Innovation sociale : quand les startups inspirent les grandes entreprises

Dans un contexte de mutation écologique et sociale sans précédent, la question se pose dans toutes les grandes entreprises : comment s’adapter pour survivre ? Au-delà des enjeux écologiques, désormais intégrés par une majorité de grands patrons, le chemin est encore long dans le domaine sociétal. Héritières des Trente glorieuses, nombreuses sont les grandes entreprises françaises à encore promouvoir le contrôle pyramidal des salariés, la propriété intellectuelle, et à considérer l’échange de savoir comme de l’espionnage industriel. 

Pour accélérer la dynamique du changement, le cabinet de conseil en innovation sociale Bluenove    a présenté, mercredi 25 juin, un recueil de solutions à des entreprises telles que Suez, Butagaz ou Orange. Ce livre blanc    consacré à « l’open innovation sociétale », concept inconnu pour près de la moitié des 109 entreprises de plus de 1 000 salariés interrogées, a reçu un accueil mitigé. L’ouvrage appelle ces grands acteurs à collaborer, partager leurs ressources, mobiliser l’intelligence collective, valoriser leurs employés et leurs idées… Bref, à s’inspirer de ce qui se fait dans les espaces de co-working, incubateurs et autres fablabs qui ont permis à de nombreux projets innovants de voir le jour en France ces dernières années. 

Innovation, dynamisme et agilité

Car la France a su, elle aussi, s’emparer de ces nouvelles formes d’élaboration de projets : des incubateurs de startups, qui valorisent l’économie collaborative et circulaire, ouvrent un peu partout sur le territoire. Ces petites structures, ces entités peu structurées hiérarchiquement, sont innovantes, dynamiques et agiles. Leur mode de fonctionnement permet l’expérimentation en cours de process, les rendant capables de réajuster l’offre en fonction des besoins et des moyens.

Mais de l’avis même des théoriciens de « l’open innovation sociétale », le basculement n’est pas évident à amorcer dans les grands groupes. Difficile, pour les managers et les dirigeants en général, d’abandonner leur leadership au profit d’une gestion du personnel plus horizontale et transversale. Chez Butagaz par exemple, qui gère plusieurs sites classés Seveso, la sécurité industrielle est l’apanage des ingénieurs spécialisés. Le processus participatif n’est pas forcément facile à accepter par ces détenteurs du savoir. Car pendant longtemps, c’est la détention du savoir qui a apporté l’avantage concurrentiel.

« On gère des projets innovants avec des méthodes classiques »

En 2011, 88 % des entreprises que Bluenove avait sondées pensaient que l’open innovation les exposait à des risques de vol et de détournement de la propriété intellectuelle : les questions de confidentialité, les problèmes juridiques affiliés et la volonté de contrôler de bout en bout les projets innovants sont toujours un frein pour les entreprises qui souhaiteraient pourtant se régénérer. Les grandes sociétés mentionnées dans le livre blanc citent également « la bureaucratisation excessive, qui rend les organisations « autistes », le cloisonnement des décisions et des tâches, la rigidité des structures qui paralyse l’initiative, l’empilement des procédures qui déresponsabilise, le culte de la confidentialité qui empêche les idées de circuler… » Ce que résume parfaitement Brigitte Dumont, directrice RSE (Responsabilité Sociale de l’Entreprise) chez Orange : « On gère des projets innovants avec des méthodes classiques. » 

Pour les grandes entreprises, l’innovation a toujours été, avant tout, technique et technologique. Un défi déjà difficile à relever au sein de la compétition mondiale, à l’heure où « des acteurs hier inconnus peuvent changer la donne et imposer de nouvelles règles du jeu ». Rappelons-nous de Kodak et de son passage raté au numérique, de Nokia et de la course perdue sur les smartphones…  La donne se complique encore davantage lorsque les entreprises sont sommées de se tourner vers l’innovation sociale et environnementale. « Au départ, ce qui pousse l’entreprise à adopter une démarche RSE, c’est la gestion du risque, analyse Ganaël Bascoul, manager au sein du département Environnement et Développement durable d’Ernst & Young. Les entreprises craignent une amende, l’avancée d’un concurrent ou ce qui pourrait nuire à leur réputation ». 

