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Body hackers : ils s’implantent puces, capteurs ou caméras dans le corps

Le 26/11/2018 par WeDemain

Un article paru en mars 2017 dans la revue We Demain n°17

Quand Liviu Babitz arpente les ruelles cosmopolites de l’East End londonien, il s’en remet à son 6e sens… artificiel. Depuis quelques jours, il porte sur la poitrine un capteur de champ magnétique fixé à un piercing qui vibre dès qu’il fait face au nord, le North Sens. « Il ne s’agit pas d’une simple boussole, précise-t-il. Grâce à ce nouveau sens, je me sens plus connecté à la Terre et à l’univers. Il me donne une meilleure compréhension de mon environnement et modifie ma perception de la réalité. Désormais, je ressens quelque chose que les autres ignorent. J’ai vraiment la sensation d’être augmenté. »

Améliorer ses capacités, surmonter les limitations biologiques du corps, l’idée jusqu’ici ne dépassait pas le cercle des initiés. Mais la tendance émerge et sort des garages : le North Sens est le tout premier dispositif d’augmentation sensorielle accessible au grand public. Il s’arrache déjà pour 350 livres sterling (417 euros) sur le site de la start-up Cyborgnest, cofondée par Liviu Babitz.

Rien n’a été laissé au hasard : l’objet est biocompatible, waterproof, alimenté par un câble USB. L’électronique a été confiée à Nistec, spécialiste israélien des technologies de pointe, et l’enrobage en silicone à l’américain Steve Hayworth, grand manitou du body hacking, la transformation du corps par implantation subdermale.

Pour aider les gens à devenir cyborgs à leur tour, Cyborgnest compte bien mettre au point d’autres sens artificiels. Ils seront issus des recherches menées par la Fondation Cyborg, en lien avec des universités comme la prestigieuse Centrale Saint Martins de Londres. Cette organisation internationale a été créée en 2010 par Moon Ribas et Neil Harbisson, deux artistes habités par la volonté de promouvoir le cyborgisme. En décembre dernier, ils ont animé un atelier à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence, où sont nés des prototypes de capteurs connectés conçus pour ressentir intimement l’activité solaire ou les marées du Mont-Saint-Michel, à 1 000 km de là. 

Une transespèce

« Fusionner avec la technologie pour se doter des sens d’autres espèces, c’est devenir une transespèce« , affirme Neil Harbisson. Ce peintre et musicien de 34 ans « entend » les couleurs qu’une maladie congénitale, l’achromatopsie, l’empêche de voir. Il est le premier cyborg officiellement reconnu. La photo de son passeport britannique l’atteste : au-dessus de sa tignasse blonde, jailli son Eyeborg : à l’extrémité d’une antenne, fixée par chirurgie dans l’os occipital, l’œil cybernétique capte la lumière. Une puce fixée derrière sa tête convertit les fréquences de lumière en vibrations, que le cerveau traduit en sons.

Neil a appris par cœur la tonalité de centaines de nuances, ainsi que celles des infrarouges et des ultraviolets qu’il perçoit également. Sa vie en noir et blanc le plonge ainsi dans une symphonie ininterrompue où sons et images sont intimement liés.

Un autre implant connecté au WiFi lui permet de recevoir des images envoyées depuis un smartphone ou un satellite. Des photos qu’il reçoit de la Station spatiale internationale, il fait des concerts aux couleurs de l’univers, riches en ultraviolets, très aigus. Des visages rencontrés, il brosse des portraits sonores. En 2017, il se fera poser des implants en couronne autour de la tête qui compteront les heures pour lui donner le sens du temps.

Égérie du cyborg art, sa compagne, Moon Ribas, se dépeint volontiers comme une activiste. Depuis dix ans, la danseuse expérimente sur elle-même des objets conçus pour l’extension sensorielle. Aujourd’hui, un implant la relie en WiFi à un sismographe en ligne qui vibre à chaque tremblement de terre. Les soubresauts de la planète inspirent ses chorégraphies avant-gardistes. Bientôt, elle sera aussi connectée à un sismographe basé sur la Lune.

Son approche jusqu’au-boutiste rappelle celle du performer australien Stelarc. Toute sa vie, l’artiste qui ne fait pas ses 70 ans a exploré sur son corps l’interaction entre l’homme et la technologie. Depuis 2007, il arbore une Extra Ear, une troisième oreille sur son avant-bras gauche. Implantée par un chirurgien, elle est composée d’une structure poreuse que ses propres cellules ont colonisée et qui sera un jour équipée d’un émetteur sans fil relié à internet, afin que l’artiste puisse partager en temps réel tout ce qu’il entend.

« L’humain comme une plateforme »

L’homme de demain est donc en marche. Il prend corps dans les hackerspaces, des espaces de bricolage collaboratif où l’on revendique la démocratisation des biotechnologies et une curiosité qui pousse à toutes les audaces. « L’augmentation technologique ne fait que devancer l’évolution biologique. Elle nous permet de transcender ce sac de viande qu’est le corps « , assure Hannes Sjöblad, cofondateur du réseau suédois de biohackers Bionyfiken, diplômé de l’université de la Singularité, financée par Google, qui ne cache pas ses idées transhumanistes. Hannes Sjöblad multiplie les conférences où il prêche avec enthousiasme.

