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Amory Lovins : « Poursuivre le nucléaire est une folie »

Moins chères, plus propres et plus efficaces  : pour le grand spécialiste américain des énergies, les renouvelables ont déjà gagné la partie. Implacable, sa démonstration étrille la France, qui s’entête dans le nucléaire.

Le 30/03/2021 par Yves Heuillard
Amaury Lovins
Dans sa maison construite à 2200 mètres d’altitude, dans les montagnes Rocheuses, Amory Lovins (ici photographié en 2006) fait pousser des bananes sans le moindre chauffage. (Crédit : Ben Stechschulte/Redux-Rea)
Dans sa maison construite à 2200 mètres d’altitude, dans les montagnes Rocheuses, Amory Lovins (ici photographié en 2006) fait pousser des bananes sans le moindre chauffage. (Crédit : Ben Stechschulte/Redux-Rea)

C’est LE gourou des énergies, celui que consultent gouvernements et entreprises du monde entier. Mais pour l’Américain Amory Lovins, 73 ans, la meilleure énergie est celle qu’on n’utilise pas. Depuis la fin des années 1980, ce physicien aux airs de Professeur Tournesol, passé par Harvard et Oxford, promeut le concept de « negaWatt », une unité théorique de l’énergie économisée. Selon lui, il est possible de réaliser des économies collosales sur l’énergie nécessaire aux activités humaines. 

Pour cela, il a développé le principe de la « conception intégrative » (integrative design)  : construire des bâtiments, équipements, véhicules ou infrastructures comme un tout, et non comme un empilement d’éléments disparates. Professeur invité dans de nombreuses universités, dont Stanford (Californie), où il est attaché d’enseignement en génie civil et environnemental, il est également président émérite du Rocky Mountain Institute (Colorado), qu’il a cofondé en 1982, et auteur d’une trentaine de livres en anglais (le dernier traduit est Réinventer le feu  : Des solutions économiques novatrices pour une nouvelle ère énergétique, éd. Rue de l’échiquier, 2013). 

Retrouvez cet entretien d’Amory Lovins dans le n° 33 de la revue WE DEMAIN, disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne

Son propos est enthousiasmant, mais sans pitié pour les choix énergétiques de la France, en passe de rater le boum économique mondial des renouvelables en raison de son attachement nostalgique au nucléaire, une industrie qu’il juge révolue et ruineuse.

À lire aussi : “Les énergies renouvelables sont le chantier du siècle”

WE DEMAIN : La pandémie de Covid-19 affectera-t-elle l’évolution à long terme de notre système énergétique et la protection du climat ?

Amory Lovins : La pandémie de 2020 a anéanti la demande d’énergie, inversant la croissance des quatre années précédentes pour l’énergie et de neuf années pour le CO2. Une partie de la demande se rétablira progressivement, mais pas dans tous les secteurs. Les énergies renouvelables, elles, continuent à croitre et à gagner en compétitivité, toujours moins chères. En 2020, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), 90  % des nouvelles capacités de production d’électricité [en puissance] viennent des renouvelables ; d’ici à 2025 ce sera 95  %.

Et donc le pétrole, les combustibles fossiles et le CO2 dans le monde ont probablement tous atteint un pic de production en 2019 – comme l’énergie nucléaire en 2006, le charbon en 2013, les ventes d’automobiles en 2017 et la production d’électricité à partir de combustibles fossiles en 2018. Dès qu’un pic de demande est atteint, le phénomène déclenche la fuite des capitaux, ce qui réduit la valeur des opérateurs historiques, leur influence politique, leur capacité à attirer des talents et des capitaux, et le phénomène se renforce. Les investisseurs se pressent de sortir avant que la stagnation ne fasse chuter la valeur des actifs et que la concurrence ne fasse chuter les prix.

Ainsi quand les ventes de charbon ont atteint leur pic, puis chuté, la valeur de cette industrie a baissé de 75  % dans le monde et de 99  % aux États-Unis. C’est au tour des industries pétrolière et gazière de s’effondrer  : l’ensemble des seize plus grandes sociétés mondiales d’hydrocarbures cotées en Bourse valent moins qu’Apple. En 2012, quatre des dix premières entreprises mondiales étaient des sociétés pétrolières ; aucune n’y figure aujourd’hui. 100 000  milliards de dollars d’actifs sont à risque.

Mais les énergies renouvelables peuvent-elles fournir toute l’électricité du monde ?