« De la captation à la pollinisation »

Pour le moment, outre les mesures écologiques qui essaiment peu à peu, l’innovation se cache derrière des appels à projets, des concours d’idées organisés par des grands groupes, comme Orange. Les projets sélectionnés sont ensuite placés dans des incubateurs internes. Cela permet de transformer rapidement les idées innovantes en activités rentables. On assiste donc, pour l’instant, à de l’ « outside-in » : les sociétés vont chercher des porteurs d’idées et leur permettent de les développer en interne. Chez Orange, on se félicite de ce type de partenariat. « La taille et l’historique d’un grand groupe sont ce qui peut attirer les startups : base clients, expertises, réseau de distribution. Elle apprend des expertises et de la structuration de la grande organisation, et le grand groupe s’ouvre à l’agilité dans cette relation à bâtir » détaille Nathalie Boulanger, directrice de l’Orange Startup Ecosystem

Échange de bons procédés ? Pas seulement. Pour que les démarches « d’open innovation sociétale » fonctionnent, elles doivent davantage reposer sur « une logique de pollinisation et de fertilisation croisée que sur une logique de captation d’idées ou de richesses », comme le préconise le livre blanc de Bluenove. Autrement dit, sortir du concept de rentabilité immédiate pour des groupes qui ont grandi dans un capitalisme décomplexé. L’économiste Yann Moulier-Boutang compare cette mentalité progressiste à l’apiculture : « Avec le miel, les abeilles génèrent un produit marchandisable dont vit l’apiculteur. Mais chacun sait que le travail le plus socialement et écologiquement utile des abeilles est la pollinisation des plantes sauvages ou cultivées ». L’apiculteur, s’il joue un rôle essentiel en prenant soin des abeilles, n’est pas pour autant légitime à s’approprier les fruits de leur travail de pollinisation. Il doit en être de même des grandes entreprises. 

Une transition réussie

L’une d’entre-elle, citée en modèle par Bluenov, a déjà une bonne longueur d’avance. Leader mondial de la fabrication de moquette en dalles, la société néerlandaise Interface a révolutionné le rapport des entreprises au management et à l’écologie industrielle. En 1994, Ray Anderson, PDG du fabricant de moquettes Interface, réalise que son activité est nuisible à la planète, mais surtout aux hommes. Il amorce alors une révolution écologique unique dans l’industrie lourde. En 20 ans, il réussit à réduire son impact carbone de 90 %, à ne consommer l’eau qu’en circuit fermé et à ne plus rejeter un seul déchet en décharge. Pour aller plus loin, il met en place Evergreen Lease, un système où, plutôt que de vendre les dalles de moquette, la société les loue et en assure l’entretien, le remplacement, la récupération et le recyclage. 

Dans les usines du groupe, 95 % des besoins énergétiques sont assurés par le renouvelable et 43 % des matières premières utilisées sont naturelles ou recyclées – comme les filets de pêche récupérés par exemple, une idée suggérée par un employé sensibilisé à la pollution qu’ils occasionnent. Car chez Interface, les salariés sont invités à participer activement au développement des activités : la gestion pyramidale du personnel a été revue. Et à en croire les très bons résultats du groupe, l’horizontalité n’a aucunement freiné sa progression. Devenu un modèle, Interface cherche aujourd’hui à faire des émules parmi les grandes sociétés de tous les secteurs, en mettant à leur disposition une méthodologie. Preuve que les startups ne détiennent pas seules le monopole de la révolution entrepreneuriale. 

Elisabeth Denys
Journaliste web / We Demain
@ElissaDen

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