Pour survivre, les agriculteurs vont devoir se transformer en startupeurs

Les États généraux de l’Alimentation ont débuté en juillet et devraient se terminer d’ici la fin de l’année. Ils s’articuleront autour de deux grands axes de réflexion : « La création et la répartition de la valeur » et « Une alimentation saine, sûre, durable et accessible à tous ». L’occasion pour Thomas Binet et Laurie Piquer, de Vertigo Lab, de s’interroger sur l’avenir des agriculteurs et les transformations qu’ils seront amenés à vivre.

Cinq mois pour repenser la filière agroalimentaire, assurer une juste répartition de la valeur tout au long de la chaîne alimentaire et promouvoir des systèmes de production plus durables. Voilà l’ambitieux programme des États généraux de l’alimentation qui a démarré en juillet.
 
Les positions et intérêts qui s’y affrontent déjà sont si bien connus qu’ils en deviennent caricaturaux. Cet effort de grand-messe agro-alimentaire paraît donc à première vue voué à accoucher d’une souris. Pourtant, et cela a été vérifié pendant la Grenelle de l’Environnement, ces forums sont l’occasion pour de bonnes idées d’émerger et de susciter l’intérêt de tous. Alors, espérons que ce Grenelle nouvelle formule permettra de faire remonter de bonnes idées.
 
Mais, en attendant, nous voulions vous présenter notre vision d’une agriculture porteuse de sens, et répondant aux multiples défis économiques, sociaux et écologiques qui l’attendent dans les prochaines années.
 

Un modèle en bout de route

Les effets négatifs du modèle agro-industriel, enfant d’un demi-siècle de mécanisation, de spécialisation et d’intensification, ne sont plus à démontrer. Perte de fertilité des sols, érosion et réduction des ressources en eau, résistance aux traitements phytosanitaires, etc.
 
À cela s’ajoute l’insécurité permanente et multiforme à laquelle les agriculteurs sont soumis. Insécurité des prix d’abord, du fait de la volatilité des cours mondiaux, et insécurité climatique ensuite. Les aléas climatiques, dont les conséquences sont certes gommées partiellement par les assurances, rebattent les cartes du revenu agricole chaque année.
 
Ce modèle ne garantit donc pas de revenus décents aux producteurs et ne semble pas capable d’assurer la stabilité de la production à long terme. Faute de ralentir, ce modèle va en s’accélérant : la course aux ratios de surface agricole (on parle de SAU) par actif est enclenchée, il faut plus de terres et plus de chevaux pour cultiver ces terres.
 
Il devient alors difficile pour l’agriculteur de considérer des cultures non mécanisables, telle que l’arboriculture ou le maraîchage. Les politiques publiques ne sont pas étrangères à ce phénomène : la PAC est réellement à l’origine de cette forte accélération et spécialisation dans les cultures d’exportation depuis les années 1990 et rien n’est fait pour la stopper.

Le récent exemple de dispositif fiscal de suramortissement d’achat de matériel, permettant d’amortir 40 % de plus que le prix d’achat, permet de poursuivre cette course à la mécanisation. 

Le blé et le diesel, tout est lié !

Si se spécialiser dans des cultures d’exportation n’a pas de sens pour le citoyen qui préférerait s’approvisionner en aliments locaux, ça a beaucoup de sens pour un État. La clé réside dans la balance commerciale.
 
Aujourd’hui, notre balance excédentaire est largement expliquée par les exports de produits agricoles, qui viennent compenser nos importations massives en pétrole et énergies fossiles. Cet excédent, c’est la carte VIP qui nous permet d’entrer dans le club très fermé des triple A, et donc d’emprunter à bas coût sur les marchés obligataires.
 
J’ai récemment compris cela : si je ne vois que du blé en prenant le train entre Paris et Bordeaux, c’est parce que je roule au diesel… Pas évident à saisir à première vue !
 
