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Les intrapreneurs peuvent-ils transformer leur entreprise ?

Le 11/04/2019 par Emmanuelle Vibert
Marc van Rijsselberghe et ses patates (DR)
Marc van Rijsselberghe et ses patates (DR)

Retrouvez cet article dans la revue We Demain n°21, disponible sur notre boutique en ligne.

En 2005, Emmanuel de Lutzel ne savait pas encore qu’il allait devenir un intrapreneur. Il était responsable marketing et communication du “cash management” chez BNP Paribas, un “banquier classique”, comme il se définit lui-même. Il était aussi bénévole au sein de l’Adie, organisme français de microcrédit. Et l’idée iconoclaste lui vient que la BNP peut financer de telles institutions de microcrédit. C’est le début de son aventure d’intrapreneur…

Le mot a été popularisé en 1985 aux États-Unis, sous la plume d’un businessman, Gifford Pinchot, auteur d’un livre devenu best-seller, jamais traduit en français, Pourquoi vous n’avez pas besoin de quitter votre entreprise pour devenir entrepreneur.

Il définissait une espèce mutante : des salariés qui se comportent comme des entrepreneurs à l’intérieur de leur boîte, en mettant en œuvre une innovation rentable. Le phénomène est resté marginal pendant 30 ans.

Emmanuel de Lutzel est souvent cité parmi les pionniers du genre. Mais depuis quelques années, une petite communauté d’intrapreneurs est en train de naître. Et dans beaucoup de grands groupes, on lance des programmes pour encourager leur passage à l’action. Les intrapreneurs, devenus un concept de management à la mode, sont-ils capables de changer la donne en profondeur ?

Revenons à notre pionnier. Pour faire aboutir son idée, Emmanuel de Lutzel ouvre une porte après l’autre dans le groupe pour défendre son projet. “Malgré l’intérêt de mes collègues, le sujet était trop innovant pour beaucoup, raconte-t-il. Après 40 contacts et plusieurs mois, j’ai compris que si je n’allais pas voir la direction générale, rien ne se ferait.

Il obtient un rendez-vous avec le numéro deux de la banque, qui l’invite à passer devant le Comité exécutif. Son idée peut enfin voir le jour, en juin 2006. La banque a depuis financé une quarantaine d’institutions de microcrédits dans une vingtaine de pays, à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros.

« On leur prête de l’argent au taux du marché, souligne le banquier, ce n’est pas de la philanthropie.” Emmanuel de Lutzel a tiré en 2015 un livre de son expérience, Transformez votre entreprise de l’intérieur !, coécrit avec Valérie de La Rochefoucauld Drouâs. 

“Tu perds ton temps”

Pour montrer qu’un tel exploit est possible, les auteurs citent d’autres exemples. Agnès Weil, directrice du développement durable du Club Med qui devient partenaire en 2008 de l’ONG Agrisud pour permettre aux producteurs locaux d’approvisionner les villages Club Med. Cela concerne aujourd’hui 180 exploitations dans cinq pays.

Ou encore Damien Desjonquères, à la direction RSE de Total en 2009, qui lance Awango pour favoriser l’accès à l’énergie en Afrique et en Asie. En 2015, le programme atteint 5 millions de clients dans 30 pays. Ouvrir des voies alternatives au sein d’entreprises très classiques est donc possible. Mais pas facile.

L’entrepreneur voit des gens toute la journée qui lui disent : c’est formidable, je n’ai pas d’argent pour toi mais continue, résume Lionel Bodin, senior manager chez Accenture. L’intrapreneur a toujours un salaire mais toute la journée entend : ‘Je ne comprends pas’, ‘Tu perds ton temps’, ‘C’est mauvais pour ta carrière’, ‘Je n’ai pas le temps’.

Lionel Bodin appartient depuis 2010 à la branche Accenture Development and Partnership (ADP), qui conseille les ONG. Il a cocréé en 2012 la Ligue des Intrapreneurs, pour mettre en valeur ces combattants sans reconnaissance. Puis en 2013, il a participé au lancement de l’Intrapreneur Lab, un programme de coaching grâce auquel 200 innovateurs ont été accompagnés dans une vingtaine d’entreprises comme Barclay ou BMW.
 

« Quand on regarde le monde des entreprises sociales, on peut être séduit mais le passage à l’échelle est très difficile. »
Joan Bohan est l’une d’entre eux. Cette Américaine travaille chez Disney depuis 25 ans. Elle est directrice financière du pôle cinéma et produits dérivés pour la France et le Benelux. Quand un responsable du groupe lui parle de l’Intrapreneur Lab, en 2015, Joan Bohan pense à son fils dyslexique. Elle propose à Disney de développer un ebook adaptés aux dyslexiques de 8 à 12 ans, mais utilisable par tous.

Il faut une police de caractère spéciale, des mots espacés, la possibilité de cliquer sur les mots pour les écouter… Le premier a été publié sur iTunes en décembre 2016. Cinq autres ont suivi. Ils sont très peu vendus, admet leur créatrice. L’expérience a beau être belle, elle peut paraître anecdotique.

C’est concret, répond Lionel Bodin. Disney qui se lance dans l’inclusion, c’est novateur et cela peut prendre des proportions mondiales. Quand on regarde le monde des entreprises sociales, on peut être séduit mais le passage à l’échelle est très difficile.

