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Le changement climatique peut-il faire basculer la présidentielle américaine ?

Le 08/10/2019 par Sofia Colla
Dix candidats à  la présidentielle américaine ont participé au débat de CNN, avec comme unique thématique : le changement climatique. (Crédit : CNN)
Dix candidats à  la présidentielle américaine ont participé au débat de CNN, avec comme unique thématique : le changement climatique. (Crédit : CNN)

« C’est historique ! Sept heures de débat sur CNN avec les principaux candidats à la présidence. Une seule question : le changement climatique. Du jamais-vu ! » Coordinateur presse du Sunrise Movement, une coalition américaine de jeunes pressant le corps politique d’agir contre le changement climatique, Garrett Bald jubile. Le Sunrise Movement compte 250 chapitres ou « hubs » à travers les États-Unis et peut fédérer des centaines de milliers de jeunes en fonction des besoins de ses campagnes.

Celle pour l’élection américaine de 2020 a en effet pris un tournant inédit le 4 septembre 2019 lors du débat télévisé organisé par CNN. Pour Bill Weir, correspondant de CNN en charge de l’environnement, la question est de savoir comment les candidats comptent gagner « World War C », la Guerre Mondiale du climat. La question n’est plus de savoir s’il y a oui ou non changement climatique, mais bien de comprendre comment chaque candidat compte affronter cette crise.

Dix, dont les favoris y ont participé – Elizabeth Warren, Joe Biden et Bernie Sanders – face aux stars de la chaîne : Anderson Cooper, Wolf Blitzer, Erin Burnett. En arrière-plan, une mise en scène dramatique, des lettres rouges sur fond noir et l’ouragan Dorian qui déferle sur la côte Est.

Au printemps pourtant, les dirigeants du Parti démocrate avaient refusé la demande d’activistes d’organiser un débat sur la crise climatique. Et, en juin dernier, Thomas Perez, président du Comité national démocrate, menaçait les candidats tentés de participer à un tel événement de les bannir des futurs rencontres. « Nous avons tenu des sit-in devant les bureaux du Parti démocrate à travers tout le pays, appelé des centaines de représentants. Ils ont fini par sentir la pression ! », savoure Garett.

Fractures entre partis et entre Etats

Le tour de force est d’autant plus remarquable qu’en 2016, aucune question des modérateurs n’avait porté sur le changement climatique lors des débats entre Hillary Clinton et Donald Trump. Et que, lors du premier débat de la primaire des démocrates, cette année, à peine sept minutes avaient été consacrées au climat. D’après une étude, publiée le 28 août par le très respecté Pew Research Center, seuls 44 % des Américains pensent que faire face à la crise climatique doit être une priorité pour le Congrès et le Président. Président qui persiste à penser que le changement climatique est un canular.

Mais le sujet est bel et bien devenu central aux Etats-Unis. Un pays où tout semble s’opposer à une prise de conscience écologique : plus de 15 tonnes de C02 émis par habitant en 2017, soit trois fois la moyenne mondiale. Les climato-sceptiques, à grand renfort de think-tanks, podcasts quotidiens et campagnes de presse, cherchent à contrer les messages des scientifiques en communiquant sur les bienfaits du CO2 et des énergies fossiles sur notre santé et sur l’environnement. Leurs arguments rappellent ceux des défenseurs des armes à feu : « défendons nos libertés. ‘Ils’ veulent contrôler votre vie, vous interdire de conduire votre pick-up truck, et de manger la viande que vous aimez ! »

Pour comprendre cette fracture qui traverse la société américaine, je contacte Amber Philipps journaliste politique au Washington Post. « Tu dois comprendre qu’aux Etats-Unis, deux idéologies s’opposent : les républicains défendent le principe de l’économie de marché sans intervention du gouvernement. Ils sont donc horrifiés par l’approche des démocrates pour faire face au défi climatique au niveau fédéral. Le Green New Deal de la députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, qui vise à transformer le pays pour atteindre une production d’énergie neutre en carbone, est vu par les électeurs de Trump et les républicains comme un programme politique socialiste ».

Français vivant aux Etats-Unis, je dois constamment me rappeler que ce pays est une fédération d’Etats. Un Californien sera différent d’un Texan, et lorsqu’il s’agit de l’environnement, la règle est plus vraie que jamais. Je vis dans le New Jersey où le tri sélectif est embryonnaire, où le suremballage me rend malade et où les caddies des supermarchés débordent de sacs plastiques. Dans le même temps, certains Etats tels la Californie ou l’Etat de New York marquent leur divergence par rapport au gouvernement fédéral en mettant en place des programmes de réduction des émissions de gaz à effet de serre parmi les plus ambitieux au monde.

