Antispéciste, végétarien, autodidacte… Léonard de Vinci l’était déjà au XVe siècle

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Le 11 novembre 1994, lorsqu’il signe un chèque de 30,8 millions d’euros au Hammer Museum, Bill Gates sait qu’il n’a pas ratifié un contrat stratégique de plus. Ce jour-là, le créateur de Microsoft, qui s’est battu pour obtenir du musée qu’il lui cède le Codex Leicester de Léonard de Vinci, a le sentiment d’avoir acquis quelque chose d’infiniment plus précieux.

Dans les notes, croquis et schémas de ces 70 pages rédigées en écriture inversée, lisible dans un miroir, l’un des hommes les plus riches du monde espère peut-être trouver des clés pour comprendre le monde à venir. Dans ce carnet de notes, le créateur de La Joconde explique, entre autres, pourquoi le ciel est bleu, imagine le principe de machines à vapeur, de siphons ou encore d’un sous-marin sans toutefois évoquer son fonctionnement éventuel, l’auteur redoutant « ce mal en l’être humain qui pourrait l’utiliser comme outil de destruction des fonds marins« .

Pour Bill Gates, Léonard de Vinci est un prophète de la modernité. L’exemple de « cet homme complet, puissant en toute chose, ressuscitant le passé pour anticiper l’avenir« , comme le décrivait Jules Michelet.

Avènement de l’intelligence artificielle, rêve d’un homme augmenté, biodiversité en péril, lutte pour mieux vivre ensemble… Léonard, précurseur de génie, apparaît étonnamment en phase avec les espoirs, les craintes et les incertitudes de l’homme du XXIe siècle.

Lorsqu’il naît en 1452 dans une ferme d’Anchiano, à quelques kilomètres du village toscan de Vinci, le petit Leonardo ne semble pourtant pas particulièrement privilégié par le destin : fruit des amours illégitimes de Ser Piero, un notaire qui deviendra ambassadeur de la République florentine, et Caterina, une jeune paysanne orpheline, séduite alors qu’elle avait à peine 15 ans, l’enfant est un bâtard. Et comme tel, ne peut avoir accès à certaines professions. Ni à l’université.

Qu’importe ! Son éducation, l’enfant la fera au contact de la nature. Au rythme des semailles et des moissons de cette Toscane âpre et douce dont il arpente les collines, les vignes et les champs. “Il grandit un peu comme un enfant sauvage, explique Sophie Chauveau, auteure de L’Obsession Vinci. Avec un immense amour pour la chose naturelle. Pour lui, la nature est le modèle universel de la pensée.

Cette compréhension de notre planète comme monde unique, uni, fait de Léonard de Vinci un pionnier de l’écologie. Une source d’inspiration pour ceux qui veulent porter ce monde plus haut et plus loin en rappelant ce que la nature recèle de miracles à prolonger”, explique Alexandre Cadain, le cofondateur d’Anima et ambassadeur de la fondation X Prize, qui soutient la recherche scientifique et technologique. “Depuis que je suis petit, il est pour moi un héros, un modèle vers lequel tendre.

Ouvrez la cage aux oiseaux

Biologiste, ancien président du Muséum national d’histoire naturelle, Gilles Bœuf s’inspire lui aussi de l’inventeur visionnaire.
 

“Aujourd’hui, la science a oublié l’émotion. Léonard de Vinci a observé avec émerveillement la nature qui l’entourait, ces animaux capables de performances pour avoir la meilleure vie possible. Il l’a dessinée et en a tiré une argumentation technique pour essayer de l’imiter. On n’aurait jamais inventé des avions sans les oiseaux et les chauves-souris. Et sans les schémas de Léonard de Vinci !”

