
  2. Ces « travailleurs pauvres » se sentent en outre méprisés par les « élites ». Ils ont également et légitimement peur de l’avenir, considérant que le « nouveau monde » ne devrait pas leur profiter davantage que l’ancien. Les frustrations se sont ainsi accumulées, débouchant sur une colère immense, assortie de revendications multiples, souvent contradictoires, qui ne sont portées par aucun représentant véritable.
  3. Leurs messages ont d’abord été fortement exprimés sur les réseaux sociaux, puis abondamment relayés par les médias traditionnels. Ils sont soutenus par une large partie de l’opinion, par identification, empathie et/ou crainte de subir bientôt le même sort.

« Un tournant social nécessaire pour la réussite du quinquennat »

Si l’on considère (et espère) que la pièce se jouera en cinq actes, le dernier devra répondre par des mesures concrètes et fortes aux questions et attentes exprimées dans les quatre premiers. Principalement celles liées à l’accroissement du pouvoir d’achat et à la réduction des inégalités. Mais cela va coûter très cher. D’autant qu’il faudra dans le même temps financer la transition environnementale, indemniser la baisse tendancielle de l’emploi (liée à la « robolution »), assurer une gestion moralement acceptable et économiquement supportable de la pression migratoire, satisfaire la demande croissante de sécurité, réinventer l’Europe. Le tout dans un contexte de ralentissement de la croissance mondiale, de raidissement général, de guerre commerciale et de risque terroriste.

Or, les caisses de l’État (donc des Français en tant que nation) sont désespérément vides. Les dépenses publiques sont très élevées (plus de la moitié du PIB). Les déficits sont récurrents (commerce extérieur, budgets des communes…). Les prélèvements obligatoires atteignent des records. L’endettement est excessif (une année totale de production). Il serait irresponsable et dangereux de laisser empirer encore cet héritage légué à nos successeurs.

Dans ce contexte, on ne voit pas d’autre solution, pour redonner de l’argent à ceux qui n’en ont pas assez, mais aussi de la dignité et de l’espoir à ceux qui n’en ont plus, que de leur transférer une part de la richesse (revenus et/ou patrimoines) détenue par les mieux lotis. C’est donc un tournant social qu’il va falloir effectuer. Un contrepoint au tournant libéral (dit « de la rigueur ») réalisé par François Mitterrand en 1983.

Miser sur l’effet de levier du « facteur quatre »

À l’examen, la mise en place de ce virage social n’apparaît pas aussi complexe et difficile qu’on peut l’imaginer. Tentons une proposition concrète, comme piste de réflexion à destination des Gilets Jaunes et de leurs interlocuteurs, lors des forums prévus pour les prochains mois, qui décideront en partir de l’avenir de la France.

Les 20% de ménages français les plus aisés perçoivent en moyenne un revenu d’environ 8000 euros par mois, avant impôts directs et contributions diverses (chiffre arrondi, établi à partir de calculs fondés sur les niveaux de vie*). À l’autre bout de l’échelle des revenus, les 20% de ménages les plus modestes reçoivent en moyenne environ 1 000 euros par mois, avant prestations sociales (ils ne paient pas d’impôts sur les revenus, comme un peu plus de la moitié des ménages, et les prestations sociales représentent en moyenne environ un tiers de leur revenu disponible).

Le rapport entre ces deux quartiles extrêmes est ainsi un peu supérieur à 8 (8,4 précisément). On notera au passage qu’il n’est plus que de 3,9 après les impôts payés par les « riches » et les prestations reçues par les « pauvres ».  Une preuve que le système de redistribution national est assez efficace. Il reste cependant insuffisant pour que les seconds puissent vivre « dignement », compte tenu notamment de la hausse continue de la part des « dépenses préengagées » (logement, assurances, communication…), qui peut atteindre 60% pour les plus modestes.