À la Société Générale, on tente de donner de l’ampleur à ce changement. Aymeril Hoang, directeur de l’innovation du groupe, a lancé en novembre 2017 le programme Internal Startup Call. “Trois semaines après, 210 projets ont été proposés, raconte-t-il. Si dans dix ans, un ou deux sont devenus des nouveaux business, on sera satisfait. Mais au-delà de ça, il s’agit de diffuser une culture de l’audace et de l’initiative à tous les niveaux.
 
Il peut y avoir des gens très bien, avec de vraies bonnes intentions

Pour y parvenir, il s’est fait aider par l’association MakeSense, une communauté qui, depuis 2011, réunit citoyens et entrepreneurs. “Nous nous sommes adressés, avec ce programme, à 150 000 salariés, explique Camille Ducorps, de MakeSense. Certains, sélectionnés au printemps prochain, créeront une start-up. Mais pour insuffler une culture globale plus positive, on cherche aussi des contributeurs occasionnels, qui voudront s’associer à un projet deux heures par semaine, par exemple.

Pour elle, on est dans la logique du fameux colibri de Pierre Rabhi. “On a besoin que tout le monde mette la main à la pâte.” Des groupes comme Suez ou KPMG la sollicitent pour être accompagnés.

Elle a aussi conseillé La Poste. Le groupe a lancé, en 2016, le programme “20 projets pour 2020”, grâce auquel Stéphanie Palluel, salariée de Chronopost, a pu lancer Accola (lien en anglais), un service de réception et de remise des colis qui s’appuie sur un voisin référent par immeuble. L’idée est d’économiser un deuxième passage et donc du temps, du CO2, et de renforcer les liens entre habitants.

Des « colibris-intrapreneurs » luttant contre l’incendie dans les grosses boîtes ? Sandrine Roudaut, n’y croit pas. “Il peut y avoir des gens très bien, avec de vraies bonnes intentions”, affirme la conférencière et auteure de L’Utopie, mode d’emploi et Les Suspendu(e)s

Consultante en développement durable pendant une douzaine d’années, elle a croisé beaucoup de ces salariés volontaires pour réformer leur entreprise.

Mais le système est tel qu’ils ne peuvent aller au bout de leurs convictions, argumente-t-elle. Un intrapreneur remet en cause les pratiques classiques : logistiques, achats, marketing, RH… Il met tout le monde dans une position d’inconfort. Plus il avance, plus il comprend que la boîte va dans le mauvais sens et il s’épuise. Pour l’entreprise, il est un peu le concept-car qu’on montre au salon de l’automobile mais qu’on ne produit pas.

Des petites touches

Pour Jonas Guyot, cofondateur de Corporate for Change, “il faut être humble sur les promesses de l’intrapreneuriat”. Son association développe des programmes pour inciter ceux qui veulent s’investir. “Cela ne va pas transformer les géants, poursuit-il. Mais notre parti pris est de dire que les collaborateurs peuvent contribuer par petites touches à faire bouger les choses.
 

Les intrapreneurs sont des salariés plus épanouis. C’est le pari des entreprises lancées dans l’aventure.

Exemple ? Bilal Alimi, responsable d’une équipe de production informatique chez Orange, qui grâce au suivi de Corporate for Change, est en train de mettre en place une appli “qui répond à des besoins humains pour les salariés en interne” (encore top secret). “Ça répond à mon envie de m’exprimer au sein d’une boîte”, explique-t-il.

Les intrapreneurs sont des salariés plus épanouis. C’est le pari que font toutes ces entreprises en lançant des programmes pour les encourager. “Il y a deux enjeux, résume Lionel Bodin. L’innovation et la guerre des talents.” Les grands groupes peinent à attirer les jeunes diplômés qui rêvent d’aventures professionnelles avec du sens. “Changer la culture de l’entreprise en introduisant une rhétorique de start-up est un signal qu’on leur lance”, précise-t-il.

Ioana Morogan a été sensible à ce signal. Elle est en charge des chaînes de restaurants comme Cojean ou Big Fernand chez Coca-Cola. “Mais j’ai toujours eu envie de lancer ma boîte.” En 2017, elle bénéficie d’un programme de Paris Pionnières, incubateur dédié aux femmes, et elle est en train de lancer une plateforme de mise en relation entre ses clients et des start-up de la foodtech.

Et quand certains de ces intrapreneurs produisent des légumes, on se dit que cette mode managériale peut déboucher sur du très concret. Sophie Jankowski était directrice d’agence à La Poste depuis dix ans à Paris. En juillet 2015, elle rêve de créer des potagers sur les toits des Postes. Elle obtient des soutiens dans l’entreprise, à la mairie de Paris, et enrôle des postiers passionnés de jardinage ou d’apiculture.
 

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La communauté Facteur Graine prend forme et, en 2016, est lauréate des Parisculteurs, l’appel à projet de la ville. L’association s’installe sur le toit de la Poste de La Chapelle, dans le 18e arrondissement.

Cette structure associative nous a fait gagner en agilité et a permis de fédérer beaucoup de salariés engagés dans le projet, comme de rester ouvert sur l’extérieur.” Ce printemps, on y vendra des légumes, on viendra semer ou apprendre à construire des meubles en palettes.

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