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Le destin du capitalisme tient dans ce champignon

Le 19/11/2019 par WeDemain
Ce champignon vaut jusquâ€™à  600 dollars les 500 g. (Crédit : Eirik Johnson)
Ce champignon vaut jusquâ€™à  600 dollars les 500 g. (Crédit : Eirik Johnson)

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Que viennent donc faire ici ces vétérans du Vietnam post traumatisés, ces réfugiés laotiens et cambodgiens déracinés, ces Amérindiens spoliés, ces Latinos clandestins et ces marginaux inclassables ? Quel mystérieux tropisme les a attirés par milliers dans cette nature aussi avenante qu’un décor de film dystopique ? On a, en effet, peine à croire que cette région des Cascades, chaîne montagneuse parallèle à la côte Pacifique et s’étendant du nord de la Californie à l’État de Washington, était jadis le domaine des imposants pins ponderosa qui firent de l’Oregon le plus grand producteur de bois des États-Unis. En 1980, il n’y avait plus un seul ponderosa !

Surexploités, ils n’avaient pu se reproduire assez vite en raison de l’interdiction des mises à feu périodiques auxquels procédaient jadis les Indiens pour faire « respirer » la forêt. Afin de laisser les bois libres aux exploitants, une loi de « résiliation » avait d’ailleurs, en 1954, dépossédé de leurs droits les tribus klamath, natives des terres. Le carnage achevé, les entreprises forestières désertèrent les lieux, laissant derrière elles un paysage dévasté de bois rasés et d’installations industrielles fantômes livrées à une végétation décharnée de petits pins tordus.

Sur ces « ruines du capitalisme » , selon l’expression d’Anna L.Tsing, sur ce terrain post-apocalyptique privé de vie, allait pourtant se produire une sorte de miracle, un miracle identifié sous le nom de matsutake. Ce champignon sauvage, surnommé « or blanc » dans l’Oregon et vénéré au Japon – où il a quasiment disparu –, est un masochiste ou un pervers : il ne s’épanouit que dans des zones bien salopées par l’homme. Ne fut-il pas, en 1945, le premier être vivant à surgir du sol irradié d’Hiroshima !
 
Welcome donc dans les Cascades ! Il s’y sentit si bien qu’à compter des années 1980, il y proliféra, seigneur régnant sur un monde en lambeaux. Or le matsutake, en raison de l’engouement des Japonais, est l’un des champignons les plus recherchés au monde et périodiquement le plus cher. Les sous-bois de l’Oregon recélaient désormais un trésor.

C’est alors qu’affluèrent des groupes de cueilleurs dont une majorité constituée d’individus n’ayant pas d’autre choix de vie. Fiévreuse ruée vers l’or fongique qui se poursuit de nos jours, permettant à des minorités sociales ou culturelles de vivre. Et, aux Japonais aisés, de se délecter d’un champignon célébré chez eux depuis des siècles, mais devenu une rareté en raison du développement urbain et des plantations d’arbres de rapport, en lieu et place des pins rouges, hôtes traditionnels des matsutake.

Le destin du capitalisme tient dans ce champignon
Lorsque dans les années 90, les chercheurs du service forestier évaluèrent que la valeur commerciale annuelle des champignons du Nord-Ouest Pacifique atteignait celle du bois, on eut la confirmation de ce phénomène : la naissance, grâce au matsutake, d’une nouvelle économie forestière sur les ruines d’une industrie forestière.

Mais de quel type d’économie s’agit-il ? « Les cueilleurs de champignons, écrit l’auteure qui a longuement vécu avec eux, sont à leur compte ; aucune société ne les emploie. Ils n’ont ni salaire ni avantages sociaux. Les cueilleurs vendent tout simplement les champignons qu’ils ont trouvés. Il y a des années sans champignons et les cueilleurs doivent se débrouiller autrement. La cueillette des champignons sauvages à des fins commerciales est exemplaire d’un mode de vie précaire. (…) Laissée à l’abandon car rendue non rentable, la forêt de l’Oregon propose à présent un modèle nouveau de rentabilité pour un capitalisme qui, aujourd’hui, ne prétend plus assurer l’emploi, ni même la reproduction de la force de travail dont il dépend. »

Aujourd’hui encore, on serait bien en peine de repérer sur une carte tous les périmètres de commerce des matsutake. Ils se trouvent certes sur le territoire d’une forêt nationale, mais de nombreux cueilleurs agissent comme s’il s’agissait d’un vaste bien commun. Surtout les cueilleurs blancs -libertariens, hippies, traditionalistes, suprématistes – hostiles à tout ce qui vient de l’Etat et se vantant de ne pas s’être enregistrés auprès du Service des forêts afin de s’y procurer le permis au prix de 200 dollars pour la saison de septembre à novembre.