Assurément. Le marché va dans cette direction. Les énergies solaire et éolienne ne généraient que 8  % de l’électricité mondiale en 2019. Mais tous les deux jours les renouvelables ajoutent autant de puissance sur les réseaux que le nucléaire en ajoute en un an. L’AIE prévoit que la puissance installée des énergies renouvelables dépassera celle de la production électrique au gaz naturel en 2023 et au charbon en 2024. L’AIE rapporte également que 27  % de l’électricité mondiale vient des renouvelables en 2020 [c’est dû pour moitié aux grands barrages hydroélectriques]. Elle prévoit 47 à 72  % pour 2040, contre seulement 9 à 11  % pour le nucléaire, qui stagne autour de sa part de 10  % en 2019.

En 2019, les investissements dans les énergies renouvelables ont été de 282  milliards de dollars, principalement du fait d’investisseurs privés ; et de 15  milliards dans l’énergie nucléaire, la quasi-totalité provenant des gouvernements.

Au cours des cinq prochaines années, l’AIE prévoit que le rythme annuel des installations de renouvelables augmentera, jusqu’à plus que doubler. Les analystes indépendants s’attendent à ce que le nucléaire ait du mal à maintenir sa production actuelle.

Certains affirment que le solaire et l’éolien sont trop intermittents pour produire beaucoup d’énergie de manière fiable. Que leur répondez-vous ?

C’est un mythe. Nous n’avons pas besoin d’une avancée capitale en matière de stockage, ou de « moyens de production de base » actifs 24  heures sur 24, 7 jours sur 7, comme les centrales nucléaires, pour garder la lumière allumée.
Voici pourquoi. Premièrement, « variable » ne signifie pas imprévisible. Les exploitants éoliens danois sont capables de mettre sur le marché, la veille pour lendemain, des offres fermes d’électricité, heure par heure, pour équilibrer le réseau exactement comme s’il s’agissait de centrales à gaz.

Deuxièmement, nous avons construit le réseau électrique parce qu’aucun moyen de production n’est disponible 24  heures sur 24 et 7 jours sur 7. Tous s’arrêtent à un moment. Les centrales fossiles ou les centrales nucléaires sont fermées environ 10 à 12  % du temps, perdant parfois un milliard de watts en quelques millisecondes, souvent pendant des semaines ou des mois, souvent sans avertissement. Le réseau est construit pour gérer cette intermittence, les centrales en état de marche remplaçant les centrales arrêtées. De la même manière, et souvent de manière plus économique, le réseau peut gérer la variation prévisible des installations solaires et éoliennes en combinant les unes avec les autres, et avec des énergies renouvelables d’autres types, ou sur d’autres territoires.

« Le redémarrage de Flamanville-2 a été modifié 40 fois. N’est-ce pas un record d’intermittence ? »

Certes, mais quand il n’y a ni vent ni soleil ? La solution n’est-elle pas dans les batteries ?

Le stockage dans les batteries est la ressource la plus chère ; les prix baissent, mais les autres ressources suffisent. Il existe huit types de ressources d’équilibrage du réseau sans carbone. Prenons l’exemple du réseau électrique du Texas, qui n’est pas connecté au reste des États-Unis et dont la demande électrique de pointe est similaire à celle de l’Allemagne. Projetons-nous en 2050. La demande de pointe de l’été 2050 pourrait être moindre et moins marquée grâce à des mesures d’efficacité. Ensuite, vous installez des renouvelables éoliens et solaires pour couvrir 86  % de la demande, et vous assurez les 14  % restant par des renouvelables pilotables, c’est-à-dire disponible quand on veut (géothermique, petit hydroélectrique, solaire thermo-électrique, centrales thermiques au biogaz ou brulant des déchets agricoles ou urbains). Pour équilibrer la demande et l’offre, il pourra ensuite être nécessaire de stocker l’énergie avec deux types de technologies déjà rentables aujourd’hui : le stockage du froid dans la glace pour l’air conditionné et le stockage de l’électricité dans les batteries des voitures. Les quelques petits pourcents restants viendraient de la gestion non contraignante de la demande [par exemple grâce aux compteurs intelligents]. Dans leurs simulations, les prévisionnistes estiment l’électricité renouvelable perdue à 5  %, mais ces 5  % pourraient servir à fabriquer de l’hydrogène. Ainsi, même aujourd’hui, sans compter sur la baisse des couts des renouvelables, le calcul économique apparait excellent.

Ceci n’est pas seulement théorique. Grâce à un tel schéma, certains pays européens, avec peu ou pas d’énergie hydroélectrique, satisfont déjà 46 à 90  % de leurs besoins en électricité avec des énergies renouvelables, de manière très fiable et sans ajout de stockage de masse. Récemment, sur la totalité d’une année calendaire, l’Allemagne et l’Espagne péninsulaire ont atteint 46  % d’électricité renouvelable [deux fois la proportion française], le Portugal 66  %, le Danemark 79  %, l’Écosse 90  %.

