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Nicolas Trüb, le Starck du pauvre

Cuillère « avion » pour bébé, parapluie « mains libres »… Cet ingénieur de formation réinvente le quotidien dans la « Boutique du futur », à Montrouge. Il propose surtout une vision iconoclaste du design et de l’industrie. Portrait.

Le 29/07/2014 par WeDemain
Nicolas Trà¼b lance un avis de recherche : son Cyclospace - ici au premier rang - a disparu le 29 mai à  13h à  Montrouge. © Nicolas Trà¼b
Nicolas Trà¼b lance un avis de recherche : son Cyclospace - ici au premier rang - a disparu le 29 mai à  13h à  Montrouge. © Nicolas Trà¼b

La porte du magasin ne cesse de s’ouvrir et de se fermer. Avoir autant de clients ferait rêver n’importe quel petit boutiquier. Mais ceux-là se contentent de venir récupérer des paquets commandés en ligne, sans même prêter attention aux dizaines d’objets qui s’amoncellent dans le petit local de la rue Périer, à Montrouge (Hauts-de-Seine), près de Paris. Se doutent-ils seulement que c’est ici, dans la Boutique du Futur, que Nicolas Trüb a conçu et commercialisé Babyplane, une cuillère en forme d’avion pour faire manger bébé plus facilement, écoulée à 120 000 exemplaires à travers le monde ? Connaissent-ils l’Umbrelhat, un parapluie « mains libres » à poser sur la tête, qui, lui aussi, a eu son petit succès ?

À défaut d’attiser la curiosité des riverains dans les proportions escomptées par l’inventeur, l’expérience relais-colis, qu’il a initié voila quelques mois, a le mérite d’arrondir ses fins de mois. Pas suffisant pour la poursuivre, juge-t-il, consterné de voir sa boutique, ouverte en 2006, en voie d’être réduite à un dépôt : « Tout ce monde de l’économie de marché dégénérée, fait de promos bidons, de marchandises pauvres, le contraire exact d’une économie libre, a tendance à déteindre sur la boutique. Un monde que j’ai rejeté en entreprenant en 1995 et que, fortuitement, je retrouve ici. »

De la science-fiction à Montrouge

Ce monde, celui du salariat, des commandes à livrer, des consignes à appliquer, le quadragénaire l’a bien connu. Ingénieur de formation, il commence sa carrière dans les télécommunications. Il s’ennuie vite, lui qui construisait déjà des karts quand d’autres jouaient encore avec des bouts de bois. Résolu, car « si les entreprises ne veulent pas inventer, mieux vaut créer la sienne », l’ingénieur monte alors une société qui lui permet d’inventer, de fabriquer et de commercialiser ses créations : Stilic Force. La force, c’est une référence à Star Wars. Et la stylique, c’est le mot français pour « design », tombé en désuétude depuis que les néologismes anglais dominent les langues mondiales. Mais il l’écrit à l’anglaise, comme un pied de nez à l’adresse des Immortels de l’Académie Française qui n’ont pas su l’imposer.

Stilic Force, c’est aussi SF, comme science-fiction. Volontaire ou non, la référence fait sens aux yeux du visiteur qui arrive devant la Boutique du Futur. Un magasin-atelier un peu bordélique, qui jouxte une petite cuisine ouverte. Il offre d’ailleurs volontiers un café à celui qui ose s’arrêter pour discuter. Il a le temps, ou plutôt, il s’offre le luxe d’avoir le temps. « En pleine journée, je peux passer une heure à regarder une interview d’un philosophe des années 1980, avoue-t-il sans gêne, je suis un tout petit peu paresseux, c’est un défaut très intéressant philosophiquement ». Paresseux ? Pourtant il enseigne le design dans des écoles spécialisées, il imagine plusieurs objets par semaine, édite un « organe semestriel de propagande » et trouve même le temps d’écrire des livres, dont l’un s’intitule, ironiquement, Ma retraite à 29 ans. L’homme philosophe également sur le rapport au travail, les modes de vie, l’économie. Tout est lié. Et tout se retrouve dans les produits qu’il crée. 