Utilisé à l’origine par les militaires, le biomimétisme est devenu une science plus vertueuse. “Contrairement à l’industrie qui veut maximiser, [accumuler les richesses, produire le plus possible, ndlr] la nature, elle, ne fait qu’optimiser. Avec des coûts d’énergie moindres et sans produire de toxiques« , commente ce spécialiste des mondes marins. “Si on ne suit pas Léonard de Vinci qui avait compris, expliqué, ce principe, je ne donne guère de chances de survie à l’humanité.

Et cette nature qui inspire le peintre, le scientifique, l’inventeur, cet être omniscient qu’il va devenir, Léonard De Vinci ne supporte pas qu’on la malmène. “Il fait en sorte de n’exercer aucune violence sur elle, poursuit Sophie Chauveau. En protégeant les animaux. Il a une passion pour les chevaux, qu’il dresse de façon télépathique, mais aussi pour les chats, les oiseaux…

Des années plus tard, à Florence, où Léonard a été placé à 13 ans comme apprenti dans l’atelier du sculpteur, peintre et orfèvre Andrea del Verrocchio, un artiste apprécié des Médicis, les marchands du pont des Oiseleurs prendront l’habitude de voir le jeune homme acheter des oiseaux, ouvrir leurs cages et les laisser s’envoler.

Végétarien et antispéciste

Il se sent si proche des animaux, Léonard, qu’il est végétarien. Il se régale en effet “de fruits, légumes, céréales, champignons, pâtes, avec une prédilection pour le minestrone”, rapporte Serge Bramly dans la biographie qu’il a consacré à l’artiste.

Je ne tolère pas que mon corps soit une sépulture pour d’autres animaux, une auberge de mort, écrit même Léonard au XVe siècle. Pourquoi la nature a-t-elle permis que ses créatures vivent de la mort de leurs semblables ?
 

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Léonard, précurseur de l’antispécisme ? Pour Yolaine de la Bigne, créatrice de l’Université d’été de l’animal, le génie polyvalent toscan a compris l’idée, défendue aujourd’hui par Boris Cyrulnik, Michel Onfray, Erik Orsenna et une vingtaine d’intellectuels, et désormais validée par le code civil, que les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. “Il les observait. Il savait qu’ils étaient doués d’intelligence, d’émotion. Il ne pouvait comprendre qu’on massacre ces compagnons de route”, commente-t-elle.

Dans un de ses innombrables carnets, il livre un petit vade-mecum de bonne santé :
 

Ne mange pas sans appétit et dîne légèrement. Mâche bien ce que tu avales. Choisis des mets simples. Sois sobre avec le vin, bois en souvent mais peu, jamais à jeun ou en dehors des repas et ne retarde jamais la visite aux lieux d’aisance.

Les coaches en diététique ne diraient pas mieux !

De même recommande-t-il, entre un croquis de torpille et la formule d’un dépilatoire à base de chaux, de se “mouiller les mains avec de l’eau de rose fraîche puis de se frotter les paumes avec de la fleur de lavande”. Maniaque de la propreté – “Si le logis est sale, le corps sera tenu par son âme de la même façon” –, Léonard, sorte de hipster du Quatrocentto, est un être raffiné, élégant, même s’il se moque de “ceux qui n’ont pour conseillers que le peigne et le miroir”.

Grand, plus d’un mètre quatre-vingt-dix, élancé, des boucles blondes, un regard vert mélancolique, l’homme a du style. Une tunique courte de drap noir gansée de velours sur laquelle il jette son beau manteau rouge : telle est la tenue qu’il adopte pour ne plus avoir à s’en soucier. Dans la foule comme à la cour.

Un style bien à lui auquel s’ajoute l’art de convaincre : “Son discours infléchissait dans le sens qu’il voulait les volontés les plus obstinées”, relate Giorgio Vasari dans son ouvrage Les Vies des peintres, sculpteurs et architectes, paru en 1550.

Pour autant, Léonard n’a rien d’un éphèbe imbu de sa personne : “Pétri de bonté, de mansuétude, de douceur, c’est un ange incarné”, s’émerveille son contemporain, le sculpteur florentin Cellini. Et Vasari de préciser : “Il accueillait et nourrissait tout ami riche ou pauvre.

