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Trop de bruit à l’hôpital… Et si on remplaçait les alarmes par de la musique ?

Elles sont stridentes, incessantes, souvent inutiles. A l’hôpital, les alarmes fatiguent les malades comme le personnel médical. Des spécialistes travaillent à les remplacer par des sons plus utiles et agréables, comme de la musique.

Le 10/09/2020 par Pauline Vallée
(Crédit : Shutterstock)
(Crédit : Shutterstock)

Autrefois, on prescrivait aux malades du repos et du silence. On serait bien en peine de le faire aujourd’hui.

Quiconque ayant effectué un séjour bref ou long à l’hôpital en a fait l’expérience. Des machines sonnent de jour comme de nuit, sans que l’on ne sache forcément pourquoi. Chaque patient entend en moyenne 135 alarmes par jour, soit une toutes les onze minutes, révélait en 2016 l’Acoustical Society of America. Une autre étude menée en 2019 auprès de patients subissant une intervention médicale a enregistré une moyenne de 359 alarmes au cours de chaque procédure, soit plus d’une alarme par minute.

« Nous ne faisons pas assez attention à notre environnement auditif« , pointe Elif Ozcan Vieira, chercheuse à la Faculté de Design Industriel de l’Université de technologie de Delft et fondatrice du Critical Alarms Lab.« Et ce n’est pas qu’une question de décibels.« 

Ce bruit de fond fatigue les malades – entraînant stress, augmentation de la tension artérielle et troubles du sommeil – mais aussi les soignants.

Phénomène bien réel, la « fatigue liée aux alarmes » se traduit par l’augmentation du temps de réaction ou un moindre taux de réponse d’un professionnel à une alarme. Ce syndrome touche le milieu médical mais aussi d’autres professions (dans les transports par exemple) confrontées au quotidien à nombre élevé de signaux sonores.

Réduire les sources de bruit

Entre 72 % et 99 % des alarmes qui retentissent à l’hôpital ne serviraient à rien. Elles inquiètent donc inutilement les patients et représentent une perte de temps pour le personnel médical, qui doit trier les vraies urgences des fausses. 

L’autre risque est que ce dernier devienne moins sensible à ces signaux sonores, augmentant le risque de passer à côté d’une véritable urgence. 

Partant de ce problème, des chercheurs allemands ont mis au point en 2015 un algorithme qui permet de retarder le déclenchement des alarmes en fonction du degré de dépassement des seuils. Elles ne sonnent pas si, par exemple, la fréquence cardiaque augmente ou diminue sans dépasser les 4 % du seuil « normal » prédéfini. « La mise en œuvre de cet algorithme peut être en mesure de supprimer un grand pourcentage de fausses alarmes », soulignent-ils dans leur étude. La mesure aurait en effet permis de supprimer 73,5 % d’entre elles.

Rendre les alarmes plus intuitives

Ces bips stridents ne sortent pas de nulle part. Ils sont définis depuis 2006 par la norme CEI 60601-1-8 établie par la Commission électrotechnique internationale (CEI). 

Cette norme fixe les tonalités pour sept fonctions médicales : général, cardiovasculaire, administration de médicaments, ventilation, oxygénation, température et perfusion.

Touchez les icônes pour découvrir les tonalités

Elle vient d’être amendée en juillet 2020, grâce au travail d’un comité de spécialistes internationaux pilotés par l’audiologiste et professeur de psychologie appliquée britannique  Judy Edworthy.

Le groupe a imaginé des « icônes auditives » alternatives pour remplacer les alarmes actuelles. La pose d’une perfusion est ainsi signalée par un bruit liquide, le rythme cardiovasculaire par des battements de coeur, et l’administration de médicaments par le cliquetis d’un flacon de pilule.

« Ces icônes auditives sont inspirées des sons du monde réel, elles agissent comme des métaphores, nous explique Judy Edworthy. Elles sont donc plus faciles à apprendre et retenir qu’une mélodie abstraite. »

Ces signatures sonores sont aussi plus faciles à localiser dans l’espace, et restent audibles même à moindre volume. « Tout cela permet de réduire la charge de travail du personnel médical en lui permettant de travailler dans un environnement sonore plus doux. Et bien entendu, c’est aussi bénéfique pour le patient ! »

Elles sont facultatives, mais pourraient devenir obligatoires à l’avenir, a indiqué la CEI début septembre.