Du « Made in Ile de France »

Pionnier du « Made in France », il a poussé le vice jusqu’à produire « Made in Ile de France ». Pour lui, tout doit être à proximité. Pendant des années, il a vécu juste au-dessus de son atelier et encore aujourd’hui, à Montrouge, son domicile n’est pas très éloigné. « J’ai un peu honte de le dire, mais j’ai pu acheter une maison ici, une bonne affaire. » L’usine qui fabrique ses créations n’est pas bien loin non plus, elle est à Palaiseau (Essonne). Il y apporte ses plans à vélo. Certains de ses produits n’ont même jamais été transportés par une voiture ; de toute façon, cela fait douze ans qu’il n’en possède plus. Ici, dans la boutique qui lui sert de crash-test, Nicolas Trüb expérimente ses inventions, avant de les améliorer. C’est un autre des avantages de la proximité, les créations pouvant être produites en très petites quantités et modifiées à n’importe quel moment, ce qui évite à la cinquantaine de distributeurs « d’essuyer les plâtres ».

Fabriquer en France reflète aussi une certaine forme de militantisme. « Si on règle la question des délocalisations, on règle tout, assène-t-il, les problèmes écologiques, énergétiques, sociaux seraient soldés si on mettait une manufacture au pied de chaque cité ». Le choix du tout local impacte cependant ses créations. « Au niveau local, on ne peut pas faire ce que l’on veut, on fait ce que l’on peut. Ça oblige à déployer une créativité phénoménale pour transformer les contraintes en avantages. » Cette « innovation frugale » conçue pour et par le marché français a cependant ses limites. « Un de mes amis a essayé de faire des produits chinois en local, ça n’a pas marché », constate l’inventeur.

A la tendance récente du « Made in France », Nicolas Trüb veut adjoindre celle d’une consommation plus démocratique. Quand on lui demande si le secteur du luxe, qui n’a jamais renoncé à la la production hexagonale, peut être pris en exemple, il tempère : « Ils peuvent fabriquer leurs produits en France mais personne ne peut se les procurer. Chez moi, le mec qui a fabriqué l’objet doit pouvoir se l’acheter à la fin du mois, c’est une question de justice ». C’est en cela que l’industrie peut, selon lui, être démocratique. « Un produit est reproductible à l’infini et, plus la série est importante, moins le prix est élevé. »

Ce n’est pas encore l’apanage des produits issus de l’impression 3D, dont les coûts restent élevés. Cette technique, « c’est l’avenir au présent », reconnait-il pourtant, tout en restant sceptique. « La 3D supprime les contraintes et ce n’est pas bon pour la créativité. » Bon, il a quand même transmis le plan d’un petit pied de lampe rouge à un copain, pour essayer. Cela n’a pas suffit à le convaincre du potentiel supposé « révolutionnaire » de cette technique. « L’imprimante 3D ne fera pas plus de bons designers que la démocratisation de l’appareil photo n’a fait de bons photographes », affirme-t-il, soulignant que pour le moment, rien de commercialisable n’est sorti de la machine, si ce n’est un bracelet en plastique extrêmement cher pour ce que c’est. Et donc réservé à une élite, à l’opposé de ses principes.

« C’est le suffrage universel appliqué à l’économie »

C’est justement parce que ses inventions sont faites pour les gens « normaux » qu’il participe au concours Lépine, ce rendez-vous annuel à l’image « vieillotte et ringarde ». « C’est un concours qui ne vit pas avec son temps. Les stands ne sont pas chers, les grandes marques se refusent à y participer », souligne l’inventeur, plusieurs fois lauréat même si, modeste, il affirme que « la seule vraie récompense, c’est d’en sortir vivant ». Nicolas Trüb soutient que parmi les visiteurs, la population française est représentée dans son intégralité, du SDF au chef d’entreprise, car « la curiosité est sans doute la notion la mieux partagée par l’humanité ».

L’opinion du public est, pour lui, le seul indicateur qui vaille, « c’est le suffrage universel appliqué à l’économie ». « Je ne crains pas la critique populaire, je la recherche, insiste-t-il. La parole du peuple, même agressive, a toujours un fond de vérité. » Et de tacler, au passage : « Je défie n’importe quel designer connu de prendre un stand et de se confronter au public. Starck, on verra combien de produits il peut vendre dans un environnement où personne ne le reconnait ! »

Dans sa ville, Nicolas Trüb commence à l’être, connu. Davantage grâce au relais-colis qu’à ses inventions mais quand bien même. De toute façon l’expérience touche à sa fin. Il s’apprête à « refiler le bébé à [sa] fidèle quincaillerie Dessaint, qui pourra ainsi mieux se faire connaître des nouveaux Montrougiens, persuadés que rien n’existe en dehors de Leroy Merlin et Bricorama ».

Elisabeth Denys  
Journaliste web / We Demain  
@ElissaDen

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