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Les « jeuniors » et l’environnement : que savent-ils et que veulent-ils transmettre ?

Exit le « O.K. boomer ! » moqueur, lancé par les millennials et leurs petits frères des générations Y et Z aux « chanceux égoïstes » des prolifiques et dispendieuses Trente Glorieuses! Apparue sur les réseaux sociaux en 2019, la locution qui selon le New York Times « marquait la fin des relations amicales entre générations » – rien de moins – ne trouve guère d’écho dans les résultats de l’étude sur la connaissance et la transmission des enjeux environnementaux des « jeuniors », ces jeunes seniors de 55 à 75 ans.

Contrairement aux déclarations alarmistes, la guerre des générations, celle opposant la génération Greta à ses aînés, n’est pas déclarée. Se battre pour l’environnement lorsqu’on a moins de 20 ans n’est pas s’engager contre les générations passées. Et pour ces dernières, la lutte de leurs enfants et petits-enfants pour la cause écologique est parfaitement compréhensible. Louable même. Contrairement aux allégations de la campagne d’affichage d’Europe Ecologie-Les Verts pour les élections régionales de juin 2021, les baby-boomers ne sont pas, à l’instar des chasseurs et des fachos fustigés sur les affiches, d’irréductibles ennemis de la planète !

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Des « jeuniors » à la fibre plutôt écolo

Ceux qui ont dépassé les cinquantièmes rugissants ont en effet plutôt la fibre écolo. En version engagée, qui plus est, pour plus de la moitié d’entre eux : 40 % estimant même qu’ils sont plus verts que leurs descendants. Voire, pour certains, des pionniers en matière de défense de l’environnement. « Les clivages générationnels, en ce qui concerne l’environnement, se sont largement estompés. Si l’idée d’un héritage difficile à porter pour la jeune génération et, par là, la culpabilité de leurs ascendants, peut émerger çà et là dans une partie de la jeunesse, il n’est pas question de guerre de générations sur cet enjeu, bien au contraire », expliquait en septembre l’analyste politique Frédéric Dabi dans son livre La Fracture (éd. Les Arènes).

Selon l’auteur, il existe une convergence réelle entre les générations sur la question environnementale. Sur cet enjeu, les générations ne s’opposent pas. Toutes sont préoccupées par le changement climatique et la dégradation de l’environnement. « Il n’y a pas de fracture de génération sur cette question,confirme Serge Guérin, qui depuis des années ausculte la « silver » planète (1). La prise de conscience environnementale, récente, concerne toutes les générations avec des disparités. Ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas une génération jeune mais plusieurs. Avec des militants du quotidien qui sont une minorité.« 

Pour les auteurs de Générations : le grand fossé, rapport publié par la Fondation Jean-Jaurès sur les enjeux écologiques (2), les jeunes sont divisés selon leur niveau de diplôme, tandis que les seniors le sont davantage selon leur positionnement politique. Bref, s’il n’y a pas qu’une seule jeunesse, il n’existe pas non plus une seule manière d’avoir plus de 60 ans !

Des fractures géographiques et sociales qui font la différence

« En fait, c’est comme si on voulait nous inventer une guerre des générations pour en cacher d’autres liées aux fractures géographiques, sociales », questionne Serge Guérin. Bonne nouvelle : jeune et vieille garde sont donc toutes concernées par la survie de Gaïa. Mais, l’étude, lancée par l’ADEME, le montre avec des écarts de perception et de valeurs entre ces différentes générations. Tout d’abord, soyons honnêtes, les problématiques environnementales ne sont pas une priorité dans les discussions familiales du déjeuner du dimanche chez papi et mamie : 12 % seulement des « jeuniors » interrogés disent souvent les évoquer avec leurs petits-enfants même si l’intérêt de ces sujets fait consensus pour 69 % d’entre eux.

