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Lucie Pinson : « Les citoyens doivent reprendre le contrôle de la finance »

Directrice de l’ONG Reclaim Finance, Lucie Pinson a reçu le 30 novembre le prix Goldman de l’environnement, le « Nobel » du secteur. Grâce à elle, des dizaines de banques et acteurs financiers se sont désinvesti des énergies fossiles. Entretien.

Le 04/12/2020 par Alice Pouyat
Lucie Pinson, lauréate du prix Goldman pour l'environnement. (Crédit : Stéphane Cojot-Goldberg)
Lucie Pinson, lauréate du prix Goldman pour l'environnement. (Crédit : Stéphane Cojot-Goldberg)

Elle vient de décrocher la plus haute distinction dans le domaine de l’environnement, et ne compte pas s’arrêter là. Lucie Pinson, 35 ans, vient de recevoir le Prix Goldman pour la région Europe.

Après une formation en sciences politiques, elle découvre les dégâts de l’industrie du charbon en Afrique du Sud, et s’engage chez les Amis de la Terre en 2011. Elle fait alors de la finance son domaine de combat. Celle qui est aujourd’hui directrice générale de l’ONG Reclaim Finance a notamment obtenu que des dizaines de banques et d’assurances se désinvestissent du charbon. Dans sa ligne de mire aujourd’hui : le financement des pétrole et gaz non conventionnels. Interview.

WE DEMAIN. Quel sens donnez-vous à ce prix prestigieux ?

Lucie Pinson. C’est une reconnaissance de l’efficacité de notre travail : pour la première fois en 31 ans d’existence du prix, il est remis à quelqu’un qui mène des campagnes en direction des acteurs financiers. Et c’est un signal : une façon de montrer que la finance peut être un levier de transformation de nos sociétés, qu’elle peut être mise au service de la lutte contre le dérèglement climatique. J’y vois enfin un encouragement à continuer notre combat !

Pourquoi avoir choisi de cibler en priorité la finance ? Quel est son impact sur le réchauffement climatique ?

On l’oublie souvent mais, derrière chaque activité, chaque entreprise dans le monde, on va trouver plusieurs banques, des assureurs, des investisseurs. Pour stopper l’expansion des projets liés aux énergies fossiles, il faut donc s’assurer qu’ils ne trouvent plus de financement. C’est donc un levier d’action très pertinent. Et c’est encore plus le cas pour les assurances puisque sans assurance aucun projet ne trouve de financement.

Observez-vous une prise de conscience du secteur financier ces dernières années ?

Il a beaucoup bougé. Lorsque j’ai commencé ce travail, les banques françaises n’excluaient aucun secteur d’activité de leur portefeuille. Jusqu’en 2011, on entendait encore, « nous ne faisons que financer l’économie telle qu’elle est. Ce n’est pas notre responsabilité de décider ce qui doit être financé ou pas. » Aujourd’hui, vous n’entendez plus un acteur financier vous dire cela. C’est une grande avancée.

L’autre grande victoire est d’avoir pu pousser Axa en 2017, puis les autres acteurs financiers de la place de Paris, à exclure des entreprises parce qu’elles développent de nouveaux projets dans le secteur du charbon. C’est un gros changement de logiciel pour des établissement qui pensent plutôt profitabilité sur le court terme. Là, elles intègrent un risque non pas financier mais climatique. AXA a ensuite été suivie du Crédit Agricole, et d’autres banques comme BNP Paribas, qui s’engagent à conditionner leurs financements à l’adoption de plans de sortie du secteur du charbon.

Mais je dois nuancer : les banques françaises ne veulent toujours pas comprendre cette logique pourtant basique quand il s’agit du pétrole et du gaz. Elles sont toujours en train de soutenir des entreprises telles que Total, qui développe des projets dans les gaz et pétrole de schiste.

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Voilà donc vos prochains combats, qui s’annoncent plus vastes que le charbon…

Oui, le pétrole et le gaz sont beaucoup plus importants que le charbon. Donc ce sera plus laborieux. Ceci étant dit, le risque serait justement de laisser croire qu’on ne peut rien faire. C’est un argument du secteur financier qui nous dit « laissez-nous encore quelques années pour changer nos méthodes ». Malheureusement, on n’a plus le temps !

Il faut donc commencer quelque part : s’atteler aux pétroles et au gaz non conventionnels : donc les gaz et pétrole de schiste, les activités en Arctique, les sables bitumineux, pour en citer trois. Nous attendons des acteurs financiers français qu’ils arrêtent de soutenir tous les nouveaux projets dans ces secteurs. Globalement, cela est fait par presque tout le monde, sauf par Axa. Inadmissible.

Mais cela ne va pas suffire, il faut aussi arrêter de soutenir toutes les entreprises qui ont des activités dans ces secteurs, et pas seulement celles qui sont très exposées.

Ce prix est aussi une reconnaissance de vos méthodes de militante. Quels conseils donneriez-vous aux citoyens qui souhaitent agir ?

Mon conseil est ne pas se contenter de lancer des anathèmes. Pousser les banques à changer par la pression et la dénonciation publique est important mais cela ne suffit pas à inverser le rapport de force. Il faut convaincre en interne les salariés des grands établissements financiers pour qu’eux-mêmes poussent leur entreprise à changer de logiciel. Mon conseil est d’interpeller sa banque, son assureur. Écrire une lettre à son banquier. Finalement, derrière ces grandes institutions, il y a des hommes et des femmes concernés par les enjeux de transition écologique comme la majorité des Français.

Et en même temps, il faut essayer de comprendre la réalité de ces institutions et les accompagner, leur proposer des mesures à mettre en place.

Parfois, on se dit que seul on ne peut rien faire. « De toute manière, même si j’en parle à mon conseiller financier, ce n’est pas lui qui décide. » Certes mais, en même temps, c’est cette culture de la défaite qui nous amène tout droit dans le mur. On laisse les mains libres à la finance, un sujet beaucoup trop sérieux pour être abandonné aux traders des tours de La Défense. Il faut vraiment en reprendre le contrôle.

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Maintenir le rapport de force donc mais aussi le dialogue...

Oui, et si cela ne bouge pas, il sera toujours temps d’aller dans une banque plus verte. Par contre, sans rien lâcher au niveau structurel. Parce ce n’est pas en changeant son compte personnel qu’on va apporter une solution au dérèglement climatique. En France, on a le secteur bancaire le quatrième plus important au monde. Donc, avant que la Nef ou les néo-banques qui se développent soient en mesure de faire concurrence à ces acteurs, de l’eau aura coulé sous les ponts.

Être un écolo exemplaire, avoir la bonne banque, manger bio et faire du vélo ne suffit plus. Il faut s’attaquer aux infrastructures, rejoindre des mouvements sociaux, des ONG comme Reclaim Finance ou les Amis de la Terre pour soutenir ces combats-là. Bref, inscrire la lutte individuelle dans la vie collective, sans forcément être naïf.

Personnellement, je ne suis pas très optimiste. Je pense qu’il sera extrêmement difficile de limiter le réchauffement à 1,5°C si ce n’est déjà impossible. Mais ce n’est pas la question. La question est : est ce que ce sera 1,6 ou 1, 8°C … ?  C’est important car chaque dixième va se compter en millions de vie.

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