La nature de leurs sentiments à l’égard de cette administration se mesure à l’aune de ses panneaux criblés de balles… Plus respectueux des lois, plus prudents, les Asiatiques, principalement des réfugiés du Laos et du Cambodge, ont intégré en nombre le monde des cueilleurs à la fin des années 80. En installant leurs campements dans la forêt, ils reproduisirent la structure de leurs villages ou celle des camps de réfugiés de Thaïlande dans lesquels ils avaient été confinés pendant plus d’une décennie.

Certains, comme les Hmongs des montagnes laotiennes, se sentent tout à fait à l’aise en ces lieux qui leur permettent de renouer avec leur vie d’antan dans la forêt. Ils s’y sentent libres au point de ne pas considérer le ramassage des champignons comme un travail. « Travailler, confie l’un d’eux, c’est obéir à un chef, faire ce qu’il demande. Les matsutake, c’est juste chercher, tenter sa chance, pas travailler ».

« Malgré leurs différences, écrit Anna Lauwenhaupt Tsing, le recoupement partiel entre les préoccupations des Blancs auto-exilés et des réfugiés d’Asie du Sud-Est devint le coeur battant du commerce : la liberté donnait aux matsutake  une valeur particulière ». Tous ces individus indépendants représentent le premier maillon de la chaîne commerciale qui va faire passer les matsukate, de L’Oregon à leur pays « père », le Japon.

D’un sol ingrat et ravagé, aux tables de fête et aux restaurants de luxe nippons où une simple lamelle payée une fortune transforme une soupe en délice. Dans la soirée, au sortir des bois, les cueilleurs viennent vendre leur prise à des acheteurs également indépendants qui, en les attendant, ont planté leur tente au bord de la route.

Ceux-ci les revendent ensuite à des grossistes également sur le terrain et en contact avec les exportateurs qui expédieront les champignons au Japon. Persuadés que les Japonais sont prêts a dépenser sans – presque – compter pour les matsutake, tous ces intermédiaires, du ramasseur au grossiste, jouent chacun leur rôle dans la mise en scène théâtrale consistant à faire monter les prix.

Les plus anciens se souviennent du boom des années 90, après que les Japonais eurent pris conscience que les matsutake locaux avaient quasiment disparu. Dans l’Oregon, la livre de champignons avait grimpé jusqu’à 600 dollars et un cueilleur pouvait se faire en une journée plusieurs milliers de dollars.
Le désarroi des Japonais confrontés à la raréfaction de « leur » cryptogamme fut d’autant plus profond que son importance allait bien au-delà de sa délectable sapidité.

« On peut comprendre la France sans rien savoir des truffes, confiait à l’auteure un épicier de Tokyo, mais on ne peut pas comprendre le Japon si on ignore tout des matsutake ». Encore plus que son parfum et sa saveur, c’est en effet la capacité de ce champignon à créer des liens personnels qui le rend si puissant. Les fournisseurs offrent ainsi des matsutake aux entreprises qui les font travailler. « Un collègue, écrit Anna Lowenhaupt Tsing, m’a raconté qu’il avait accompagné un groupe de personnes anxieuses à l’idée de rejoindre une célébration supposée mettre fin à un vieux conflit dans une grande famille. « Apporteront-ils des matsutake ? » n’avait cessé de demander l’un de ses amis ».

Tradition séculaire, réservée jadis à l’élite: dans la période Edo (1603-1868), on honorait les aristocrates en leur en offrant  dans une boite de fougères. Figurant l’automne dans la célébration des quatre saisons, le matsutake s’était en outre imposé comme thème poétique et artistique, de la cérémonie du thé au théâtre.
Sans ces traditions, sans le goût complaisant des Japonais pour la nostalgie, dont le matsutake est un acteur prégnant, et, bien sûr, sans un capitalisme ravageur pour les forêts, les cueilleurs de l’Oregon n’existeraient pas. Cette « propension du matsutake à fabriquer un monde » est une forme de la mondialisation reliant les deux rives du Pacifique.

Elle en dit long sur l’évolution du capitalisme mondialisé qui n’est plus seulement vecteur de progrès mais aussi vecteur de destruction de la nature et de fragilisation de l’homme. « Les matsutake, écrit Anna Lowenhaupt Tsing, mettent ainsi en lumière les craquements en cours dans l’économie politique globale. (…) L’ironie de notre époque est que chacun dépend du capitalisme alors que de moins en moins de gens bénéficient de ce qu’on avait pris l’habitude d’appeler un « emploi stable ».

Comme pour la forêt de l’Oregon, les « ruines » s’accumulent sur la planète, obligeant de plus en plus d’individus précarisés à inventer sur ces lieux de nouveaux modes de vie. Et les responsables à avoir une autre vision de la vie. A l’image de ce bureau forestier de l’Oregon qui a décidé, alors que ce n’était nullement son job, d’expérimenter de manière officielle la gestion des pins tordus, et ce, pour favoriser…les matsutake !

Pour aller plus loin : 
Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, par Anna Lowenhaupt Tsing, éd. La Découverte.

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