Selon les opposants aux énergies renouvelables, les terres et métaux rares nécessaires aux éoliennes et aux panneaux solaires seraient très polluants. Qu’en pensez-vous ?

C’est de la désinformation. Les terres rares ne sont pas rares : les réserves de néodyme [un élément chimique utilisé dans certaines éoliennes, souvent mise en cause], sont équivalentes aux deux tiers de celles du cuivre, et elles sont quinze fois plus importantes que celles de l’uranium. Les terres rares ne sont pas très préoccupantes, d’autant qu’elles ne sont pas nécessaires aux énergies renouvelables. Certains générateurs d’éoliennes et moteurs de voitures électriques utilisent des superaimants aux terres rares, mais il existe deux solutions pour s’en passer. Elles aboutissent à des produits aussi performants, aussi légers, et qui coutent moins cher.
Le cobalt a des prix volatils et suscite des problèmes éthiques [du fait de ses conditions d’extraction, principalement au Congo]. De sorte que les constructeurs de batteries le réduisent ou l’éliminent. Le lithium est moins rare que le plomb – présent dans toutes les batteries des voitures à pétrole d’aujourd’hui – et les deux seront probablement remplacés par de nouvelles chimies n’utilisant rien de rare, couteux, toxique ou inflammable. Les énergies propres impliquent parfois de très petites quantités d’éléments spéciaux dont la toxicité est facilement contrôlée : par exemple, la protection de surface des panneaux solaires, en tellurure de cadmium, a une épaisseur de trois micromètres et elle est recyclée.

Comme toute activité industrielle, l’énergie propre crée des impacts que les fabricants parviennent de plus en plus à minimiser. Si les équipements éoliens et solaires modernes étaient très gourmands en matériaux, comme le prétendent les partisans des centrales à combustibles nucléaire et fossile, ils ne pourraient pas produire de l’électricité à un cout plusieurs fois inférieur à celui de ces anciennes centrales. En fait, ce sont les immenses cathédrales de béton et d’acier des producteurs d’énergie traditionnels qui sont difficiles à recycler, et leurs matériaux spécialisés sont profondément problématiques – par-dessus tout ceux de l’industrie nucléaire, qui marche à l’uranium, fabrique du plutonium et des déchets radioactifs de toutes sortes qui posent problème. Le plutonium est un élément ultratoxique qui peut aussi servir à faire des bombes. Mais de façon surprenante, un gramme de plutonium produit moins d’énergie dans un réacteur qu’un gramme de silicium pendant toute sa vie dans une cellule solaire photovoltaïque. Le silicium est le matériau le plus abondant de la croute terrestre, et il est stable et inoffensif.

« Cette folie (le nucléaire) me rappelle le destin funeste et ruineux du Concorde, conçu pour le prestige. »

Comment expliquer les projets de réacteurs nucléaires d’EDF, en France ou au Royaume-Uni, alors que les méga-projets renouvelables produisent une énergie 4 à 6 fois moins chère ?

Par des raisons sans rapport avec l’économie ou l’énergie, mais apparemment liées à des utilisations militaires (comme c’est ouvertement admis en France). Le gouvernement britannique est tellement obsédé par l’énergie nucléaire qu’il a accepté de payer un prix absurde [un tarif garanti de l’électricité de l’ordre de 12,5 centimes de dollar actuel pendant 35 ans et indexé sur l’inflation] ; sachant qu’en contrepartie le vendeur, si désespéré d’obtenir une commande à l’export, prendra la majeure partie du risque élevé du projet. Cette folie me rappelle le destin funeste et ruineux du Concorde, que les gouvernements français et britannique ont conçu pour le prestige, dans lequel ils se sont débattus pendant des décennies, enlacés dans une étreinte romantique dont aucun des deux n’a eu le courage de s’échapper. Mais la feuille de route énergétique du gouvernement britannique, publiée le 14  décembre 2020, suggère que cet imbroglio nucléaire est maintenant remis en cause, du fait de ses douloureux problèmes financiers et de ses couts politiques.

Vous notez à juste titre la contradiction entre les couts exorbitants de l’énergie nucléaire et les prix beaucoup plus bas des énergies renouvelables modernes. C’est que les premiers sont décidés par des gouvernements avec l’argent public sans avoir à rendre de comptes et que les seconds sont ceux de projets non subventionnés et sur des marchés concurrentiels. Des exemples récents au Mexique ou au Portugal situent le prix de l’électricité solaire entre 1 et 2 centimes de dollar le kWh, d’autres au Mexique, en Arabie saoudite, ou Maroc celui du kWh éolien entre 1,7 et 2 centimes le kWh. En revanche, la Cour des comptes française estime que le nucléaire de Flamanville-3 produira du courant entre 13 et 14 centimes de dollar le kWh. Certains propos du président Macron me rappellent la remarque de l’économiste Kenneth Boulding, selon laquelle la hiérarchie consiste en une suite de corbeilles à papier destinée à empêcher les informations de remonter.

