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« Parler d’ensauvagement, c’est jouer avec la menace de l’effondrement de la civilisation »

Par Delphine Jouenne, associée cofondatrice d’Enderby et autrice du livre « Un Bien Grand Mot ».

Le 02/10/2020 par Delphine Jouenne
(Crédit : Shutterstock)
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Le mot ensauvagement n’a jamais été autant prononcé qu’en cette période pour dénoncer la violence et l’insécurité. Adopté par l’extrême droite et la droite, il se retrouve également dans les propos de Gérald Darmanin qui souhaite, dans le cadre de ses fonctions de Ministre de l’Intérieur, « stopper l’ensauvagement d’une certaine partie de la société ».

Le mot est donc loin d’être utilisé comme dans la littérature du XIXe siècle, le débat glissant de plus en plus vers le retour au primitif, face à l’effondrement de la civilisation, du retour paradoxal de l’humain à l’animal.

Le premier mot

Ensauvager, qui signifie littéralement « rendre sauvage », a pour origine le terme latinsilva qui signifie « forêt, bois » et au pluriel « arbres, plantes ». Synonyme du grec hulé, il désigne également les « matériaux de construction ». Le mot sauvage traduit ici ce qui est à l’état de nature, ce qui n’a pas été transformé.

En ancien français, l’adjectif s’applique aux animaux vivants en liberté dans la nature. Parallèlement, l’idée de forêt s’efface petit à petit. L’adjectif « sauvage » est alors utilisé pour décrire les brigands ou les ermites qui vivent en solitaire, hors de la société. Le sauvage s’oppose ainsi au domestique – lié aux qualités positives de la domus [maison en latin, ndlr] – puis au civilisé, qui s’inscrit dans une hiérarchie et une organisation du cadre de vie. Le mot comporte également l’idée d’étrangeté pour caractériser l’état de nature, puis de barbare et de primitif, avec une connotation de violence naturelle.
 
Au XVIIIe siècle, le terme perd son sens négatif. Il est alors associé au retour de la nature, à l’innocence. C’est le bon sauvage de Rousseau qui alimente le débat entre valeurs naturelles et valeurs morales. À l’état de nature, l’Homme serait heureux, et c’est à la civilisation que nous devons sa chute et la perversion de sa nature.

À cette même époque, les « sauvages » désignent également les Amérindiens. C’est donc dans l’histoire coloniale que l’ensauvagement français prend ses sources, au même titre que la wilderness américaine. L’ensauvagement est un état résultant du passage d’une culture à une autre, celle des Européens à celle des Amérindiens.

Cette notion est aussi présente dans le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (1950) pour qui la colonisation amène non pas la « civilisation » mais l’ensauvagement. Le « sauvage » n’est peut-être pas celui que l’on croit et les nations sont tout autant, si ce n’est plus, capables de sauvageries.

Le fin mot de l’histoire

En février 2019, dans le contexte du mouvement des Gilets Jaunes, l’historienne Mona Ozouf évoquait « l’ensauvagement du langage «  qui annonce et engendre l’ensauvagement des actes. En effet, quand la haine s’empare des réseaux sociaux, elle peut être suivie d’un passage à l’acte. Mais c’est aussi mettre l’accent sur les agresseurs plus que sur les victimes, tout en se dédouanant, finalement d’une forme de responsabilité face aux « fauves ».

Devenu « mot-valise », l’ensauvagement tend à regrouper aujourd’hui un ensemble de faits divers, sans distinction, mais frappant de suite les esprits. Le suffixe « -ment » ne dénonce pas la sauvagerie mais met en garde sur son avancée dans la société, d’autant plus inquiétante qu’on ne sait pas quelle va en être la fin.

Quant à l’incivilité, elle semble réductrice. Ce mot, construit sur le latin incivilis, signifie « violent, brutal ». Il qualifie un individu manquant de savoir-vivre, mais également une personne agissant contrairement aux lois civiles. Pour répondre à ces incivilités et faire respecter l’ordre, le politique a recours à la police. Mais derrière les règles, il y a leur interprétation et celle de leur sens.

Or, l’indulgence est rarement de mise quand deux inconnus se font face. La remarque se transforme vite en reproche, puis en agression, dans un contexte où l’on présume que l’ordre va de soi et dans un environnement inhospitalier. Rien de plus difficile, en effet, que de toujours rester courtois dans un métro bondé…
 
Et si finalement ces incivilités étaient assimilées à une crise civique, c’est-à-dire une remise en cause des institutions, du vivre ensemble, à une défiance généralisée vis-à-vis des élus ? Nous sommes confrontés à une crise de représentativité qui pousse les citoyens à se détourner de la « chose publique », à se tourner vers les extrêmes, ou à se retourner contre le système. Interprétées comme déficit de citoyenneté, les incivilités engendrent une remise en cause du contrat social qui lie le citoyen avec les institutions. Or le civisme, la civilité et la solidarité sont les valeurs même de la citoyenneté.
 
Ainsi, entre ensauvagement et incivilité, le débat fait rage. L’histoire des mots, loin d’y apporter une réponse claire et précise pose avant tout l’accent sur le principe de réciprocité des règles et donc de l’enjeu clé que cristallisent civilité et citoyenneté. À travers ces mots, c’est également la question du « vivre ensemble » qui se pose au service d’une citoyenneté qui s’adapte à son temps.

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