Alors comment faire ? Interdire les voitures à moteur thermique ? Passer au 100 % d’énergies renouvelables ? Oui, certes. Mais plus précisément pour l’agriculture, peut–on penser un nouveau modèle, non dicté par les lois du marché mondial et qui ait du sens pour l’agriculteur et les consommateurs ? Il va sans dire que l’État ne va pas nous y aider, il n’a pas du tout intérêt à réduire ses exportations et risquer une augmentation des taux d’emprunt… 

Les néo-paysans ne font qu’un temps

Qui a vu le film Demain sait que des initiatives bourgeonnent partout, qui cherchent à repenser notre modèle de production et de consommation. Agriculture biologique, régénérative, permaculture, micro-maraîchage intensif, reconquête des villes par l’agriculture urbaine, AMAP, magasins de producteurs, une telle variété de modes de production et de trajectoires témoigne de l’enthousiasme autour de la question.

Aux commandes de ces exploitations, on constate l’émergence d’une nouvelle population agricole, celle des « néo-paysans »[1], dont l’installation a doublé en 10 ans et qui assurent désormais une partie du renouvellement des générations agricoles. L’agriculture semble donc prendre un nouveau visage.
 
Pourtant, ces modèles cherchent encore leur souffle. Confrontés aux difficultés de l’accès au foncier et souvent peu expérimentés, ces candidats à l’installation s’orientent vers des surfaces plus modestes mais connaissent souvent des déboires. Selon une enquête réalisée en Aquitaine, 30% des candidats à l’installation jettent l’éponge au bout de 7 ans.

On prend souvent pour gage de réussite l’exemple très médiatisé de la ferme normande du Bec Hellouin. Si l’étude menée par l’INRA[2] sur 4 ans avance que cette ferme constitue la preuve que l’on peut se rémunérer correctement sur de petites surfaces (1000 m2 très intensifs permettent la rémunération d’une personne : revenu horaire variant de 5,4 à 9,5 € pour une charge de travail hebdomadaire moyenne de 43 heures), il semble que certains enjeux de rentabilité aient été éludés.
 
En outre, ces cultures demandent une maîtrise technique que les cultivateurs de la ferme ont mis des années (de pertes économiques) avant de dépasser. Cette étude, bien qu’ayant certainement suscité des vocations ne doit pas faire oublier aux candidats la difficulté du métier et les efforts énormes pour dégager un maigre revenu sur de si petites surfaces.
 
Et les calculs oublient bien trop souvent la MSA, bête noire des agriculteurs qui retient en cotisations sociales près de la moitié des marges des producteurs (techniquement, il faut donc diviser par deux les chiffres présentés pour obtenir le revenu véritable pour l’agriculteur).

Tout se joue d’ici 5 ans !

On comprend dès lors qu’en l’état actuel, ces alternatives pourtant porteuses de sens et séduisantes intellectuellement, ne permettront pas de répondre aux enjeux alimentaires et économiques de notre pays. Même les 200 000 fermes, objectif ambitieux porté par l’association Fermes d’Avenir[3], n’y suffiront peut-être pas.
 
Et le temps presse ! À raison d’une seule installation pour 3 départs à la retraite, l’agriculture de Raymond Depardon et ses profils paysans n’existent plus. Mais pire, nous serons fixés d’ici 5 ans : en 2020, 40 % des agriculteurs d’aujourd’hui seront en âge de partir à la retraite.

Et d’ici 5 ans, la moitié des agriculteurs d’aujourd’hui seront à la retraite, qui les remplacera ? Et comment répondre aux nombreux enjeux alimentaires et de territoire avec cette contrainte ?

Nous pensons que la solution pourrait résider entre ces deux modèles, dans une agriculture entrepreneuriale et durable. La transition ne se fera pas selon nous par le passage de l’un à l’autre des modèles dans une logique de rupture mais plutôt par l’hybridation des différents modèles de production et d’échanges afin d’assurer les fonctions attendues des systèmes alimentaires. Pour cela, nous sommes convaincus de l’importance pour l’agriculteur d’adopter une démarche entrepreneuriale. 