Dire que « le nucléaire est une énergie non intermittente » ne peut pas être mieux réfuté que par le parc nucléaire français lui-même. Selon le consultant Mycle Schneider, en 2019, sur l’ensemble du parc français, il y a eu 5 580 journées-réacteurs sans production [96 jours par réacteurs en moyenne], 1 700 jours de plus que ce qui avait été prévu au moment des mises à l’arrêt. Et le moment du redémarrage de Flamanville-2 [arrêté le 10  janvier 2019] a été modifié 40 fois avant d’être fixé au 11  décembre 2020. N’est-ce pas un record d’intermittence ?

Malgré plusieurs renflouements de l’État, l’entreprise nucléaire est en faillite sans qu’on veuille employer ce mot. EDF ne peut se permettre de continuer à réparer et à prolonger son ancien parc de réacteurs, et encore moins à le remplacer. Une phase terminale prudente, ordonnée, permettrait de mettre à la retraite les anciennes centrales avant que des problèmes plus graves ne surviennent.

Les détracteurs de la sortie allemande du nucléaire disent que,
dans la mesure où ils sont sûrs, les réacteurs existants méritent d’être maintenus le plus longtemps possible…

Le cout d’exploitation des réacteurs allemands – comme ailleurs en Europe, y compris probablement en France – n’apparait pas compétitif avec le cout total des nouvelles énergies renouvelables modernes. Dit autrement, la fermeture des réacteurs pour les remplacer par des énergies renouvelables moins chères réduira les factures d’électricité, tout en permettant de réduire davantage les émissions de CO2 pour chaque euro investi.

Certains en France argüent que l’Allemagne marche au charbon…

Un mythe courant est que l’arrêt du nucléaire a forcé l’Allemagne à ouvrir des centrales à charbon ou à gaz. En réalité, entre  2010 et  2020, l’Allemagne a réduit sa production nucléaire de 76 TWh [soit 76  milliards de kWh] et réduit sa production d’électricité à partir de combustibles fossiles de 131 TWh tout en augmentant ses exportations nettes d’électricité. Comment ? L’Allemagne a réduit sa consommation intérieure de 61 TWh – 42 jusqu’en à 2019, ce qui prouve que les économies proviennent davantage de l’efficacité que de la pandémie. Dans le même temps, les Allemands ont augmenté la production électrique renouvelable de 150 TWh. Résultat : entre  2010 et  2019, le PIB a augmenté de 17  %, tandis que les émissions de gaz à effet de serre ont chuté de 53  %.

« L’électricité solaire au Portugal coute entre 1 et 2 centimes le Kwh, contre 13 à 14 centimes pour le nouveau nucléaire français. »

La transformation profonde de notre système énergétique aura un impact sur la transformation de nos sociétés. Diriez-vous que la démocratie est en jeu ?

Oui, la démocratie, la liberté, l’égalité et la fraternité, ainsi que d’autres valeurs fondamentales comme l’équité, l’éducation, la tolérance, la santé publique et la sécurité. La révolution énergétique de l’Allemagne est née d’une volonté des collectivités et des individus de reprendre la main sur les choix énergétiques. Les technologies [de production d’énergie] moins centralisées, offrent la possibilité d’une dispersion sur tout le territoire. Les citoyens sont ainsi plus à même de faire leurs propres choix. Et ceci est un facteur de justice, car les bénéficiaires de l’énergie produite en subissent aussi les impacts environnementaux, plutôt que de les exporter via des lignes à haute tension. Ces technologies rendent possibles leur financement et leur construction par des acteurs locaux, ce qui favorise l’économie des territoires ; enfin elles augmentent la sécurité et la résilience pour tous.

À l’inverse, les gigantesques centrales, complexes et dangereuses, ont souvent besoin d’institutions spécialisées, d’une expertise obscure et d’un pouvoir central fort pour les construire, les faire fonctionner, contrôler les réactions du public, détourner la responsabilité et supprimer la dissidence.

La transformation énergétique tardive de la France peut-elle réussir à temps ? Cette question mettra à l’épreuve la capacité de la République à apprendre et à s’adapter, le potentiel de sa bureaucratie à être aussi flexible qu’elle est intelligente, et la capacité de son peuple à instaurer et à maintenir une vraie démocratie, même dans l’énergie.

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