« Je vois l’humain comme une plateforme que l’on peut améliorer pour vivre plus longtemps en bonne santé, le débarrasser de ses instincts primitifs et lui donner plus de clairvoyance pour construire un monde meilleur et durable. » À Pittsburg, l’américain Tim Cannon a fondé le think tank Grindhouse Wetware, en 2011, avec une poignée de programmeurs et d’ingénieurs. Une cannette de soda à la main, il philosophe sur l’impérieuse nécessité de nous adapter.
 

« Nous ne sommes pas faits pour le monde dans lequel nous vivons. Les technologies vont nous permettre d’évoluer vers un post-humanisme, seul capable de sauver l’humanité.« 

Les outils existent déjà : l’internet des objets nous connecte à des flux de données. Pourquoi ne pas s’en enrichir en les intégrant à notre intimité ? Tim Cannon allume l’étoile qui rougeoie sous la peau de sa main, le North Star, un piercing luminescent développé par Grindhouse Wetware.

L’intime, ça le connaît lui qui, en 2013, s’était fait implanter dans l’avant-bras un dispositif gros comme un paquet de cigarettes par l’artiste implanteur Steve Hayworth. Baptisé Circadia, il captait sa température envoyée par Bluetooth vers un mobile pour… ajuster automatiquement le chauffage de sa maison !

Encore imparfait, l’implant qui risquait de fuir et de le tuer fut finalement retiré au bout de trois mois. Pas découragé, au contraire, il poursuit ses recherches dans le but de commercialiser un jour une deuxième version du Circadia qui captera les données biométriques (rythme cardiaque, taux d’insuline…) et sera couplé avec un autre dispositif, Imperious, directement implanté dans le système nerveux pour interagir automatiquement avec le digital.

« Implant parties »

Partout dans le monde, l’écosystème de l’humain digitalisé se met en place. Après la mode des aimants au bout du majeur, un nouveau gadget gagne du terrain : la puce RFID (identification par radio fréquence). De la taille d’un grain de riz, encapsulée dans du verre biocompatible et vendue quelques dizaines d’euros, elle gère l’interface utilisateur-machine d’un simple geste de la main sur un lecteur.

Dans les bureaux high-tech d’Epicenter, une société dédiée à l’innovation à Stockholm, en Suède, dont Hannes Sjöblad est le conseiller technique, plusieurs salariés portent une puce. Implantée par un pierceur entre le pouce et l’index, elle remplace les clés et les cartes magnétiques pour passer les portiques de sécurité, accéder à la photocopieuse ou payer à la cafétéria.

À Dusseldorf et à Paris, des Implant parties s’organisent et attirent la curiosité des grosses entreprises et administrations. Des particuliers se piquent au jeu pour déverrouiller leur portable ou allumer la lumière. Le canadien Amal Graafstra, surfe sur sa lancée : patron de la boutique en ligne Dangerous Things (dont les bien-nommés produits n’ont encore reçu aucune certification et s’utilisent sans garantie d’innocuité), il s’apprête à mettre sur le marché une clé cryptographique, Vivokey : un effleurement sur un lecteur autorisera le paiement sans contact en bitcoins et validera les transports publics.

Une nouvelle niche pour le start-upeur qui estime à 30 000 le nombre de personnes déjà pucées. « D’ici dix ans, il sera courant de porter des puces et des implants cérébraux« , affirme Kevin Warwick. L’éminent et facétieux professeur de cybernétique à l’université de Coventry, au Royaume-Uni, auteur de plusieurs livres sur l’intelligence artificielle et le transhumanisme, est impatient de devenir un cyborg : « Je suis né humain. Mais ce fut un accident du destin« , écrit-il. En 2002 déjà, il fut le premier à tester l’interface neuronale.

Une centaine d’électrodes greffées par un chirurgien dans la fibre du système nerveux de son bras gauche lui ont permis de commander à distance une main robotisée reliée à un ordinateur et, plus tard, d’expérimenter avec sa femme, Irena, la communication télégraphique par impulsion nerveuse, posant ainsi les premiers jalons de son dada : la télépathie.

Fidèle à son goût pour la provocation, il annonce qu’ »à bien des égards, les cyborgs seront intellectuellement supérieurs. Ils seront capables de communiquer par la seule pensée, d’avoir une meilleure perception du monde. Ils pourront externaliser leur mémoire. Leur cerveau sera en mesure d’interagir directement avec la technologie en réseaux et n’aura plus besoin d’être physiquement relié au corps« .

Finalement, l’héritage génétique des cyborgs pourrait se transmettre aux générations futures. Largué, l’humain deviendra alors une « sous-espèce » condamnée par ce que Hannes Sjöblad appelle « les règles de l’évolution, qui sélectionnent les êtres les plus adaptés à réussir dans un environnement spécifique. »

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