Partager la publication "Patrick Viveret : « Dès qu’on est dans l’ouverture aux autres, on se fait taxer de bisounours »"
L’Arche en France, l’association qui organisait cet événement pour la quatrième année, oeuvre à accueillir « des personnes ayant un handicap mental dans des lieux de vie partagée ». Cette édition a tout particulièrement interrogé la notion de fragilité au sein de l’entreprise, un milieu « encore régi par la performance et la compétitivité », selon l’association.
Parmi les intervenants, le philosophe Patrick Viveret. Membre du collectif citoyen Roosevelt , créateur d’un cabinet de « conseil en imaginaire » et auteur de nombreux ouvrages. We Demain s’est entretenu avec lui pour comprendre comment il envisage la transition vers un modèle économique et sociétal qui inclurait toutes les couches de la société. Et avec elles, toutes les spécificités qui font de nous des êtres inégaux : handicap, origines sociales, apparence physique, problèmes psychiques.
Patrick Viveret : Nous sommes des êtres fragiles, vulnérables, autant sur le plan psychique que physique. Nous naissons ainsi, et notre fin de vie est marquée par la fragilité, elle aussi. Entre le début et la fin, même quand nous sommes au meilleur de notre santé, nous restons toujours fragiles à l’intérieur. Il y a en nous un besoin de sens, une quête intrinsèque de reconnaissance qui sont fondamentaux, et qui perdurent, même puissants, même riches. Mais aujourd’hui, nous sommes dans le déni de cette fragilité.
Qu’entendez-vous par « déni de fragilité » ?
Toutes nos sociétés sont organisées autour de la fascination de la force, de la compétition, de logiques de rivalités. Et ce, dans tous les domaines : économiques, politiques, religieux… Il y a cette fascination de la force dominatrice qui régit tout. Pourtant, il n’y a de réalisme possible qu’à partir du moment où on accepte de sortir de ce déni. Pour y parvenir, l’élément clé est d’organiser la solidarité par la fragilité. Une façon de prendre en considération tous les groupes aux fragilités marquées. Et d’accepter tous les handicaps.
En comprenant qu’aujourd’hui, à tous les niveaux – politique, économique, culturel, même dans l’intime de nos propres vies – , nous sommes engagés dans un conflit face à tous les tenants de la force, la force « brute à claques » qui nous mène à l’abîme. Aujourd’hui, dès qu’on est dans une posture d’ouverture et d’écoute aux autres, on se fait taxer de bisounours. Pourtant, tous les grands mythes comme celui de Babel l’ont expliqué avant nous : si nous perdons l’autre de vue, nous allons vers la fermeture des cœurs.
Comment expliquer que la société s’oriente aujourd’hui davantage vers la « fermeture des coeurs » ?
Un symptôme de cette fermeture tient dans le dérèglement du langage. Prenez le terme de « valeur », qui sous-tend, à l’origine, une force de vie créatrice, pas dominatrice. Il a été transformé en « value for money » – dès lors, tout ce qui n’est pas source de profit n’a pas de valeur… Ce dérèglement du langage est dangereux et mène vers une polarisation de notre société. Donald Trump, par exemple, en a usé pour jouer sur les pulsions régressives les plus noires. Il les a autorisées à travers son propre discours, le choix de ses mots. Cela nous mène directement à un triangle mortifère propre au basculement, le triangle de l’avidité, de la fermeture puis du dérèglement des cœurs. Un triangle qui modifie en profondeur le sens de nos relations.
Nous en sommes arrivés là, en grande partie, à cause du fondamentalisme marchand qui a émergé dans les années 1980, au départ avec Reagan aux États-Unis et Thatcher en Grande-Bretagne. Ce dernier a produit son double monstrueux, le fondamentalisme identitaire. En politique, ses meilleurs représentants sont Trump, ou plus près de chez nous Orban en Hongrie, Erdogan en Turquie… Et peut-être bientôt le retour d’une droite dure en France. Mais nous arrivons en fin de cycle. Une fin qui appelle des logiques créatrices pour aider à mettre en place la grande transition, immense, mais pas encore jouée.
Que fait-on pour mettre en place cette « grande transition » ?
Le premier élément est qu’il faut sortir de la dépression, du pessimisme confortable. « Il est trop tard pour être pessimiste », dit Matthieu Ricard.
Et au sein des entreprises ?
Il faut repérer les forces de vie. Nous en avons besoin pour nous entraider, nous protéger, nous solidariser. Nous ne sommes pas condamnés, il existe des outils pour sortir de nos schémas de travail et replacer l’humain et ses fragilités au centre. Des documentaires comme Demain montrent que la germination créative du nouveau monde est déjà présente. Cette germination pourrait se résumer par une esquisse en trois dimensions du « rêve » : la résistance créatrice ; l’expérimentation anticipatrice ; la vision transformatrice qui débloque l’imaginaire ; et enfin l’éthique, c’est-à-dire le discernement, l’évaluation des outils à notre disposition.
Par exemple des nouveaux outils de comptabilité, qui revoient les sens des notions de bénéfices et pertes. Les bénéfices, ce sont des activités bénéfiques, des sources de bienfait. Les pertes, ce sont des éléments destructeurs de valeurs, d’écosystèmes vitaux. Ce sont eux qui mènent au burn-out ou au suicide. Pour les éviter, des pratiques de méditation consciente se répandent dans les boîtes. Plus largement, on peut également citer l’introduction de concepts tels que le bilan sociétal, la RSE (responsabilité sociale des entreprises, NDLR), ou encore la proposition de nouveaux indicateurs de richesse par la Commission Stiglitz. Même l’OCDE a concédé que le PIB était un indicateur qui comptait à l’envers.
En quoi nos indicateurs comptent-ils à l’envers ?
En se trompant de mesures. La richesse, c’est ce qui compte et nous maintient en vie, l’écologie de base, c’est la survie au niveau des biens fondamentaux, et ce qui compte, c’est d’être reliés les uns aux autres au sein de nos structures quotidiennes. Ce sont ces éléments qu’il faut mobiliser pour éviter une économie et des politiques délétères, qui excluent les plus fragiles. C’est, plus largement, la joie de vivre, avec tout ce qu’elle comporte d’empathie, de respect de la nature et de force de vie, face à la peur, vectrice d’impuissance, de dépression et de repli identitaire. Preuve en est que lorsque je demande aux dirigeants d’entreprise ce qui compte vraiment dans leur vie, les mêmes mots clé reviennent inlassablement, renvoyant à des fondamentaux anthropologiques. Et il ne s’agit jamais de travail ou d’argent.
Participer à la mutation du travail et de l’emploi. Aider à accompagner tout le monde, pour passer de la logique de « l’emploi », qui renvoie étymologiquement au fait d’être soumis au projet de vie d’autrui, à celle du métier, qui renvoie au projet de vie de chacun. Aider les jeunes qui prennent des risques à trouver plus de sens dans leur travail, aider les personnes en bifurcation de vie suite à des burn-out, aider les personnes les plus défavorisées dans tous les moments de leur existence. Comment ? En dressant, avec eux, un bilan de vie et non de compétences. Tout le monde a des compétences à vivre. Il faut se mettre à l’écoute des richesses des plus fragiles.