Les approches plus artistiques

Certains, enfin, puisent dans d’autres sources d’inspiration pour faire évoluer la norme. C’est le cas de la musicienne américaine Yoko Sen, fondatrice en 2015 du collectif de designers SenSound, qui utilise la musique pour transformer les dispositifs médicaux et les pratiques de médecine palliative.

L’artiste s’est donnée pour mission de rendre l’expérience hospitalière plus humaine, après avoir passé elle-même plusieurs semaines alitée.

 « Je me souviens que quelque chose sonnait sans cesse à côté de mon lit, raconte-t-elle. Je me suis inquiétée, j’ai demandé à une infirmière si c’était normal. Elle m’a répondu ‘oui, ce truc ne fait que sonner’. »

Sen Sound a notamment été à l’origine de l’installation d’une « tranquility room » au Sibley Memorial Hospital de Washington, une installation relaxante où le personnel soignant peut échapper au bruit.

Un de ses compatriotes, le musicien Joël Beckerman, fondateur du studio Man Made Music, a également décidé de transformer les données médicales en musique relaxante. Ce système  –présenté en 2018 dans un musée new-yorkais – n’attribue que deux tonalités, une pour la fréquence cardiaque, une pour la saturation en oxygène, à un appareil. Le rapprochement de l’intervalle entre les deux notes signale un problème. Le soignant ainsi donc vérifier rapidement si les signes vitaux sont normaux ou non dans une ambiance bien plus apaisante – même si les alarmes pour urgences graves sont maintenues.

Prendre en compte le bien-être

Un projet similaire a été développé par le Critical Alarms Lab, qui imagine depuis 2017 des solutions innovantes pour améliorer l’environnement sonore de l’hôpital. “L’objectif est de montrer aux décideurs politiques, au personnel hospitalier, aux fabricants [de matériel médical] que le son joue un rôle significatif dans la guérison des patients », nous déclare sa fondatrice Elif Ozcan Vieira.

Pour la chercheuse, qui a aussi travaillé avec l’Agence Spatiale Européenne, les alarmes qui retentissent à l’hôpital ou dans une salle de contrôle de mission spatiale ont beaucoup de points communs. « Il y en a beaucoup, certaines ne sonnent pas souvent, mais si vous les manquez, les conséquences sont désastreuses.« 

Un de ses étudiants, Koen Bogers, s’est associé avec Yoko Sen, l’anesthésiologie Joseph Schlesinger, et le centre médical Erasmus de Rotterdam, pour créer l’outil interactif Care Tunes.

Cette création artistique convertit les données vitales (saturation en oxygène, rythme cardiaque, pression sanguine) en flux musical. Celui-ci est harmonieux lorsque le patient va bien, dissonant en cas d’anomalie. En cas d’urgence, les sons montent dans les aiguës pour attirer l’attention des infirmières et médecins.

« L’idée était surtout d’attirer l’attention sur la laideur des alarmes à l’hôpital… Et les infirmières ont adoré », se réjouit Elif Ozcan Vieira. Le laboratoire réfléchit maintenant à adapter Care Tunes pour un usage privé. La famille d’un patient qui ne peut se rendre à son chevet – comme cela a été le cas pendant la crise du Covid-19 – pourrait ainsi « écouter » son flux musical à distance et maintenir le lien avec le malade. 

Le Critical Alarms Lab développe aussi depuis 2019 l’application Cacophony Mapper, qui collecte, grâce à des capteurs placés sur les infirmières, le bruit ambiant, la position ainsi que la fréquence cardiaque de leur porteuse. Cela permet d’établir une cartographie sonore précise de l’hôpital : quels sont les lieux les plus bruyants ? d’où provient le bruit et comment l’éviter ?

« Aujourd’hui, la sécurité est la principale clé d’entrée pour concevoir le matériel médical, appuie Elif Ozcan Vieira. À l’avenir, on aimerait que le bien-être soit aussi pris en compte.« 

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