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Au large du Canada, Hazard Inlet, lieu enchanté pour un village thuléen du Moyen-Âge

RÉCIT. Par Jean-Paul Curtay, nutrithérapeute et auteur.

Le 15/12/2016 par WeDemain
RÉCIT. Par Jean-Paul Curtay, nutrithérapeute et auteur.
RÉCIT. Par Jean-Paul Curtay, nutrithérapeute et auteur.

De l’Islande à la péninsule antarctique, Jean-Paul Curtay est parti en « croisière-expédition » autour des nouvelles routes maritimes rendues possibles suite à la fonte des glaces. Chaque semaine, il la raconte à We Demain.

L’Austral arrive dans la Baie de Batty où un débarquement était prévu. Mais du fait de vents à 35 nœuds et à une mer « formée », le débarquement en zodiac doit être annulé. Christophe Gouraud, l’ornithologue, en profite pour nous parler des oiseaux pélagiques. Nous les avons vus souvent groupés sur des falaises abruptes. Pourquoi choisissent-ils des lieux si périlleux ?

Parce qu’ils sont là à l’abri de la plupart des prédateurs ; qu’ils ont alors leur garde-manger marin juste en face d’eux, et qu’il leur suffit de se laisser tomber pour décoller. Ils peuvent, pour certains, rester ensuite en vol pendant des années au-dessus des flots, rasant les vagues dont ils suivent les courbes. Par ailleurs dans ces grandes colonies, ils apprennent les uns des autres. Si certains reviennent avec des anchois plein le bec d’un côté et pas de l’autre, ils savent de quel côté se diriger pour pêcher.

Les œufs ont des formes en poire pour éviter de rouler sur les rebords souvent très étroits face aux à-pics. Une synchronisation hormonale entraîne celle des naissances, ce qui augmente les chances de survie des petits, une stratégie très souvent utilisée dans le règne animal, comme chez les tortues marines ou les gnous.

Goélands bourgmestres

Pourquoi ne les voit-on jamais se nourrir de jour ? Parce qu’ils mangent surtout la nuit lorsqu’avec la grande migration verticale, remontent les calamars bioluminescents et le plancton qui émet une odeur soufrée vers laquelle, avec leur organe olfactif très développé, ils sont attirés.

L’après-midi, le temps n’est pas meilleur et l’autre débarquement programmé à Fury Beach – qui, visiblement, mérite son nom – subit le même sort. Le commandant décide de contourner la côte sud de l’île de Somerset afin de permettre à l’abri du vent à Creswell Bay. Une surprise nous attend : sur la plage un gros ours blanc chasse un plus petit afin d’accéder à la carcasse d’un caribou. Deux goélands bourgmestres attendent que l’ours en termine avec son repas pour profiter des restes.

Le lendemain matin, le navire est face à Hazard Inlet ou Qariaraqyuk, un site thuléen occupé entre 1200 et 1500 ans comprenant des maisons, des caches de nourriture, un site cérémoniel, des tombes…

Autant Beechey était austère, pierreuse, désertique, autant Hazard Inlet paraît accueillante, artistique, presque paradisiaque : une belle plage protégée par une falaise tellement belle qu’on a l’impression qu’elle est sculptée. Nous marchons sur une mousse épaisse. Des lichens sur des pierres et des fleurs de toutes les couleurs ponctuent la mousse imbibée d’eau.

De même que des crottes d’oiseaux, de bœufs musqués, d’ours… que nous signalent les naturalistes. Des dizaines de constructions rondes en pierres hérissées d’os de baleines boréales, surtout des vertèbres, se suivent en lignes parallèles, formant un village-station baleinière (umialik). Les pierres et les os sont envahis par la mousse et d’autres plantes.

Plus bas une construction plus large, dont l’entrée est bordée par 6 crânes de cétacés, servait, autour d’un pilier sur lequel était suspendue une lampe à huile, de maison communautaire (karigi).

Garde-mangers creusés dans le permafrost

Celle-ci, selon les ethnologues, servait à la fois d’atelier, de salle des fêtes, célébrations, performances chamaniques, jeux et compétitions (certaines toujours pratiquées chez leurs descendants), ainsi qu’aux transmissions orales.

Une allée mène de la plage au village signalé par de grands os de baleines. Un champ d’os en vrac témoigne de 300 ans de chasse baleinière par les ancêtres des Inuits actuels. Une communauté d’une centaine de personnes a vécu ici entre 1200 et 1500. L’hiver, ils vivaient dans la partie souterraine des constructions.

L’été ils montaient des peaux de phoque ou de caribou et vivaient au-dessus du sol. À l’arrière, vers la falaise, se trouvent des garde-mangers creusés dans le permafrost pour conserver la viande de baleine. Les Thuléens avaient été précédés pendant environ 5 000 ans par une population paléo-esquimau homogène, comme l’ont montré récemment les analyses d’ADN.

Venus, comme eux de Sibérie, ils ont introduit de nouvelles techniques comme les traîneaux à chiens et le harpon à pointe amovible lorsqu’ils sont arrivés vers le 9ème siècle. Ces deux populations sont tout à fait distinctes des Amérindiens arrivés en Amérique des millénaires plus tôt. Les Inuits actuels sont des descendants des Thuléens. Les paléo-esquimaux ont, eux, disparu.

