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Nouveaux OGM : peut-on breveter le vivant ?

À quoi ressemblera l’agriculture de demain avec les nouveaux OGM. Une discussion au parlement européen a lieu actuellement pour décider ensemble de l’attitude à tenir.

Le 10/03/2024 par The Conversation
soja ogm éprouvette
Des plants de soja dans des éprouvettes. Avec le colza, le coton et le maïs, ce sont les quatre grandes espèces les plus concernées par les OGM. Crédit : jxfzsy / iStock.
Des plants de soja dans des éprouvettes. Avec le colza, le coton et le maïs, ce sont les quatre grandes espèces les plus concernées par les OGM. Crédit : jxfzsy / iStock.

Présentées comme une solution miracle par leurs promoteurs et comme des « OGM cachés » par leurs opposants, les nouvelles techniques d’édition des génomes sont en débat au Parlement européen. Un des enjeux qui a occupé jusque-là les eurodéputés a été de distinguer parmi les plantes produites par ces nouvelles technologies génomiques celles qui pourraient résulter de mutations ou de techniques de sélection considérées comme naturelles, et qui, à ce titre-là pourraient être exemptées des exigences des réglementations des OGM.

Le 7 février 2024, le texte adopté a tranché cette question de la façon suivante : les plantes dont le génome a subi moins de vingt modifications peuvent être exemptées d’évaluation, à condition que les modifications opérées aillent dans le sens d’une agriculture durable, c’est-à-dire, par exemple, en produisant des plantes bénéficiant d’une meilleure résistance aux sécheresses ou aux nuisibles.

Vers une interdiction de breveter ces nouvelles modifications génétiques ?

Toujours le 7 février, et de manière plus surprenante, le texte adopté par le Parlement demande une interdiction de breveter ces nouvelles modifications génétiques. C’est un véritable coup de théâtre car la question de la propriété intellectuelle était à l’origine censée être remise à plus tard, afin de favoriser l’adoption rapide d’un texte favorable à l’usage de ces nouvelles techniques d’OGM.

Il faudra donc scruter de près l’évolution de cette question au cours des prochaines étapes législatives, lors des négociations entre la Commission, le Parlement et le Conseil. En tant que membres du Comité des enjeux sociétaux de SEMAE (interprofession réunissant tous les acteurs des semences), comité interdisciplinaire d’experts indépendant, nous avons préparé en 2023 un avis sur les enjeux de la propriété intellectuelle des semences. Cet article se fonde sur cet avis afin d’éclairer le débat.

Le certificat d’obtention végétale (COV) contre le brevet industriel

Dans le monde des semences, la propriété intellectuelle est régie depuis 1961 par un cadre plus souple que celui du brevet et plus à même de correspondre aux mécanismes d’évolution des génomes et d’adaptation, objets d’incessants croisements. Ce cadre, c’est celui du Certificat d’Obtention Végétale ou COV, droit de propriété intellectuelle établi par la convention de l’Union Internationale de la Protection des Obtentions Végétale (UPOV).

Le COV garantit à la personne ou l’entreprise qui le détient le monopole d’exploitation commerciale d’une variété végétale, pour une durée de vingt ou vingt-cinq ans. Mais le COV donne également le droit à toute personne d’utiliser cette variété pour en créer une nouvelle. C’est ce qu’on appelle l’exemption du sélectionneur. Ainsi, le sélectionneur utilise systématiquement différentes variétés commerciales dans ses schémas de sélection et, par de multiples opérations de croisement et sélection, peut obtenir une nouvelle variété. Si celle-ci est distincte, homogène et stable, elle sera protégée par un nouveau COV, indépendant de ceux des variétés utilisées.

Le « privilège du fermier », un rôle essentiel

Autre caractéristique importante, le COV autorise l’agriculteur à reproduire ses semences. C’est ce que l’on appelle le privilège du fermier. C’est la reconnaissance du rôle essentiel des communautés agricoles qui, depuis le néolithique, ont contribué collectivement à la constitution de ces ressources génétiques. Cela a commencé par la domestication de plantes sauvages, grâce au repérage et à la sélection de certains caractères favorables, en général dans un temps long et sur une ou plusieurs régions étendues.