Des agriculteurs entrepreneurs

Les agriculteurs sont des agents économiques, leur première attention doit se porter sur le modèle économique de leur exploitation. Ce point est trop souvent oublié par les candidats « néo-paysans » à l’installation.
 
Mais le modèle économique comprend non seulement les recettes et les dépenses mais aussi les efforts à fournir pour produire dans le temps : le dos du paysan est un actif de l’entreprise peut-être plus important encore que le foncier ! Pour cela, la mécanisation ne doit pas être écartée.
 
D’un autre côté, le modèle doit être durable. Les modèles conventionnels épuisent la terre, et la fertilité se dégrade tant que la planète perd entre 25 et 40 milliards de tonnes de son épiderme chaque année à cause de l’érosion, du tassement, de la perte de nutriments et de biodiversité, de l’acidification, des pollutions, de l’engorgement ou encore de la salinisation selon les experts du GIEC[4].
 
Le marché semble aujourd’hui donner crédit à ceux qui cultivent « sain ». Les modèles alternatifs sont pour cela riches d’enseignement, de méthodes innovantes pour associer les cultures, utiliser les arbres et les animaux dans l’exploitation, diversifier les productions et s’affranchir des intrants, etc.

Dans cet esprit, le réseau des fermes Dephy avec ses 1 900 exploitations démontre la possibilité d’une agriculture réduisant l’usage de produits phytosanitaires tout en pratiquant des techniques économiquement et environnementalement performantes. L’innovation doit donc porter sur les moyens de changer d’échelle pour ces modèles de production.
 
En résumé, l’expérience agricole doit être pensée comme un projet d’entreprise avec ce que cela implique en termes d’organisation et de rémunération du travail, de cahier des charges incluant les considérations environnementales et de viabilité économique sur le long terme.
 
Ces entrepreneurs ne sont pas guidés uniquement par la recherche du profit maximal mais poursuivent une forme de sobriété, opèrent un compromis entre rentabilité économique et contribution à un monde meilleur. 

Des start-up d’agriculteurs

Des agriculteurs à la tête de start-up de production agricole, voilà une image peu commune ! Les « AgTech » (start-up de l’agriculture) s’intéressent beaucoup aux drones, application pour agriculteurs, gestion de fertilisation, LED dans les serres, mais pourquoi ne pousserait-on pas pour des start-up d’agriculteurs ?
 
Des paysans-entrepreneurs qui optent pour l’écologiquement intensif et la performance technologique, existent déjà. À l’ombre des radars médiatiques, ces entrepreneurs veillent à ce que les écosystèmes cultivés vivent au maximum de leurs propres équilibres tout en surveillant les marges de rentabilité.
 
C’est cet esprit d’entreprise, consistant à endosser des responsabilités et à mobiliser des idées, qui est et sera en capacité de prendre la complexité agricole à bras-le-corps avec l’intention de produire une valeur ajoutée sociale, économique et environnementale.
 
Notons toutefois que cet esprit entrepreneurial n’a rien de nouveau en agriculture. Le paradoxe réside d’ailleurs bien là : alors que nous nous épanchons sur un agriculteur entrepreneur à l’envergure d’un innovateur il est bon de se rappeler que la figure entrepreneuriale par excellence est celle du paysan qui orchestre sa parcelle pour en tirer le meilleur.

Les systèmes d’autrefois, par la diversité des cultures mises en scène et le souci constant porté au lendemain, savaient diminuer le risque naturel et conserver les ressources qui leur étaient offertes.

Aussi, tandis que nous rêvons à la forme que pourrait prendre un système d’innovation agricole aux allures futuristes, un écosystème de start-up agricoles, il serait bon de réaliser que l’inspiration était présente tout du long, rassemblées sous l’approche du bon sens paysan.

Il faut donc voir dans l’innovation agricole non pas tant une quête de l’invention disruptive à la manière d’une start-up qu’un processus consistant à exploiter des idées, nouvelles et anciennes, de façon innovante.