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Supposons maintenant que l’on réduise de 10% les revenus des 20% de ménages les plus aisés, sous la forme d’une contribution (et avec une progressivité au sein de la tranche concernée)  à définir, associée à une pédagogie adaptée. Leur revenu moyen passerait ainsi de 8 000 euros à 7 200 euros mensuels. Un montant qui ne semble pas de nature à les priver considérablement, de sorte que l’on n’imagine guère qu’ils défileraient dans la rue pour s’en plaindre (avec peut-être des gilets de costumes trois pièces…).

En revanche, l’effet de cette nouvelle redistribution sur les 20% de détenteurs des revenus les plus modestes serait considérable : ils verraient leur montant passer de 1000 euros à 1 400 euros par mois, compte tenu de l’effet de levier du « facteur 4 » existant (ratio d’inégalité moyenne). Beaucoup pourraient sans doute ainsi faire vivre plus décemment leurs familles, sans recourir à des crédits qu’ils ne peuvent souvent plus rembourser.

Un moyen de réconcilier les deux France

On pourrait bien sûr choisir d’autres hypothèses que celle proposée, tant en ce qui concerne la part des ménages aisés qui seraient contributeurs, le niveau d’effort qui leur serait demandé et la répartition des sommes transférées entre les ménages en difficulté. Les cerveaux bien structurés de Bercy pourront facilement affiner, simuler et « lisser » différents scénarii sur l’ensemble des ménages, avant de les présenter aux responsables politiques et aux citoyens. Le transfert témoignerait d’une réelle solidarité de la « France d’en haut » à l’égard de celle d’ »en bas », étape nécessaire à leur réconciliation. Il éloignerait aussi la perspective d’une révolte du « peuple », dans la rue, sur les lieux de travail ou dans les urnes.

Notons enfin que ce tournant social n’impliquerait pas un « changement de cap » véritable et un chamboulement du programme initial du Président de la République. Il rendrait au contraire plus crédible l’étiquette « et de droite et de gauche » qu’il avait initialement souhaité se donner, contrepoids à celle qu’il s’est vu accoler de « président des riches ».

Cet effort préalable d’équité n’enlèverait rien en effet à la nécessité des réformes prévues à court ou moyen terme : transition énergétique ; financement des retraites futures ; indemnisation du chômage ; actualisation du statut de la fonction publique ; encouragement des entreprises à créer de la croissance, etc.

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Quel que soit le cap choisi, les marins savent bien qu’il faudra « tirer des bords » (à babord et à tribord si l’on ne veut pas utiliser le langage politique de l’ »ancien monde ») pour arriver plus vite au port. Cela permet d’être plus souvent « au vent » et de continuer d’avancer, plutôt que de l’avoir « debout » (face à soi) et de reculer. Cela permet aussi, lorsqu’on traverse une tempête, d’obtenir l’aide des passagers en les transformant en membres de l’équipage. Une métaphore de la démocratie à réinventer.

*Les calculs conduisant à ces revenus sont basés sur l’indicateur a priori le plus fiable (même s’il est complexe) des revenus et des inégalités qu’ils recouvrent : le « niveau de vie » (ensemble des revenus perçus par les ménages avant impôts directs et prestations sociales) par « unité de consommation » (notion permettant de tenir compte du nombre de personnes dans chaque ménage, de façon que le niveau de vie soit sensiblement le même pour chaque individu au sein du ménage). Le premier adulte compte ainsi pour 1 UC, les autres personnes de 14 ans et plus pour 0,5, les enfants de moins de 14 ans pour 0,3). On fait ensuite l’hypothèse qu’un ménage moyen compte 2,2 personnes, mais seulement 1,7 UC. 20% des ménages (5,6 millions) représentent environ 13 millions de personnes. Le transfert total évoqué en exemple atteindrait 54 milliards d’euros, soit 13 fois le montant de l’ISF avant sa transformation en IFI.

Dans « Francoscopie », un livre qu’il actualise tous les deux ans depuis 1985, le sociologue Gérard Mermet analyse notre époque. Il livre cette année une édition spéciale sur la France de 2030.

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