Les ressources génétiques se sont ensuite diversifiées avec les migrations des humains dans de nouveaux environnements, les ajustements des caractères et de leurs combinaisons en fonction de besoins, coutumes, préférences sans cesse renouvelés, intégrant les mutations génétiques spontanées et les croisements naturels survenus entre variétés et avec les formes sauvages avoisinantes. La diversité des plantes cultivées s’est ainsi considérablement diversifiée, produisant une manne qu’on appelle les ressources génétiques. Le privilège du fermier reconnaît cette contribution.

Concrètement, lorsque les variétés ne sont pas des hybrides (cas du maïs), l’agriculteur peut garder une partie de sa récolte qu’il utilisera comme semence l’année suivante. En France, c’est monnaie courante pour bon nombre de cultures comme les céréales à paille (blé, orge, avoine…) pour lesquelles l’agriculteur achète en moyenne des semences commerciales moins d’une année sur deux. A la différence de la plupart des autres pays, le droit européen des brevets reconnaît le privilège du fermier.

Comment le brevet s’est immiscé dans le monde des semences

Mais avec les techniques d’ingénierie génétique, le brevet d’invention est entré dans le monde des semences. Or l’esprit de celui-ci est très différent du COV : une invention dépendant d’un brevet existant ne pourra pas être utilisée sans l’autorisation du propriétaire de ce brevet. Cette transformation de la propriété intellectuelle a été l’un des moteurs de la concentration des entreprises qui a atteint des niveaux inquiétants.

En témoigne la situation aux États-Unis où le ministère de l’agriculture (USDA), juge très préoccupante la concentration dans les segments de marchés marqués par une utilisation généralisée des OGM protégés par brevets (maïs, soja, coton). Sur les 17208 brevets industriels concernant les plantes déposés à l’office américain des brevets (USPTO) entre 1976-2021. Les trois premiers groupes (Corteva, Bayer et Syngenta) en détiennent 71 %.

Fourni par l’auteur

Seulement 4 espèces concernées par la culture d’OGM

Au niveau international, quelques grands groupes, en général liés à la chimie, dominent les marchés. Dans le monde, la culture d’OGM, concentrée sur quatre espèces (soja, maïs, coton et colza représentent 99 % des surfaces cultivées d’OGM) et sur deux caractères (tolérance aux herbicides et résistance aux insectes), mais qui s’étend sur plus de 200 millions d’hectares ne peut que diminuer la diversité des assolements, et leurs conséquences environnementales défavorables.

De plus, par exemple en Argentine, la surface consacrée au soja et au maïs a été multipliée par 4 en 30 ans pour atteindre 24 millions d’hectares et s’est étendue aux dépens des espaces naturels, sans pour autant répondre à des besoins humains essentiels, mais plutôt pour favoriser la production de protéines animales. Comme l’indique un avis récent de l’Académie des technologies, ces éléments tempèrent le bilan des OGM généralement présenté sous un jour très favorable, mais avec peu d’évidences scientifiques.

L’Europe a jusque-là été relativement protégée de ce mouvement du fait de l’embargo de facto sur l’utilisation des OGM en culture et du fait d’une législation qui interdit de breveter la variété végétale. À l’heure des débats sur les nouveaux OGM, pour la très grande majorité des acteurs européens impliqués, le COV doit rester le pilier de la protection de la propriété intellectuelle des variétés végétales.

Faire en sort de pouvoir continuer à créer des combinaisons originales

Car le COV permet une innovation ouverte, c’est-à-dire qui résulte d’un échange intensif de connaissances et de ressources génétiques entre une diversité d’acteurs. Il a largement fait la preuve de son efficacité. Ce système est d’ailleurs d’une étonnante modernité car il promeut l’innovation combinatoire qui est clé pour les domaines à fort contenu informationnel. Dans de tels domaines, c’est en effet la combinaison originale d’un ensemble d’éléments qui crée la valeur, pas les éléments isolés. Aussi, il est essentiel d’éviter que les brevets sur les caractères génétiques limitent les possibilités de création de combinaisons originales.