« Il existe pour les ‘jeuniors’ d’autres enjeux, économiques notamment, qui prennent le dessus, commente la sociologue Anaïs Rocci. Avec des échanges qui se concentrent sur les craintes vis-à-vis du pouvoir d’achat, du chômage, de l’avenir. » Lorsque le thème est abordé, c’est plutôt au détour d’une info « de proximité » sur la pollution de l’air, la bétonisation du quartier ou… la colère occasionnée par une décharge sauvage !

Civisme et sorbiété avant toute chose

Engagés, les « jeuniors » le sont au travers de petits gestes, dont les motivations, souvent en lien avec leur enfance, sont d’abord d’ordre économique (ne pas gaspiller l’eau, la nourriture, l’électricité). Motivations liées à la santé (manger sain, faire du vélo) ou relevant de cet esprit civique qui est un des mantras de leur génération. « Leurs mots-clés, c’est civisme et sobriété : je fais attention à l’autre, à la planète, poursuit Serge Guérin. Avec beaucoup de bon sens et de pragmatisme. On se moquait des anciens quand ils se plaignaient de ‘ne plus avoir de saisons' »!

Des écogestes qu’ils sont 92 % à avoir transmis à leurs descendants pour ce qui est de la lutte contre le gaspillage alimentaire, 90 % pour l’économie de l’énergie et de l’eau. Que ce soit en tant que parents ou grands-parents, les « jeuniors » se sentent en effet investis d’une mission de transmission. Non pas via des prises de position ou des actions militantes mais au travers d’activités partagées avec les plus jeunes de la famille : balades à pied dans la nature pour 80 % d’entre eux ; cuisine de produits de saison (76 %), jardinage (77 %) ou encore bricolage (55 %).

92 % des « jeuniors » ont transmis des écogestes à leurs petits-enfants.

La voiture, dernier tabou des « jeuniors »

Lors des discussions familiales, grands- parents, enfants et petits-enfants se font bien quelques remontrances quant à leurs modes de vies respectifs – trop de bouteilles plastiques (reproche n° 1 de leurs enfants pour 24 % des « jeuniors ») ; trop de viande au menu (20 %) et d’usage de la voiture. Trop de consommation en général et en particulier de temps d’écran, de fringues à l’encontre des plus jeunes – mais les échanges faits sur un mode plus « taquin » que virulent sont jugés « intéressants et instructifs » par 56 % des seniors et 61 % des enfants et petits-enfants.

A noter que ces critiques sont plus le fait des « jeuniors » (53 % avouent faire parfois des commentaires négatifs sur les modes de vie de leurs enfants et 45 % sur ceux des petits-enfants) que des plus jeunes : seuls 39 % des seniors disent recevoir des critiques de la part de leurs enfants et % de leurs petits-enfants. Prêts à modifier certains de leurs us et coutumes, les « jeuniors » français ne veulent pas sacrifier tous leurs acquis : celui de la voiture notamment. « Une conquête en termes de liberté et d’indépendance »,commente Anaïs Rocci. Avec une symbolique forte. « A chaque génération sa consommation. » Et ses objets cultes, mythiques, comme l’expliquait Roland Barthes. « Pour les plus jeunes qui souvent n’ont même pas envie de passer le permis de conduire, c’est l’écran, terrain d’une nouvelle socialisation » Du coup, commente Serge Guérin, « personne ne fait la leçon à l’autre : on discute ».

Une méconnaissance des risques environnementaux par les « jeuniors »

On peut regretter que les connaissances des risques environnementaux par les « jeuniors » soient faibles et que les conséquences de ces derniers minorées. Non qu’ils réfutent le discours scientifique (80 % d’entre eux font confiance aux dires des scientifiques) mais ils en relativisent la portée. En fait, ils ne font pas obligatoirement le lien, comme c’est le cas pour les plus jeunes, entre environnement et climat. D’où une sensibilisation aux défis environnementaux restreinte à la pratique « individualisée » d’écogestes. Ce qui les différencie des jeunes pour lesquels l’enjeu est quotidien et mondial. Et l’action individuelle projetée dans un contexte collectif.

