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Coronavirus : « Les vertus de la rareté vont s’imposer au voyage de demain »

Frontières fermées, transports au ralenti, restriction de nos déplacements… Difficile d’imaginer aujourd’hui à quoi ressemblera le tourisme de demain. Jean-Pierre Nadir, fondateur de la plateforme Easyvoyage, donne quelques pistes. Interview.

Le 13/05/2020 par WeDemain
Frontières fermées, transports au ralenti, restriction de nos déplacements… Difficile d’imaginer aujourd’hui à quoi ressemblera le tourisme de demain. Jean-Pierre Nadir, fondateur de la plateforme Easyvoyage, donne quelques pistes. Interview.
Frontières fermées, transports au ralenti, restriction de nos déplacements… Difficile d’imaginer aujourd’hui à quoi ressemblera le tourisme de demain. Jean-Pierre Nadir, fondateur de la plateforme Easyvoyage, donne quelques pistes. Interview.

Des voyages plus longs, plus immersifs, moins de vols et un prix plus élevé… La crise mondiale du coronavirus bouscule nos habitudes et nous pousse à réinventer nos modèles, notamment celui du tourisme. Difficile d’imaginer que le tourisme de masse ou les vols low cost vont reprendre de plus belle après la pandémie. Le slow voyage va-t-il devenir la norme ? 

 
Nous avons demandé à Jean-Pierre Nadir, fondateur du comparateur de vols et d’hôtels Easyvoyage, à quoi ressemblera le voyage de demain. 
 

  • We Demain : La crise du coronavirus provoque la plus grave récession qu’ait connue le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. Tous les secteurs de l’économie sont touchés, et notamment le tourisme, aujourd’hui pratiquement à l’arrêt. Quelles vont être les conséquences à moyen terme ? L’industrie du tourisme et des voyages va-t-elle devoir se réinventer ?

 Jean-Pierre Nadir : Oui c’est son grand défi. Le monde d’hier ne sera pas celui de demain, et ce pour au moins trois raisons : le renchérissement du coût des transports, la raréfaction des ressources et l’éveil d’une conscience écologique.

 
Le prix des transports aériens va forcément augmenter, même si dans un premier temps les compagnies, notamment low cost, vont tenter de casser les tarifs pour retrouver des clients. Mais ça ne peut durer qu’un temps. 
 
Les compagnies aériennes vont devoir intégrer les nouveaux besoins de sécurité sanitaire : d’abord parce que les taxes d’aéroport vont être très vite majorées afin de financer les mesures de distanciation sociale à l’embarquement et notamment  les portiques, combinant détection des métaux et des températures corporelles, et à bord avec la distribution généralisée de masques, sans parler des possibles réaménagements de cabine.
 
Il faudra également ajouter, sur le prix du billet, le coût des assurances permettant un remboursement en cas de refus d’embarquement pour cause de fièvre, et le renchérissement des prix du pétrole quand l’activité économique va reprendre, sans oublier les nouvelles obligations écologiques, notamment au roulage, qui pèse jusqu’à 10 % de l’empreinte carbone de l’aérien et devront passer à l’énergie électrique (green taxiing).
 

 

  • Les compagnies aériennes vont donc devoir sortir de la logique de croissance et les touristes repenser leur manière de voyager ? 

 
Le transport va retrouver une logique plus cohérente de  prix, alors qu’il s’était de plus en plus construit sur un marketing agressif qui l’éloignait souvent de sa valeur réelle. Ainsi, vendre un Paris-Lisbonne à 10 euros ne correspond pas au coût du transport. Nous étions dans l’opportunité de déplacement et non plus dans un acte réfléchi motivé par une ambition de découverte et d’enrichissement, nous faisant évoluer d’un tourisme de pulsion, à un tourisme de réflexion, voire d’imprégnation.
 
Les compagnies aériennes ne pourront plus se le permettre. Beaucoup vont déposer leur bilan, d’autres seront sauvées par les États, mais avec des conditions. Elles vont devoir annuler des commandes d’avions. Le temps n’est plus à une croissance à l’infini, où l’on imaginait passer de 3,5 milliards à 7 milliards de passagers en quelques années, en multipliant les destinations et en cassant les prix. L’offre et la demande réelles vont se réajuster.
 
J’ajoute que le prix du voyage va également devoir intégrer le coût des mesures sanitaires à destination : les équipements et la réorganisation de la gestion des flux dans les hôtels et dans les transferts et excursions, l’espacement des tables au restaurant, les tests et les masques, l’isolement des malades…
 

  • Vous avez évoqué également la raréfaction des ressources et l’éveil des consciences à l’écologie… 

 
Le tourisme vivait sur un modèle hérité de l’après-guerre où l’on offrait aux gens la profusion à laquelle ils n’avaient pas accès habituellement. C’est ce qu’avait très bien compris Gilbert Trigano avec les buffets à volonté du Club Med. Ce tourisme reposait sur un déséquilibre économique mondial Nord-Sud où on emmenait les clients dans des pays comme la Tunisie ou la Thaïlande, là où le faible coût de la vie permettait de proposer cette abondance de nourriture et de services.
 
Au-delà de l’inéluctable montée des coûts salariaux à destination, la raréfaction des ressources va obliger les acteurs du tourisme à travailler sur les vertus de la rareté pour tenter de préserver un modèle économique viable. 
 
La réflexion était également engagée sur les défauts du tourisme de masse. Le confinement a accéléré la redécouverte des vertus du temps long et du plaisir de la préparation du voyage. C’est l’inverse du modèle digital où, en un clic, on achète un produit sans vraiment y réfléchir et le préparer. 
 
