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Sexe et robots : les liaisons dangereuses

Les progrès des robots humanoïdes combinés à ceux de l’intelligence artificielle laissent entrevoir un futur où les androïdes prendront la place des maîtresses et des amants, voire des épouses et des maris.

Le 17/07/2014 par WeDemain
« Sexy Robots », Hajime Sorayama, éditions Genko-Sha, Japon, 1983
« Sexy Robots », Hajime Sorayama, éditions Genko-Sha, Japon, 1983

Intemporelle, la mythologie grecque n’a jamais cessé d’être le miroir des rêves humains. Dans ses Métamorphoses, Ovide raconte l’histoire de Pygmalion, sculpteur chypriote qui se mit en tête de façonner la femme parfaite. Sa statue d’ivoire, nommée Galatée, fut si belle qu’il en tomba amoureux. Il pria la déesse Aphrodite et, un jour, alors qu’il embrassait son œuvre, celle-ci enfin s’anima, baisant ses lèvres à son tour. Et si l’homme, deux millénaires plus tard, accomplissait enfin le fantasme fétichiste de Pygmalion ?

Avec un chiffre d’affaires mondial estimé à plus de 50 milliards d’euros par an, l’industrie du sexe, plus florissante que jamais, ne connaît pas la crise. Et elle ne cesse d’innover : l’époque des premières poupées de chiffon qui accompagnaient les sous- mariniers pendant leurs missions, dans les années 1930, semble aujourd’hui bien lointaine… Au Japon, la société Orient Industry commercialise des love dolls, « poupées d’amour » au réalisme saisissant. Ces beautés inanimées coutent entre 890 et 3800 euros. Les Pygmalion asiatiques peuvent ainsi choisir la couleur des cheveux, l’aspect des ongles, la taille de la poitrine ou même la pilosité de leur Galatée de silicone. Plus choquant, ces poupées existent en modèle enfant, tout à fait légal, avec les mêmes possibilités de personnalisation du modèle, et quelques options supplémentaires – la tenue d’écolière ou le maillot de bain, par exemple.
 
Il ne s’agit là que de poupées gonflables améliorées, incapables d’une quelconque interaction. Aux États-Unis, la firme TrueCompanion est allée plus loin en commercialisant, en 2010, le premier robot sexuel, répondant au surnom de Roxxxy. Avec sa perruque blonde, sa mâchoire un peu carrée, Roxxxy évoque une Bonnie Tyler hébétée en lingerie fine. Ses mouvements de tête – une simple rotation de gauche à droite, saccadée et grinçante – ont la délicatesse du King Kong de 1933.

Sur Internet, on peut voir une vidéo de démonstration de bien mauvaise qualité, présentée par l’inventeur Douglas Hines, binoclard chauve en blouse blanche aux allures de savant fou. « Puis-je t’embrasser ? » demande en homme galant Douglas à son robot. « J’aimerais beaucoup que tu m’embrasses », répond Roxxxy, d’une voix électronique chevrotante qui se veut langoureuse. Elle laisse échapper un rire innocent quand on lui prend la main. « Je suis de plus en plus excitée », confie-t-elle quand le savant fou entreprend de lui malaxer la poitrine. On vous épargne la suite.

Amour inévitable

Roxxxy, elle aussi, est modelable à souhait : cinq couleurs de peau, 39 coupes et 63 couleurs de cheveux sont disponibles en catalogue. On peut choisir la personnalité de Roxxxy parmi cinq programmes ainsi présentés : frigid farrah (timide), Wild Wendy (aventureuse), Sm Susan (pour hommes dominateurs), Young Yoko (elle veut apprendre les secrets du plaisir, malgré son jeune âge) et mature martha (au contraire, très expérimentée). Roxxxy, comme son alter ego masculin Rocky, coûte entre 4 800 et 6 300 euros.