Une méconnaissance des enjeux planétaires du réchauffement climatique qui peut s’expliquer par un manque d’information. Une information trop technique ou trop parcellaire qui provient pour 71 % d’entre eux de la télévision, leurs petits-enfants s’informant essentiellement via Internet, les réseaux sociaux ou des blogs dédiés.

L’inquiétude minorée quant aux implications de la crise climatique pourrait, elle, être pour une part liée à la foi que les baby-boomers ont dans la science et ce progrès technologique, sources de défiance pour les plus jeunes. « Une spécificité de cette génération qui, de la Fée Electricité à la télévision, a vu son quotidien se métanorphoser au fil des décennies des années L9S0, L960 et L970″,souligne Serge Guérin. « Ayant confiance dans le progrès, note Anaïs Rocci, ils pensent les jeunes capables de s’adapter et de faire face grâce aux solutions technologiques. » Des jeunes qui dans leur ensemble ne critiquent pas leurs anciens mais les « décideurs » et leur inertie en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

L’école en première ligne pour enseigner les gestes écocitoyens

Dans le sillage du discours prononcé en avril 2021 par Greta Thunberg devant le Congrès américain en marge du Sommet sur le climat, la génération éponyme n’attend en effet pas grand-chose de ceux qui « contribuent en toute impunité à la destruction de l’environnement présent et futur ». Seuls les citoyens sont à même d’agir pour la planète. Comme le prône l’auteur et réalisateur Julien Vidal : « Ça commence par moi ! » (3)

A noter que l’école est créditée d’un grand capital confiance : neuf « jeuniors » sur dix estiment qu’elle joue un rôle fondamental dans la formation écocitoyenne des plus jeunes. Un ressenti nettement moins laudatif de la part des collégiens et lycéens (voir notre entretien croisé p. 186-183). Les « jeuniors » transmettent, les jeunes sensibilisent. « Les jeunes ne souhaitent en rien s’isoler nais plutôt ne cessent d’influencer leur environnement notamment fanilial », affirme Frédéric Dabi. Et ça marche !

S’ils expriment majoritairement une certaine autosatisfaction, pas obligatoirement raccord avec les enjeux réels quant à leurs pratiques, commentent les rapporteurs de l’étude réalisée par l’ADEME, 53 % des « jeuniors » reconnaissent avoir été sensibilisés à la cause par leurs enfants. « Avant, on apprenait des anciens, commente Serge Guérin. Aujourd’hui, ces derniers apprennent de leurs enfants. Il reste maintenant à faire ensemble pour demain.« 

Compétence des anciens et connaissances des plus jeunes : une complémentarité indispensable

Yannis, Edwige et Mathias appartiennent à la génération Greta. Lycéen au lycée Berthelot de Toulouse, Yannis a créé le site Lycées en transition, réseau pour fédérer les actions des écolycéens. Aujourd’hui, à 19 ans, il suit le cursus d’une école d’ingénieur. Edwige et Mathias, 16 ans, élèves de ce même lycée, ont pris le relais de Yannis.

WEDEMAIN : O.K.boomer ! Vous en voulez aux « jeuniors » de s’être peu préoccupés de la planète ?

Edwige : Je ne leur fais aucun reproche pour ce qu’ils ont fait ou non dans le passé, mais que le péril climatique ne les inquiète pas plus aujourd’hui, alors que c’est notre préoccupation primordiale, là oui, je leur en veux un peu ! Du coup, c’est difficile quand on n’a pas les mêmes préoccupations d’agir sur une même ligne politique : on l’a vu aux élections.

Yannis : Il y a des seniors très engagés. Pour le site de notre projet « Lycées en transition », Jacques, un informaticien à la retraite, nous a donné un sacré coup de main !

Les « jeuniors » minorent les effets du changement climatique. A cause d’un manque d’information ?

Yannis : Mes grands-parents ont un manque d’info par rapport à ce sujet, mais quand on discute avec eux, ils sont très contents d’apprendre des choses. Pour eux, le changement climatique ne fait pas encore de victimes. Les seniors n’ont pas les moyens d’info qu’ont les plus jeunes. Pour eux, c’est surtout le 20h à la télé, et l’on n’y parle pas beaucoup d’écologie !