Bien qu’en Europe les variétés en tant que telles ne soient donc pas brevetables, elles peuvent cependant être dépendantes de brevets qui revendiquent des caractères génétiques. Par exemple, une variété tolérante au glyphosate ne pourra pas être utilisée sans l’autorisation de Bayer qui, depuis l’acquisition de Monsanto, détient les brevets sur ce caractère de tolérance. Les ressources génétiques se trouvent alors confisquées par des brevets. Ce risque de confiscation a des implications internationales, notamment pour les régions tropicales aujourd’hui en lourdes difficultés économiques, dont on séquence le génome des végétaux pour en extraire des connaissances.

Nouveaux OGM : les nouvelles technologies à l’ombre des brevets

Concernant les nouveaux OGMs, avant même de parler de la propriété intellectuelle des nouvelles variétés de plantes produites, il faut d’abord se pencher sur la propriété intellectuelle des techniques utilisées pour produire ces mutations, en premier lieu la technique CRISPR-Cas9. Les brevets sur cette technologie de base ont été déposés par ses inventrices Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna et les institutions auxquelles elles sont affiliées (UC Berkeley, MIT/Broad Institute, Université de Vilnius, Université de Vienne…).

Les grands groupes de la chimie comme Corteva et Bayer ont ensuite acquis des licences – souvent exclusives – pour l’utilisation des techniques d’édition des génomes sur les plantes. Corteva, notamment, a pu réunir des licences sur les brevets détenus par ces grandes institutions de recherche. Les brevets de base (brevets sur les technologies d’édition) sont complétés par de très nombreux brevets d’application sur les plantes, à la fois sur la mise au point de techniques et sur les traits.

Dans ce contexte, de nombreux acteurs considèrent qu’il est très difficile de s’assurer de la liberté d’opérer lorsque l’on crée une variété nouvelle car :

  • le cadre réglementaire est flou et sujet à des interprétations diverses ;
  • les offices de brevets n’ont pas les compétences pour appliquer strictement les règles d’exclusion à la brevetabilité ;
  • l’accès à l’information sur le champ des brevets est complexe et coûteux. Les acteurs du secteur parlent de « buisson de brevets », voire de « champ de mines » pour décrire cette situation.

Gare à la confiscation de la ressource génétique par les brevets

Différentes initiatives privées ont été prises pour tenter de résoudre le problème de l’information et celui de l’accès, notamment la création de plates-formes visant à faciliter l’accès aux brevets (International Licensing Platform ILP – pour les semences potagères – et Agricultural Crops Licensing Platform ACLP – pour les semences de grande culture-). Néanmoins, ces dispositifs de droit privé n’offrent aucune garantie à moyen et long terme.

De plus, il est très probable qu’avec l’évolution technologique on associe de nombreux caractères brevetés dans une même variété : tolérance à un herbicide, tolérance au stress hydrique, résistance aux nuisibles (insectes et champignons), teneur en acides gras spécifiques ou en protéines… On se retrouvera ainsi fréquemment dans des situations où une variété sera obtenue, par exemple, à l’aide de trois technologies différentes permettant d’introduire quinze gènes recombinants édités. La confiscation de la ressource génétique par les brevets sera alors irréversible. D’ores et déjà, de nombreuses variétés OGM sont modifiées pour deux caractères transgéniques ou plus. Les plantes tolérantes à un herbicide et résistantes aux nuisibles représentent plus de 40 % des variétés cultivées dans le monde.

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Pour une innovation ouverte et les ressources génétiques comme bien commun

Ces quarante dernières années ont vu une extension du domaine de la brevetabilité qui conduit à une restriction de l’espace des recherches pré-compétitives et publiques. L’observation vaut autant pour les connaissances scientifiques fondamentales que pour les organismes vivants. Même si la résistance s’est organisée en Europe et dans d’autres parties du monde, le brevet a considérablement progressé, imposant dans le monde vivant des conceptions empruntées au monde de la mécanique et de la chimie.

