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La solidarité née en temps de crise peut-elle durer ?

Les deux sociologues français François Dubet et Jean Viard analysent l’élan de générosité et de civisme observé pendant la crise sanitaire. Cette solidarité est-elle éphémère ? De manière générale, les crises nous rendent-elles meilleurs ?

Le 04/08/2020 par Claire Conruyt
Les sociologues François Dubet et Jean Viard (Crédit : DR / Virginie Jullion)
Les sociologues François Dubet et Jean Viard (Crédit : DR / Virginie Jullion)

Solidarité entre voisins, applaudissements tous les soirs à 20 heures et félicitations au personnel soignant, fabrication et distribution de masques… La France confinée a connu un élan d’entraide et de générosité. La crise sanitaire a imposé les mêmes restrictions à tous et provoqué les mêmes craintes. C’est tout naturellement qu’un mouvement de solidarité s’est développée. Mais est-il éphémère ? Les crises nous rendent-elles meilleurs et si oui, pendant combien de temps ?

Les sociologues François Dubet (Le temps des passions tristes : inégalités et populisme, Ed. Le Seuil) et Jean Viard (La Plage Blanche, à paraître le 20 août aux éditions de l’Aube) analysent la question pour We Demain.

  • We Demain : Entraide entre voisins, soutien du personnel soignant, lien renforcé avec les personnes âgées… Pourquoi la crise sanitaire a-t-elle entraîné un tel phénomène de solidarité ?

Jean Viard : Nous avons été solidaires tout en nous imposant beaucoup de frontières. Au fond, l’humanité n’a jamais autant coopéré de cette manière-là. Nous étions 5 milliards à être confinés, observant ce que faisaient les autres pays pour évaluer les solutions à adopter. Les scientifiques de toute la planète ont travaillé ensemble vers un seul but : identifier le virus, trouver un remède, créer un vaccin.

Et dans le même temps, nous nous sommes repliés sur nous-mêmes, nous avons adopté des gestes barrière et avons privilégié la sphère familiale. Dans notre société française, nous peinons à trouver du commun et il n’est pas étonnant que la tribu familiale ait été si importante ces derniers mois.

François Dubet : Lorsque nos institutions faiblissent, c’est tout naturellement que les personnes sont obligées de créer des relations plus directes et fortes. Nous avons fermé les écoles, il a donc fallu se mobiliser pour maintenir une relation avec les élèves via internet. De même, il a été nécessaire de s’occuper de ses voisins et de ses vieux parents. En fait, il y a un retour à des formes de solidarité moins institutionnelles.

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  • Avons-nous été plus solidaires parce que la crise a révélé des inégalités jusqu’ici discrètes ou dissimulées ?

J. V. : Les crises accélèrent les mouvements déjà présents, les tendances faibles deviennent des tendances fortes. Prenons Mai 68 : la période a mis en avant le rapport à la nature, la place des femmes, l’érotisme. Ces idées ont mûri et nous ont amenés au mouvement MeToo.

Si on regarde la crise sanitaire, nous observons trois groupes sociaux : ceux qui sont restés chez eux et qui ne travaillaient pas (parce qu’il fallait garder les enfants, parce que leur production n’était plus prioritaire dans l’économie française) ; ceux qui encadrent la société et qui étaient en télétravail ; et enfin, les petites mains de la santé. Nous avons alors constaté que le groupe du « care » n’était pas suffisamment bien rémunéré alors que c’était une tendance qui s’observait déjà depuis trente ans.

F. D. : Il est vrai que l’apparition du virus met au cœur du débat les plus fragiles. D’ailleurs, nous avons remarqué que ceux que l’on désigne habituellement de derniers de cordée sont devenus les premiers : si les routiers, les caissières, les éboueurs et aides-soignants n’avaient pas travaillé, le pays aurait mal fonctionné. La crise permet une sorte de révélation de l’utilité sociale de chacun, qui n’est pas exactement la même que celle qui se manifeste dans la prospérité et la croissance.

François Dubet : « Lorsqu’il faudra gérer le chômage de masse, la solidarité ne dominera pas »

  • Le fait que ce virus puisse toucher tout le monde, quelle que soit la classe sociale, peut-il expliquer cet élan de solidarité ?

F. D. : Il est vrai qu’en ce sens, le virus est assez « démocratique ». Il a ses cibles privilégiées mais il tape sur tout le monde. Face à l’incertitude sur la nature du virus, on a pu observer une angoisse diffuse dans la société française. L’ennemi était présent mais pas véritablement définissable. Les gens se rassemblent donc face à cet inconnu inquiétant.

J. V. : Lors de la guerre de 14-18, les aristocrates et les ouvriers se sont retrouvés ensemble dans les tranchées. C’était une première. Evidemment, les seconds étaient en première ligne mais tous sont ressortis du conflit en se disant « ancien combattant ». Il en va de même pour la guerre de 45 : les résistants et les non résistants venaient de tous les milieux.

Les guerres redistribuent la position sociale de chacun. Une pandémie a les mêmes effets sociaux. Il y a eu des solidarités dans le monde médical qui est pourtant le plus clivé de la société. Il n’y a pas beaucoup d’autres secteurs où des personnes dont le salaire s’élève à 20 000 euros travaillent étroitement avec des personnes qui sont au SMIC. C’est un univers d’hypertension cachée sous la solidarité de la blouse blanche.

  • Si cet épisode sanitaire a pu initier des mouvements de cohésion et de coopération, en sera-t-il de même lors de la crise économique qui guette ?

F. D. : Lorsqu’il faudra gérer le chômage de masse et l’arrivée d’un million de jeunes sur le marché du travail alors que les entreprises ne seront pas dans une politique d’embauche, la solidarité ne dominera pas. Ceux qui sont protégés vont vouloir l’être davantage. Il faudra partager l’appauvrissement et non la richesse.

On observe cependant que les crises économiques ont créé les deux scénarios : si la crise de 29 a permis le New Deal aux États-Unis et le renforcement de l’État-providence, elle a créé en France une période de faiblesse et de décomposition politique et ce, malgré le Front Populaire.

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J. V. : Quelque 700 000 jeunes vont arriver sur le marché du travail en septembre 2020 et se trouveront dans une grande difficulté. Il est possible, ainsi qu’on a pu l’observer ces 50 dernières années, que les plus diplômés prendront les postes des moins diplômés qui eux finiront au chômage. Les plus diplômés seront frustrés, les autres privés d’emploi.

Ce glissement risque de créer un affrontement dans la jeunesse. Les jeunes universitaires se sont montrés solidaires pendant la crise, en consacrant leur temps aux plus fragiles. Heureusement ! Car les personnes qui s’engagent dans la vie locale ou les responsables d’association sont en grande partie des retraités. Or, c’est eux que le virus menaçait le plus. Grâce à un vaste réseau de solidarité développé par les départements, les étudiants ont pris la relève. À voir si cet élan de solidarité de la part des étudiants sera durable.

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