Intérêts économiques

Ce pays, tellement divisé depuis les dernières élections, serait-il en train de s’unir face au climat ? « Les activistes sont tellement bruyants que je vois mal un nominé démocrate mettre de côté le thème du climat, me confie Amber. Ceci dit, il n’est pas non plus exclu que ce sujet ne disparaisse progressivement des débats si les politiques pensent que celui-ci ne leur fera pas gagner les élections ».

Direction l’Université Rutgers dans le New Jersey, à vingt minutes de New York. Je rencontre Karen O’Neill la directrice du programme sur la politique de l’environnement, des institutions et du comportement. Elle aussi est pessimiste : « Le changement climatique affecte avant tout les populations pauvres et les minorités. Que ce soit chez les démocrates ou chez les républicains, la politique américaine est prédominée par les hommes, blancs et âgés. Les femmes et les membres des minorités qui lutent pour le climat au sein d’organisations non-gouvernementales, d’entreprises et d’universités ont beaucoup de mal à faire parler d’eux. Il n’y a aucune chance qu’ils axent le débat de la présidentielle sur les questions climatiques. Le climat sera sans doute absent du débat final, prédit Karen, mais peu importe car un mouvement de fond, venant de la base, des citoyens, est bien en train de changer pour toujours le paysage économique et social du pays ».

« C’est bien pour cela que nous avons créé le Sunrise Movement, insiste Garrett. Nous n’attendons pas qu’un politicien vienne nous sauver. Nous allons faire le travail nous-mêmes avec nos amis et avec ceux de notre génération. Nous construisons un mouvement que rien n’arrêtera ». Karen reconnaît que les opinions changent. Elle prend pour exemple la campagne contre le tabac ou le mariage pour tous. « C’est lorsque des proches, des ‘gens comme nous’ sont impactés qu’on commence à se sentir concerné. Aujourd’hui, la montée des eaux est réelle et pour protéger leurs villas le long de la côte du Massachusetts, du Maine et du Rhode Island, les riches propriétaires doivent construire des digues. En Floride et en Californie, les sociétés de réassurance ont commencé à refuser d’assurer certaines zones à risques ».

N’en déplaise à Trump la société américaine est donc en train de changer. C’est aussi ce qu’observe Andres Jimenez, directeur chez Citizens Climate Lobby, habitué des couloirs du Capitole à Washington, « Traditionnellement, les républicains ont nié catégoriquement l’existence du changement climatique. Maintenant, personne dans ce parti réfute l’existence de ce problème, en privé ». Et de constater : « Dans les zones côtières, c’est via le portefeuille que les républicains sont souvent sensibilisés aux problèmes climatiques. Par exemple, les stocks de poissons diminuent en raison de la hausse de la température de la mer. Le changement climatique accroît les marées rouges [En Floride, ce phénomène naturel est dû à un micro-organisme toxique empoisonnant les eaux, ndlr] et met en danger les coraux. Tout ceci touche le tourisme et les économies locales. Les habitants de ces communautés côtières interpellent donc leurs représentants : si vous ne réagissez pas, nous allons trouver quelqu’un qui le fera ».

Un récent article du New York Time titrait : les stratèges républicains craignent que le Climat puisse être une bombe à retardement électorale. L’article cite une nouvelle enquête menée par l’Université d’Harvard auprès des électeurs de moins de 30 ans qui révèle que 73 % des répondants désapprouvent l’approche de Donald Trump à l’égard du changement climatique. Un sondage mené en juin par CNN a révélé que les trois-quarts des participants du caucus démocrate de l’Iowa estiment que leur candidat devait considérer le changement climatique comme la plus grande menace pour l’humanité. Presque tous les démocrates sont d’accord sur les principes fondamentaux, à savoir que les Etats-Unis devront éliminer leurs émissions de gaz à effet de serre d’ici le milieu du siècle, si ce n’est avant. De nombreux candidats se sont également engagés à refuser l’argent des lobbies des énergies fossiles.