Compte tenu de l’importance des enjeux, le régime de la propriété intellectuelle des plantes doit faire l’objet d’une politique ambitieuse, visant à maximiser la diversité sous toutes ses formes. Il est essentiel de restaurer un régime de propriété qui garantisse véritablement le libre accès aux ressources génétiques. Remettre les principes du COV au cœur de la propriété intellectuelle des plantes impose d’interdire les brevets non seulement sur les variétés, mais aussi sur les plantes et sur les caractères génétiques.

C’est le cœur des amendements votés au Parlement européen par les commissions environnement et agriculture ainsi qu’en plénière. Ajoutons que, compte tenu des nombreux brevets déjà accordés, cette interdiction devrait être complétée par une autre disposition. Il s’agit de pouvoir obliger le titulaire d’un brevet à concéder une licence permettant d’utiliser l’objet de son brevet contre rémunération. De telles licences obligatoires existent en droit européen. Néanmoins, elles sont conditionnées à un critère qui les rend inopérantes. L’inventeur dépendant du premier brevet doit en effet démontrer que son invention apporte un « progrès économique considérable ». Il faudrait donc supprimer cette condition dirimante.

La diversité comme réponse aux menaces et aux défis

Réfléchir ainsi au devenir de la propriété intellectuelle des plantes c’est donc déboucher rapidement sur des réflexions techniques, des zones grises du droit, des confrontations entre plusieurs systèmes juridiques. Mais les répercussions de ces décisions légales peuvent être colossales. C’est la diversité génétique de notre agriculture qui est en jeu. Or si les promoteurs des nouveaux OGM aiment mettre en avant les atouts de leurs technologies pour proposer une agriculture résiliente aux dérèglements climatiques et environnementaux, il est essentiel de garder en tête l’importance première de la diversité des systèmes agricoles.

Cette diversité se décline à différents niveaux : diversité génétique au sein des espèces cultivées pour introduire de nouveaux caractères, diversité interspécifique pour bénéficier d’espèces mieux adaptées au nouveau régime climatique, diversité des assemblages d’espèces et des systèmes de production, diversité des paysages agricoles pour restaurer la biodiversité des espaces cultivés et diminuer l’usage des pesticides et des engrais.

Mieux intégrer la création variétale avec l’agronomie système

Face à la crise environnementale et climatique, la diversité sous toutes ses formes constitue en effet la meilleure assurance, la clé de la robustesse et donc de la capacité d’adaptation de l’activité agricole. Concernant les semences, alors que le paradigme dominant de la variété végétale distincte, homogène et stable (DHS) a conduit à adapter le milieu de culture à la semence, il faudra dans de nombreux cas faire l’inverse : adapter les semences aux caractéristiques des agro-écosystèmes. Une plus grande intégration de la création variétale et de l’agronomie système s’avère essentielle pour opérer un tel changement et réussir la transition agroécologique.

Dans ce cadre, la protection intellectuelle dans le domaine des semences végétales doit soutenir une activité de création variétale accrue et diversifiée au service de tous les systèmes de culture et non la freiner.

À propos des auteurs :
Pierre-Benoit Joly.
Directeur de recherche, économiste et sociologue, Inrae.
Alexandrine Rey. Juriste, Cirad.
Anne-Françoise Adam-Blondon. Directrice de Recherche en biologie et amélioration des plantes, Inrae.
Antoine Messéan. Chercheur en agronomie système, Inrae.
Denis Couvet. Professeur en écologie et gestion de la biodiversité, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN).
Jean Christophe Glaszmann. Agronome, chercheur en génétique végétale, Cirad.
Lorène Prost. directrice de recherche en agronomie système, Inrae.
Michel Dron. Professeur émérite en Biologie Végétale, Université Paris-Saclay.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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