Edwige : Même si l’écologie ne fait pas partie des fondamentaux de l’Education nationale, elle est quand même évoquée et reconnue comme acte citoyen à l’école.

Mathias : Le réchauffement climatique, c’est un peu comme la pauvreté. Ils ont pris conscience que le problème existe, mais pas qu’ils y contribuent.

La foi dans le progrès minore-t-elle leur sensibilisation ?

Edwige : Ils se disent qu’ils ont connu de grands changements et que, aujourd’hui comme hier, on va s’adapter.

Yannis : Penser la post-croissance, incontournable, est difficile : la décroissance fait peur.

Mathias : Le progrès, c’est l’argument pour ne pas agir.

Les jeunes peuvent-ils sensibiliser les « jeuniors » ?

Yannis : Oui ! J’ai même réussi à faire changer d’avis mes grands-parents pour le vote présidentiel.

Edwige: Mon papi est assez fermé sur le sujet, sauf à dire qu’il faut cuisiner soi-même. Ma mamie est plus attentive aux déchets, mange moins de viande et vote écolo pour nous faire plaisir. Mes grands-parents ont grandi dans un individualisme croissant. Du coup, leur vision de l’écologie est individualiste. Mon objectif : les convaincre de prendre le train pour venir nous voir à Noël,
au lieu de prendre la voiture…

Quelle transmission entre « jeuniors »et jeunes ?

Yannis : Il y a une complémentarité entre les compétences des anciens et les connaissances des plus jeunes. Les « jeuniors » ont souvent un savoir-faire : faire un compost, jardiner en sachant planter quoi et quand, ne pas gaspiller les ressources.

Edwige : Mes grands-parents m’ont sensibilisée aux questions sociales, et j’ai fait le lien entre le social et l’environnemental. Avec l’humain au centre des deux.

L’école fait son job ?

Yannis : Ça dépend vraiment des profs, mais la base commune n’est pas du tout à la hauteur des enjeux. Il y a une grande différence entre sensibilisation et information.

Edwige : Il existe des écodélégués de classe dès la 6e, mais pas de formation. La question du réchauffement climatique n’est pas assez présente dans les programmes. On nous fait des constats, mais sans évoquer de solutions. L’école devrait nous accompagner dans l’action. Normal qu’on soit parfois victimes d’écoanxiété !

L’intergénérationnel pourrait-il mieux fonctionner ?

Yannis : En dehors du cercle familial, la connexion intergénérationnelle n’est pas si évidente à mettre en place. Pas si simple de faire se rencontrer jeunes et « jeuniors ».

Edwige : Les seniors vivent entre eux. Soit par choix : mes grands-parents ne travaillent plus, vivent dans un quartier résidentiel avec des gens qui leur ressemblent, dans une sorte de bulle. Soit par obligation, dans les maisons de retraite. Il faudrait plus de mixité dans les villes et l’habitat. Nous, les jeunes, on rencontre rarement de seniors.

Mathias : C’est aussi un problème de double communication qui bloque l’action intergénérationnelle : lorsqu’on parle d’environnement, il y a une façon de s’adresser aux plus âgés, et une autre pour nous parler à nous. Il y a une communication à trouver pour fédérer les deux générations.

Les « jeuniors » : connaissance et transmission des enjeux environnementaux
Réalisée pour l’ADEME par l’institut de sondage OpinionWay, l’étude qualitative a été réalisée du 11 au 25 janvier auprès d’un échantillon de personnes âgées de 55 à 75 ans. L’étude quantitative a été menée du 9 au 18 février auprès de 1 009 personnes représentatives de la population française âgées de 55 à 75 ans.

(1) La guerre des générations aura-t-elle lieu ?, coécrit avec Pierre-Henri Tavoillot, éd. Calmann-Lévy, 2017. Silver Génération, éd. Michalon, 2015.
(2) Générations : le grand fossé, Fondation Jean-Jaurès, en partenariat avec Département Solidaire.
(3) Ça commence par moi, éd. Seuil.

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