Plus navrants que glamour, ces robots ont surtout le mérite de constituer le premier signalement d’une industrie à l’aube de son développement. Qui sait ce dont seront capables, demain, leurs congénères androïdes? David Levy, chercheur britannique en intelligence artificielle, a consacré un livre au sujet (Love and Sex With Robots, HarperCollins, 2007). Dans lequel il assure : « L’amour et le sexe entre humains et robots sont inévitables. La question n’est pas de savoir si cela arrivera, mais quand cela arrivera… » Provocateur, il va jusqu’à prédire le lieu et la date du premier mariage légal homme-robot. En 2050, un semblable de R2-D2 demandera la main d’une lointaine cousine de la princesse Leia, dans l’État du Massachusetts…
 
La prédiction a de quoi faire rire… ou pleurer. « De toute façon, le mariage deviendra certainement un concept anachronique à cette époque, tranche Olivier Nerot, docteur en sciences cognitives et auteur de conférences sur le thème « machines et émotions ». En revanche, l’essor d’une sexualité robotique est plus que certain. D’abord, parce que la notion de sex-toy est entrée dans les mœurs. Mais, surtout, car le X constitue souvent le point d’entrée dans un marché de grande consommation. Comme ce fut le cas pour le Minitel ou Internet, le déploiement des robots ne se fera pas sans l’industrie du sexe. »

Peau sensible au toucher

Aujourd’hui, la robotique connaît de fracassant progrès en Europe, aux États-Unis et au Japon. Du simple Roomba, robot-aspirateur, au sophistiqué Da Vinci, robot médical, il en existerait 11,5 millions dans le monde. Cette année, l’armée américaine a alloué 7 millions de dollars (5,4 millions d’euros) à un programme de recherche nommé Avatar, visant à envoyer des bipèdes semi-autonomes sur les champs de bataille. En France, une équipe de l’École supérieure de physique et de chimie industrielles de Paris (ESCPI) a inventé un matériau permettant de créer une peau de robot sensible au toucher, différenciant les coups des caresses. En 2010, au Japon, pays le plus en pointe en matière d’anthropomorphisme, naissait Geminoïd f, androïde garde-malade capable de dialoguer… au point de partager l’affiche avec de vraies comédiennes dans la pièce de théâtre de Tchekhov Les Trois Sœurs, mise en scène par Ozira Hirata à Gennevilliers en décembre dernier.
 
Dans le domaine de l’intelligence artificielle, l’évolution impressionne plus encore. En 2011, le logiciel Cleverbot, inventé par un informaticien britannique, a conversé avec un panel de chatteurs : 59,3 % des personnes ont cru que leur interlocuteur était un être humain. Pour la première fois de l’histoire, une machine dépassait les 50 % dans cette expérience, connue sous le nom de test de Turing ! Un robot ayant l’intelligence de Cleverbot, l’habileté d’Avatar, les traits fins de Geminoïd reléguera très vite Roxxxy au rang des antiquités…

Véritable vie de couple

Dans son ouvrage plutôt utopiste, David Levy liste les atouts des futurs androïdes lubriques. Fini les difficultés d’érection, l’éjaculation précoce, la peur de la contre-performance : « Il suffira d’employer des robots sexuels, programmés avec les connaissances psychologiques nécessaires, pour traiter ces dysfonctionnements cou- rants », écrit le chercheur. Les robots pourraient aussi contribuer à lever, en France, le tabou de l’assistance sexuelle aux personnes handicapées. Oubliée aussi la prostitution, avec les trafics humains et la propagation de MST qu’elle engendre : « Les robots seront en mesure d’offrir des rapports sans contraintes aux personnes qui n’ont pas de succès », assure-t-il.

Dans le même registre à la Nostradamus, Ian Yeoman et Michelle Mars, deux chercheurs néo-zélandais, ont récemment prophétisé l’ouverture, à Amsterdam en 2050, d’une maison close appelée Yab-Yum. Un bordel d’un nouveau genre, où les péripatéticiennes seront de sympathiques humanoïdes aux formes généreuses, munies d’un disque dur à la place du cerveau et – pourquoi pas? – d’un lecteur de carte de paiement au niveau du cœur.
 