Il a en effet ce regard qui ne discrimine pas”, confirme Sophie Chauveau. Et de raconter une anecdote peu connue : “Alors qu’il se promène dans la campagne, il voit des fileuses penchées sur leur métier. Le soir même, il invente une chaise pour que les ouvrières puissent travailler plus confortablement.” La bienveillance chère à Mathieu Ricard, l’empathie prônée par Jeremy Rifkin, ces valeurs auxquelles le monde même de l’entreprise fait aujourd’hui référence sous le vocable de soft skills, Léonard les avaient déjà adoptées.

Learning by doing

Autodidacte tout au long de sa vie (il s’initie au latin à 40 ans), il pratique dans son atelier un learning by doing plébiscité aujourd’hui par ceux qui prônent une autre façon d’apprendre et d’enseigner. “Il faut faire pour savoir, se tromper, se corriger”, affirme-t-il. Et d’ajouter : “Toutes nos connaissances découlent de ce que l’on ressent : il faut éprouver par les sens pour discerner, juger, réfléchir.

C’est aussi un partageux”, ajoute Sophie Chauveau. Un adepte du “On fait, on avance, on partage”. Un adepte de l’intelligence collaborative en quelque sorte !

Dandy disséquant les corps à la lumière des chandelles, Léonard veut tout comprendre de la machinerie humaine. Et de celle qui régit le vaste monde. D’où cette boulimie pour les savoirs les plus divers qu’Alexandre Cadain reconnaît comme la marque du génie de l’auteur des Codex. “Je crois que notre époque, qui plonge dans tant d’inconnus, nécessite cette approche antidisciplinaire, commente-t-il. Parce que l’inconnu résistera toujours aux tiroirs des disciplines, et qu’à la connaissance parfaite nous devrons sans doute substituer l’attitude de la ‘danse’ entre les choses. C’est sur ces principes que j’ai créé Anima avec autant d’artistes que de scientifiques pour tenter de bâtir des projets de rupture pour le bien commun.

L’air, l’eau, l’anatomie, les rêves, l’ivresse, la marche des planètes : aucun champ d’étude n’échappe au mathématicien, astronome, botaniste, géologue, architecte, ingénieur, musicien, metteur en scène qu’était Léonard de Vinci. Des interrogations transformées, la plupart du temps, en inventions… pour demain.

Étudiant l’œil, il découvre le cristallin, entrevoit les causes de la presbytie et propose une sorte de lentille de contact ; il comprend que la lumière se déplace, et tente d’en calculer la vitesse ; il perçoit les lois de la rétractation, s’intéresse aux propriétés de la vapeur d’eau mais se penche aussi sur les frayeurs et les désirs de la mère et de l’enfant à naître : la psychanalyse avant Freud !

Rôtissoire mécanique, réveille-matin à eau, lit à ressorts, un instrument de musique, parachute, scaphandre, avion et même un siège de latrines qui “

doit pouvoir basculer par contrepoids”… La liste des inventions qu’il a imaginé est infinie.

L’IA vue par Léonard

Alexandre Cadain en est convaincu : “L’intelligence de Léonard pourrait inspirer les développements de l’intelligence artificielle. Non pas pour construire une IA qui nous dépasserait, mais qui, au contraire, assisterait la nôtre pour retrouver, nous humains, une intelligence générale. En synthétisant le chaos d’informations qui complexifie mais amplifie le champ de nos connaissances potentielles, pour agir durablement, positivement sur notre environnement.  Il manque cruellement à notre époque qui accélère par principe, sans effort d’imagination, sans vision pour d’autres futurs à inventer.
 

L’imagination de Léonard provenait d’une connaissance profonde des théories et des pratiques des arts, des humanités, des sciences de son époque. C’est à leur intersection qu’il a pu penser en rupture, inventer l’impossible de son temps comme ces machines volantes que les générations suivantes réaliseront.

