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Take Eat Easy, Uber & co : nouvelles technologies, vieilles organisations ?

Le 18/01/2019 par WeDemain

La décision de la Cour de Cassation est tombée le 28 novembre dernier : un livreur à vélo a été reconnu salarié de la plateforme Take Eat Easy. De quoi remettre en cause le modèle des plateformes numériques, censées promettre à leurs « partenaires » flexibilité et autonomie.

Heurs et malheurs de l’entreprise pyramidale

Cela avait pourtant bien commencé pour les plateformes, surfant sur une vague de désaffection des Français à l’égard de l’entreprise pyramidale traditionnelle. La grande enquête « Parlons Travail », menée en 2016 par la CFDT auprès de 200 000 répondants, témoignait justement d’un malaise des salariés vis à vis de l’organisation de leur travail. Si 76,4% des Français déclaraient aimer leur travail, une large majorité se montrait insatisfaite de ses conditions d’exercice. En cause : l’intensification du travail sous l’effet de la financiarisation de l’économie, dont les effets sur la santé désolent les spécialistes.

Dans l’entreprise managériale, le travail « vivant » se réduit de plus en plus à quelques objectivations financières, à une poignée d’indicateurs de performance qu’il s’agit de surveiller et d’optimiser. Le travail « vivant », difficilement perçu depuis le cockpit financier du manager, fait désormais l’objet de prescriptions de plus en plus lourdes mais qui, du fait de la distance avec les réalités du terrain, se montrent contradictoires et inapplicables.

Au final, le travail dans l’entreprise managériale se trouve contraint par de nombreuses procédures sur ce qu’est la bonne manière de travailler (les « best practices »), réduisant le pouvoir d’organisation des opérationnels, tout en se montrant difficilement applicables… Et donc nécessitant au contraire de fortes marges de manoeuvre. Une situation qui rend fou, et que les plateformes numériques se proposaient de challenger !

Libérer le travail par la technologie ?

Les plateformes numériques, Uber en tête, déclaraient volontiers mettre leur technologie au service d’une émancipation des travailleurs. Dépeignant les entreprises managériales comme des dinosaures à « disrupter », les plateformes entendaient mettre directement en relation le marché de l’offre et de la demande de services par le biais de technologies neutres, que tout un chacun peut librement s’approprier.

En stimulant les mécanismes du marché, Uber aurait acté l’obsolescence de la firme ! Avec l’avènement des plateformes numériques, les entreprises pyramidales se trouvaient défaites de leur monopole d’organisation du travail. Loin des contraintes du management, les travailleurs des plateformes se trouveraient ainsi libres de maîtriser le sens et les processus de leur travail.

Travailler quand on le souhaite comme on le souhaite, telle semblait être la promesse des plateformes comme Uber. Les algorithmes ? Heureusement semblables à la « main invisible » chère à Adam Smith, les algorithmes ne modifieraient pas les mécanismes du marché mais, au contraire, leur donneraient libre cours et seraient plus efficaces que le raisonnement humain dans la coordination des activités productives.

Uber en veut pour preuve le mécanisme de « zones de majoration tarifaire » : le juste prix d’une transaction émergerait sans biais, selon le niveau de l’offre et de la demande à un instant T. De même, la métaphore de la « plateforme » transforme l’acteur politique et entreprise socialement responsable Uber en une machine technologique neutre.

De la « tech company » à l’entreprise de services

Peut-on pour autant parler de coordination par le marché lorsqu’une entreprise comme Uber ou Take Eat Easy se refuse à ouvrir la négociation des prix pour les services qu’ils proposent ? Pour Tomassetti (2016), en l’absence de compétition par les prix, difficile de parler de dissolution de la firme. La coordination semble au contrainte centralisée chez ces entreprises qui s’aident d’une plateforme, en ce qu’elles observent une stricte séparation entre les concepteurs de la technologie et ses exécutants. Or, cette technologie semble moins impartiale que promis : les asymétries d’informations sont légions et constitutives d’un nouveau type de management, « algorithmique »  cette fois. 

Reprenons l’exemple d’Uber  : les chauffeurs subissent un mécanisme d’acceptation à l’aveugle des courses, en ayant seulement 15 secondes pour accepter ou rejeter une demande, sans que ne soit montré à l’écran la destination du passager ou la tarification de la course. Or, pour être éligibles à une tarification minimum, les chauffeurs doivent obéir à des prescriptions davantage strictes : accepter 90% des demandes de course, compléter au moins une course par heure, être en ligne au moins 50 minutes par heure, obtenir de bonnes notes de satisfaction, etc.

Des indicateurs de performance ré-apparaissent, contrôlés à distance par des responsables des plateformes. Nouvelles technologies, même management désincarné  ? Plutôt qu’une concurrence sur les prix pour trouver des clients, les travailleurs des plateformes sont mis en rivalité entre eux pour pouvoir continuer à utiliser l’application. L’entreprise pénalise ceux qui ont les moins bonnes statistiques : qu’il s’agisse d’une désactivation du compte sur Uber, ou de difficultés à obtenir des créneaux de livraison sur Deliveroo. De quoi limiter l’autonomie de leurs « partenaires » ?

Entreprises de la « tech » ou entreprises de services devant être régulées comme les concurrents de leur secteur d’activité ? La justice tend à pencher pour la seconde option. Après le procès O’Connor VS Uber  et l’avis de la Cour de justice de l’Union Européenne  en décembre 2017, la Cour de Cassation  a-t-elle porté un nouveau coup – fatal ? – aux plateformes en reconnaissant un lien de subordination entre un coursier à vélo et la plateforme Take Eat Easy ?

 

Sophia Galière est doctorante à l’IAE de Nantes en Sciences des Organisations. Elle s’intéresse au fonctionnement des plateformes numériques de travail telles qu’Uber, Deliveroo, etc.

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