En revenant par le bord de mer, nous découvrons qu’il grouille de fascinants mollusques, papillons de mer et anges de mer. « Les anges de mer sont des ptéropodes qui sécrètent des filets de mucus pour attraper du plancton consommé en réingérant le tout », nous précise Elsa Freschet, une des naturalistes.

Détroit de Béring

Nous repartons pour un bref arrêt à Fort Ross, où l’on peut visiter des maisons de la Compagnie de la Baie de Hudson qui s’est développée autour du commerce des peaux. L’une d’elles contient des réchauds et des vivres et est toujours épisodiquement utilisée parfois par des chasseurs inuits, parfois par des scientifiques. En fin d’après-midi tout le monde est sur le pont.

Nous traversons le célèbre détroit de Bellot, nommé en 1852 du nom du petit lieutenant français, par le chef d’expédition William Kennedy, parti à la recherche de John Franklin et de ses hommes. A babord, la péninsule Boothia, la limite nord du continent américain ; à tribord l’île de Somerset qui appartient à l’Archipel arctique. Sa découverte a été cruciale pour l’exploration du Passage du Nord Ouest.

C’est un verrou étroit, à la navigation difficile, du fait de bas fonds et de la présence d’icebergs, encaissé entre des falaises qui s’élèvent jusqu’à 450 m au nord et 750 m au sud, tout le long de ses 35 kilomètres. Nous nous sentons vraiment engagés dans ce Passage qui ne nous lâchera plus jusqu’au détroit de Béring et au Pacifique.

Juste avant la tombée de la nuit, nous suivons avec les jumelles, sur une prairie en pente, tout au sommet d’une falaise du côté américain, une ourse qui remonte, d’un pas pressé, avec son ourson. 

Jean-Paul Curtay.

Sur la végétation arctique :

Les plantes « pionnières » des terrains d’où les glaciers se sont retirés sont les lichens qui sécrètent des acides capables de dissoudre la pierre. Ils commencent à produire de l’humus, permettant l’implantation de mousses. Mousses et lichens n’ont pas de racine, ce qui permet cette « édification primaire ».

Puis peuvent prendre racine des espèces plus complexes comme les dryades à 8 pétales (avec des fleurs jaunes pâle), les dryades à feuilles entières, les cassiopes tétragones (qui ressemblent au muguet), les linaigrettes de Scheuchzer qui se développe dans les zones humides, le long de cours d’eau et que l’on appelle aussi le « coton arctique », les saxifrages gazonnantes, en coussinets – les coussinets permettent d’élever un peu la température et de garder l’humidité de la neige, les saxifrages à feuilles opposées (pourpres).

Les plantes se sont adaptées aux conditions très difficiles du froid et du manque de luminosité par un nanisme, des ports rampants permettent de profiter de la chaleur du sol, d’éviter le vent et de profiter de l’hydratation du manteau neigeux, en se positionnant sur le versant sud des pierres, en prenant des formes en coussinet, en tapis épais, en rosettes, en se couvrant de duvet comme l’edelweiss (ce que fait par exemple la pédiculaire laineuse ou pulsatilla vernalis), en se parant de couleurs intenses qui absorbent le peu d’énergie dispensée par le soleil, comme le font les plantes à baies : groseiller, busseroles « raisin d’ours », airelles, camarine, ronce des tourbières.

On trouve aussi des genévriers, des rhododendrons, des prêles, des épilobes palustres, des plantes qui aiment les eaux salées (halophiles) comme la gesse maritime ou le pourpier de mer, quelques plantes carnivores (drosera et pinguicula), des champignons, tous comestibles, mais non consommés par les inuits, comme russules et bolets. Par contre le ledum des marais ou « thé du Labrador » est très prisé en infusion.

Pour en savoir plus :

http://blog.ponant.com/en/2016/09/05/l-austral-26-aout-2016-hazard-inlet-fort-ross-and-bellot-strait-northwest-passage-nunavut-canada/

James M Savelle, The Umialiit-Kariyit Whaling Complex and Prehistoric Thule Eskimo Social Relations in the Eastern Canadian Arctic, Bulletin of National Museum of Ethnology, 2002, 27 (1) : 159–188

Jean-Paul Curtay, a commencé par être écrivain et peintre, au sein du Mouvement Lettriste, un mouvement d’avant-garde qui a pris la suite de Dada et du surréalisme, avant de faire des études de médecine, de passer sept années aux États-Unis pour y faire connaître le Lettrisme par des conférences et des expositions, tout en réalisant une synthèse d’information sur une nouvelle discipline médicale, la nutrithérapie, qu’il a introduite en France, puis dans une dizaine de pays à partir des années 1980. 

Il est l’auteur de nombreux livres, dont Okinawa, un programme global pour mieux vivre, le rédacteur de www.lanutritherapie.fr, et continue à peindre et à voyager afin de faire l’expérience du monde sous ses aspects les plus divers.

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