Avec comme objectif le bien commun, Léonard de Vinci pensait en effet que le monde devait changer. En mieux. Ainsi, celui qui est contre le fait d’emmailloter les nouveau-nés “dans des langes si serrés qu’ils expriment leur liberté perdue par des pleurs”, imagine un atelier modèle avec “des pièces qui éveillent l’esprit et de larges fenêtres avec des écrans mobiles qu’on peut lever ou baisser pour faire entrer le jour”.
 

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Mais aussi une ville idéale qui prend en compte les méfaits de la surpopulation avec “des quartiers quadrillés par des canaux irriguant des potagers et permettant un lavage quasi automatique des rues.”

Il met autant de rigueur dans les inventions ‘futiles’, ses farces et attrapes ou l’organisation des fêtes royales pour lesquelles il imagine d’étonnantes machineries, que dans ses recherches scientifiques”, dit Serge Bramly. Un personnage dual, “inconstant et obstiné. Mondain et solitaire, humble et superbe”. “Miroir sombre et profond”, disait de lui Baudelaire dans Les Phares.

“Conspirateur positif”

Procrastinateur chronique, Léonard a du mal à honorer les commandes. Saint Jérôme, L’Adoration des mages, La Vierge, l’Enfant Jésus avec sainte Anne et saint Jean-Baptiste ne seront pas achevés. “Il entreprenait beaucoup mais ne finissait pas car il semblait qu’il ne pourrait atteindre la perfection rêvée”, explique Vasari, toujours prompt à trouver des excuses au Toscan.

“Ce qui l’excitait c’était de passer d’un travail à l’autre, d’une distraction l’autre”, explique Sophie Chauveau. “Sans cesse la vie doit se renouveler sous peine de mort”, écrit le peintre dans ses carnets. “La mort plutôt que la lassitude.

Dans les milliers de feuillets qui composent les Codex de Léonard, on trouve dans un pêle-mêle relevant de l’hypertexte, pensées et critiques, esquisses d’une Vierge à l’enfant, plan d’un pont sur l’Arno ou liste de courses mais quasiment aucune évocation personnelle. Ou si peu.

Ce jour de 1490 il est venu vivre chez moi.” “Il”, c’est Salai, “petit diable” d’une dizaine d’années que Léonard recueille dans son atelier et qui deviendra peintre. Salai “voleur, menteur, glouton”, qui l’accompagne deux décennies durant de Florence à Rome et Venise jusqu’à Amboise.

Pas de femme autour de Léonard mais des éphèbes qui posent pour d’innombrables nus masculins. Accusé de sodomie en 1476, une enquête est ouverte à son encontre par les “officiers de la nuit et des monastères”, la police des mœurs de l’époque à Florence, mais l’affaire se traduit par un non-lieu : un des coaccusés est lié à la famille de Laurent de Médicis. À Florence, être gay n’a de surcroît rien d’exceptionnel.

Né bâtard et gaucher ; libre de pensées, “Léonard forma dans son esprit une doctrine si hérétique qu’il ne dépendait plus d’aucune religion, mettant peut-être plus haut le savoir scientifique que la foi chrétienne”, s’alarme Giorgio Vasari.

Ce n’est pas le peintre, il n’a peint que douze toiles, c’est la vie de Léonard de Vinci qui est extraordinaire”, conclut Sophie Chauveau. Si extraordinaire que celui qui est mort le 2 mai 1519, au Clos Lucé où il s’était installé à la demande de François 1er, est devenu le chef de file des “conspirateurs positifs”, comme les nomme le fondateur de l’Institut des futurs souhaitables, Mathieu Baudin. Ceux qui, semblables aux forces positives à l’œuvre à la Renaissance, croient non pas à la fin du monde mais d’un monde. Et, comme Léonard, œuvrent à rendre meilleur ce dernier.

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