Et l’amour, dans tout ça? Sujet tarte à la crème. Il existe quelques rares hommes épris de poupées gonflables (comme à Detroit, un certain Davecat, 27 ans, fou de Sidore, jouet qu’il considère comme son épouse) dont les télévisions et sites web font régulièrement leur miel. Plus que le sexe, la firme de Douglas Hines a axé sa communication sur la possibilité d’une véritable vie de couple avec Roxxxy. « C’est une compagne, assure l’ingénieur dégarni. Elle a une personnalité. Elle vous entend. Elle est à votre écoute. Elle parle. Elle sent votre contact. »

Une chartre du robot

Loufoque? Dans le principe, pas tant que ça. « L’intelligence émotionnelle est une part essentielle de notre être et s’applique à tout, rappelle Jérôme Goffette, maître de conférences en philosophie des sciences à l’université Lyon-I et auteur de Naissance de l’anthropotechnie (Vrin, 2006). La frontière entre l’amour pour des personnes et l’affection pour des objets est peut-être plus poreuse qu’on ne l’imagine. De ce fait, l’amour envers un robot demeure une question intéressante, quand on voit ce que certains peuvent éprouver pour un tableau ou un animal de compagnie. Le psychanalyste Donald Winnicott parlait, à propos des peluches des enfants, d’objets transitionnels qui se trouvent investis d’attachement et d’amour, faisant le relais et le lien avec les figures maternelles et paternelles. Le robot pourrait jouer un tel rôle, voire plus… » En théorie, oui. En réalité, on en est encore loin…
 
Car les robots androïdes comme Geminoïd ont un défaut que n’ont pas les nounours et autres doudous : ils nous ressemblent. « L’homme est une créature extrêmement complexe et notre cerveau, résultat de plusieurs millions d’années d’évolution, est particulièrement performant pour reconnaître ce qui est humain ou pas, souligne Jean- Claude Heudin, directeur de l’Institut de l’Internet et du multi- média, auteur de Robots et Avatars (Odile Jacob, 2009). Le moindre détail qui cloche dans la morphologie ou le comportement déclenche inconsciemment des signaux d’alerte. Ainsi, les robots trop ressemblants à des humains sont plutôt considérés comme des monstres. » C’est ce qu’on appelle « l’effet de la vallée dérangeante », concept identifié en 1970 par le roboticien japonais Masahiro Mori.

Cette réaction psychologique reste donc à dépasser. Si tel est le cas, un jour, l’homme n’échappera pas à de grands débats de société. Ce que reconnaît (quand même) David Levy du bout de la plume. « Je n’ai pas peur que les robots deviennent de meilleurs travailleurs dans tous les domaines – avocats, cuistots, politiciens, chirurgiens –, mais qu’ils puissent être de meilleurs maris, épouses ou amants. »

Déjà, au Japon, les rapports sexuels entre hommes et femmes se raréfient, alors qu’au contraire, l’industrie du sexe est plus florissante que jamais. Au pays de l’autoérotisme roi, un tiers de la population ne ferait plus l’amour ! En queue de peloton dans le classement mondial du taux de fécondité, le pays pourrait perdre le tiers de sa population d’ici à 2060.

L’avènement des machines signera-t-elle la fin du couple ? Quid de la natalité dans un monde déshumanisé où les partenaires sexuels sont faits de silicone, de vis et de boulons? « Si l’amélioration continue de ces objets conduit à procurer une palette de sensations plus variée ou plus intense que celles qu’on éprouve avec un être humain, cela risque de nuire à nos relations intimes », admet Jérôme Goffette.
 
Une fois devenu le fidèle compagnon de l’homme, le robot pourrait, lui aussi, avoir son mot à dire. La Roxxxy de 2050 repoussera-t-elle les avances de son créateur Douglas? Le quittera-t-elle pour Rocky, autrement plus séduisant? Plus généralement, verra-t-on un jour des machines refuser leur aliénation, comme le présagent des films tels que Blade Runner ou Terminator ? Ce n’est plus de la science-fiction : la Corée du Sud, par exemple, a déjà élaboré une charte de robot-éthique, censée éviter aux machines de se faire abuser par les hommes et vice-versa. « Nous traitons aujourd’hui les machines comme des esclaves, que l’on achète et que l’on jette, constate Olivier Nerot. Dans le futur, ce rapport devra sans doute être redéfini. Face à la relation avec une entité artificielle, quel contrat social pourrait être mis en place ? On assistera à un débat pour autoriser la présence de robots autonomes, avec ses partisans et ses détracteurs, comme à chaque évolution sociétale majeure… » Question incongrue ? Oui. Aussi incongrue que d’imaginer se promener avec un téléphone dans la poche, il y a encore vingt ans…

Sylvain Morvan
Journaliste

@MorvanSylvain

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