Dans une perspective schumpetérienne, on peut s’attendre à ce que l’entrepreneur œuvrant au sein d’un système plus large, désireux de s’appuyer sur un réseau dense d’acteurs locaux, entraîne dans son sillage de nombreux agriculteurs, suscitant le changement par l’exemple, comme toujours en agriculture.

Construire les conditions de réussite de l’approche entrepreneuriale

Le lancement d’une entreprise agricole, ou bien le passage d’une exploitation en agriculture conventionnelle vers des procédés écologiquement intensifs, représente une mutation importante dans la conception du métier d’agriculteurs et nécessite un accompagnement spécifique. Il faut donc construire des réseaux suffisamment robustes pour accompagner les entreprises à leur début ainsi qu’adapter les formations et développer des structures d’incubation.
 
Les espaces test, à l’instar de la couveuse agricole que Vertigo Lab est en train de mettre sur pied dans le département du Lot-et-Garonne, permettent de tester un projet de création d’activité agricole dans un cadre juridique et matériel sécurisé. L’accompagnement doit également être financier. Des mécanismes, à l’instar d’incitations fiscales, de subventions ou de fonds capitaux-risque à objectif environnemental/social, sont à prévoir afin de diminuer la prise de risque et susciter l’esprit d’entreprise.

De surcroît, le monde agricole pourrait bénéficier d’une diversification de ses sources de revenu, notamment par la reconnaissance et la rémunération des services environnementaux fournis, comme le stockage de carbone, la préservation de la biodiversité et de la qualité de l’eau.
 
Levier incitatif considérable, la rémunération des services environnementaux a déjà été étudiée et mise en œuvre sous forme de surprime par des groupes privés. L’exemple de Vittel et du projet Agrivair est à ce titre illustratif : pour inciter les agriculteurs à réduire l’utilisation d’intrants sur le bassin de captage de l’eau de source, l’entreprise les rémunère, les incitant ainsi à adopter des pratiques plus respectueuses.
 
Un tel mécanisme pourrait encourager les agriculteurs à adopter une approche plus territoriale et à intégrer un espace de négociation au sein duquel les parties prenantes ont plus de facilité à discuter. 

Revaloriser la figure de l’agriculteur

Les États Généraux de l’alimentation devraient donc être l’occasion de faire rencontrer des points de vue antagonistes en vue d’un dépassement des oppositions. Pour nous, l’enjeu est de parvenir à nouer un nouveau pacte social au cœur duquel la figure de l’agriculteur serait revalorisée dans sa capacité à entreprendre et à se saisir des missions sociale, environnementale et économique qui lui sont confiées.
 
La nouvelle modernité agricole en laquelle nous plaçons nos espoirs prend ses racines dans le terreau scientifique de l’écologie mais ne tourne en rien le dos à la technologie. Certains verront des formes d’innovation frugale là où d’autres percevront un simple retour modeste aux pratiques d’antan des paysans ; peu importe la manière pourvu qu’on ait l’audace d’entreprendre et de voir loin. 

[1] D’après l’appellation reprise sur le site et dans le guide présenté : http://neo-agri.org/fr/neo-paysans-guide-tres-pratique/   
[2] https://inra-dam-front-resources-cdn.brainsonic.com/ressources/afile/362783-745d0-resource-rapport-final-bec-hellouin.pdf
[3] https://fermesdavenir.org/
[4] https://www.lesechos.fr/10/01/2016/lesechos.fr/021608908597_la-fertilite-des-sols-part-en-poussiere.htm#Wx2ICppKL7t8SYys.99

Thomas Binet, directeur et fondateur de Vertigo Lab
Laurie Piquer, chargée d’études

Thomas est agronome et économiste. Il dirige l’agence de conseil Vertigo Lab, spécialisée dans les évaluations d’impact socioéconomique et environnemental et dans la construction des modèles économiques de la transition.

Thomas Binet est également agriculteur en Lot-et-Garonne, à la tête d’une exploitation de 80 hectares et producteur de raisin AOP Buzet, de céréales, de figues et noix bio. 
 

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