Ce temps de préparation, associé au juste coût du voyage, remettra l’authenticité et le goût du réel au centre du choix du consommateur.
 
En somme, le monde de demain sera contraint, mais ce avec entrain. A la sobriété heureuse des uns, ou à la consommation débridée des autres, nous opposerons la rationalité joyeuse.
  

 

  • Concrètement, quelles vont être les conséquences de ces tendances nouvelles sur les offres de voyage ? 

 
Nous allons voyager moins souvent mais mieux, avec davantage d’accompagnements et de services. 
 
Le voyage était souvent perçu comme une forme d’accumulation,  de collections de drapeaux sur sa valise, pour se valoriser. Nous sommes en train de passer de ce tourisme de statut social à un tourisme d’expérience mieux vécu car mieux préparé, et avec sur place une volonté de retrouver par l’immersion les beautés, les saveurs, les couleurs de l’ailleurs.
 
Les voyages seront moins fréquents mais plus longs pour amortir le prix plus élevé du transport. Ils seront plus lents, avec l’idée d’en faire moins mais de ressentir plus.
 
Le contenu du voyage en sera modifié. Les préoccupations écologiques vont influer sur le choix des hôtels : son emplacement, le traitement de l’eau et des déchets, la nourriture. Les buffets à volonté vont être remplacés, hors des journées festives d’arrivée et de départ, par des services à la table avec des produits locaux plutôt que des jus d’orange qui ont fait douze heures d’avion. On évitera les kilos en trop (cinq en moyenne pendant une croisière !) et on y gagnera en saveurs !
 
On voit même des projets hôteliers apparaître autour d’une facturation en fonction de votre consommation d’énergie (électricité, eau).
 
Les touristes de demain vont aussi demander davantage d’échanges avec les populations locales. Par ailleurs, l’accompagnement des professionnels devra être plus fort en termes de services et d’engagements, ce qui permettra à ces derniers sans nul doute de retrouver une légitimité que le monde digital leur avait contestée. Les professionnels du tourisme vont retrouver une légitimité que le digital a gommée.
  

 

  • Quelle place justement pour le digital dans le tourisme de demain ?

 
Les outils digitaux vont permettre de créer un lien permanent entre les professionnels et les clients. Sur le plan sanitaire, ils faciliteront notamment la prise de température avec le mobile ou la conservation de votre dossier médical. 
 
Mais il y a un aspect très négatif : les Google, Facebook, Booking.com, Airbnb ou Expedia préemptent une part beaucoup trop importante de la valeur du voyage sans apporter autre chose que la facilité d’accès à l’offre. Les Gafam sont des prédateurs qui contribuent à augmenter les prix.
 
De plus, le digital c’est aussi un impact carbone déplorable (près du double du transport aérien, soit plus de 5 % des émissions totales) ; il serait donc judicieux d’introduire une taxe carbone sur le chiffre d’affaires de ces derniers.
 

  • Mais ce nouveau tourisme, plus cher, ne risque-t-il pas d’être un tourisme de riches ?

 
Non, car il y a déjà de nouveaux modèles de financement. On ne paie plus en une fois, mais en quatre fois. A l’avenir, on pourrait envisager le vingt-quatre mois. Le cash-back se développe également : tout achat chez certains grands distributeurs vous donnent des points pour des réductions sur vos voyages.
 
Encore une fois, ce n’est pas la mort du tourisme populaire, c’est la mort du tourisme d’impulsion, du tourisme d’opportunité, qui contribuait grandement au « surtourisme » par la démultiplication des offres tarifaires mirobolantes, mais qui avait un prix pour le passager, un prix pour la planète, au travers d’heures de bus déraisonnables et de files d’attente interminables.
 
La gestion des flux va naturellement s’en trouver améliorée, y compris par un élargissement des temps de visite, comme cela se fait au Louvre avec des horaires nocturnes, par la démultiplication des sites, sur le modèle de Lascaux avec les créations de Lascaux 2, 3, 4, 5…
 
Et puis le levier de croissance de ce tourisme populaire, pour les « millennials » notamment, va être l’économie de partage avec l’hébergement chez l’habitant. La France dispose de 600 000 chambres d’hôtels, mais de prêt de 10 millions de chambres libres chez des particuliers qui peuvent très bien être louées. C’est la promesse d’Airbnb qui n’a pas été tenue, la plateforme s’étant transformée en location d’appartements.
 

  • Le tourisme de demain reposera donc sur l’économie de partage ? 

Oui, l’économie de partage va être la planche de salut pour faire baisser les coûts du voyage et développer un tourisme d’immersion à destination d’une population qui a plus d’agilité et de capacité à se débrouiller seule.
 
On pourra qualifier ce tourisme comme consommant moins d’énergie fossile et donnant plus de sens.
 
Le tourisme peut devenir le terreau d’expériences nouvelles, une respiration joyeuse qui donne du souffle aux idées et aux expériences. Je cite un exemple : un grand hôtel de Nosy Be au large de Madagascar, avec 200 chambres, ne pouvait offrir des omelettes au petit-déjeuner car les œufs étaient importés de Tananarive. Le problème a été réglé en créant sur place un élevage de poules, confié au village à proximité ! Le tourisme pourra ainsi permettre de développer des productions locales à base notamment de permaculture, d’agroforesterie, ou d’aquaponie.
 
Avec toujours cette idée de retrouver le goût du vrai et de la nature. 
 
Les deux enjeux du tourisme de demain seront d’une part de passer d’un modèle de captation à un modèle de préservation, voire de restitution, tout en gérant les deux notions contradictoires de distanciation et de convivialité. La gestion de la distanciation et de la convivialité représente le grand défi du voyage de demain.

Pour aller plus loin : « Le tour-operating est à bout de souffle »

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