Activistes radicaux

Face à l’immobilisme des gouvernements, des groupes d’activistes américains recommandent de passer à l’action contre la civilisation industrielle. Deep Green Resistance (DGR) en appelle par exemple au sabotage et à la résistance pour défendre notre planète. Un mouvement fondé en 2010 par Derrick Jensen, auteur et activiste engagé contre la suprématie blanche, le colonialisme et le patriarcat ; Lierre Keith, une écrivaine américaine, féministe radicale, activiste de l’alimentation et de l’environnement ; et enfin et Aric McBay, un fermier activiste. DGR compte 500 volontaires aux États-Unis et se développe en Europe. Cet été, l’un de ces membres était présent aux tables rondes du contre-sommet en marge du G7 à Biarritz.

Pour Jonah Mix, un cadre, la barrière culturelle reste le problème : « Il y a une culture américaine qui incite les gens à ne rien faire du tout ou, parfois, à se complaire à aggraver la situation ». Jonah prend l’exemple du meurtre-suicide. « C’est un drame fréquent aux US : suite à une séparation, la perte d’un job, un homme humilié sort de chez lui, tue autant de personnes qu’il le peut, puis se suicide. C’est le même raisonnement ici. Nous savons bien que nous nous dirigeons tout droit vers un mur. Nous réalisons que nous allons mourir, et au lieu de protéger notre environnement, nous ne faisons qu’empirer les choses. C’est le seul moyen de garder le pouvoir. Il faut détruire l’environnement autant qu’on le peut avant de succomber nous-même ».

Donc, à une extrémité nous avons des groupes radicaux appellent à une lutte violente contre le système, et à un retour à la nature. Et à l’autre extremité, Donald Trump, le candidat républicain quasi-certain, heureux d’accepter l’argent de l’industrie pétrolière pour sa campagne. Son administration s’est empressée d’abolir les mesures d’Obama sur l’environnement. Il a sorti les Etats-Unis de l’accord de Paris sur le climat et a nommé plusieurs lobbyistes issus d’industries polluantes à des postes clé de son administration.

Green-tech

Mais loin des débats enflammés, une révolution silencieuse gagne les Etats-Unis : les green-tech et autres investissements durables connaissent un véritable essor. Alors que traditionnellement, les Etats démocrates prônent une ambitieuse politique pro-énergies renouvelables, nombre d’Etats républicains tel que l’Indiana et Idaho déploient à leur tour des champs d’éoliennes et des centrales solaires. Loi du marché oblige : l’énergie renouvelable est aujourd’hui compétitive et même souvent moins chère que l’énergie des centrales au charbon. Après un ralentissement de plusieurs années, les investissements en capital-risque dans les technologies vertes sont de nouveau en hausse. Selon les chiffres de fin 2018 de Bloomberg New Energy Finance (BNEF), les investissements dans le secteur ont augmenté de 127 % par rapport à l’année précédente en 2018, pour atteindre 9,2 milliards de dollars. C’est le montant le plus élevé depuis 2010.

« En ce moment, les secteur pétrolier et gazier observent et se tiennent prêt, explique Peter Sopher, un professionnel de l’investissement dans l’énergie propre basé aux Etats-Unis. Ils vont basculer vers les énergies renouvelables dès que la situation financière le justifie. Et ce, qu’ils soient démocrates ou républicains ». Il ajoute : « Toutes les deux ou trois semaines, une nouvelle grande société d’investissement lance un nouveau fond d’infrastructure pour les énergies renouvelables ».

Les Etats-Unis sont aujourd’hui l’un des trois premiers pays au monde pour la production d’éoliennes. Il y avait un million d’installations solaires aux Etats-Unis en 2016 : ce chiffre devrait passer à deux millions en 2019 et à quatre millions d’ici 2023. Ces deux technologies devraient, à terme être les principales sources de production d’électricité aux Etats-Unis. Pour la seule année 2019, le département de l’Energie prévoit une augmentation de 10 % de la production d’énergie solaire et de 12 % de la production d’énergie éolienne.

Karen O’Neill prédit une ruée vers l’or. « Aux Etats-Unis, l’infrastructure a plus de 100 ans. Rien que pour le réseau électrique des investissements colossaux sont nécessaires. Qui va réaliser ces projets ? ». Au pays de l’optimisme et de la ‘can-do’ attitude, le changement est généralement bien accueilli et les valeurs de prise de risques et de confiance en l’avenir côtoient l’individualisme et l’autosuffisance. Quoi de plus fort que la crise climatique pour donner à ce peuple de pionniers une nouvelle frontière, un nouveau monde à dompter ?

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