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Written by 19 h 24 min Déchiffrer, Societe-Economie • One Comment

Muriel Pénicaud : « On se dirige vers un tsunami dans le monde du travail d’ici 2030 » 

À l’aube de 2050, Muriel Pénicaud nous propose une vision prospective des métamorphoses profondes du travail et de l’éducation à venir. Anticiper ces changements est crucial pour façonner une société où progrès rime avec équité.

Le 12/11/2023 par Florence Santrot
Muriel Pénicaud
Muriel Pénicaud, dirigeante d'entreprise et ancienne ministre du Travail. Crédit : Florence Santrot.
Muriel Pénicaud, dirigeante d'entreprise et ancienne ministre du Travail. Crédit : Florence Santrot.

Ancienne ministre du Travail, Muriel Pénicaud a mené une importante réforme de la formation professionnelle, de l’apprentissage et du CPF (Compte Formation Professionnel). Un temps ambassadrice à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), elle est actuellement présidente du Fonds Sakura et continue à étudier de près l’évolution du monde du travail, de l’éducation et de la formation.

Invitée par WE DEMAIN et we are_ dans le cadre de l’événement de prospective we are_ DEMAIN, elle a détaillé ce qu’elle pense être le monde du travail, de la formation et de l’éducation en 2050. Si elle avoue ne pas pouvoir se projeter avec précision un quart de siècle dans le futur, elle explique qu’on a déjà une bonne idée de ce qui se profile en 2030 et 2040. Muriel Pénicaud évoque un « tsunami du travail » qui se profile. Pas un tsunami dévastateur mais quatre vagues vont venir concomitamment bouleverser notre quotidien. C’est la conjonction de ces quatre bouleversements qui va créer un bouleversement du monde du travail très fort. Évidemment, cela comporte des risques mais aussi beaucoup d’opportunités et de création de nouvelle valeur.

Transition écologique et IA : deux vagues qui vont bouleverser le marché du travail

Vague 1 : la transition écologique

« La première vague, c’est évidemment la transition écologique. Cela va avoir des conséquences majeures en termes d’emploi. Que ce soit dans l’agriculture, l’agroalimentaire, l’énergie, la construction ou encore l’automobile. Mais aussi sur l’eau, la gestion de l’environnement, la finance (finance verte, durable), etc. Pour vous donner un exemple sur les changements de compétences, il faut comprendre qu’aujourd’hui en Inde ou en Pologne, 80 % de l’énergie vient du charbon. Un ouvrier de charbon en Silésie (Pologne) ne va pas, du jour au lendemain, devenir un technicien du nucléaire ou des éoliennes. Les bouleversements pourront même parfois être géographiques : les énergies vertes ne seront pas forcément produites dans les mêmes pays. Elles vont bien souvent être relocalisées. Cet énorme chantier va produire beaucoup de nouveaux emplois. »

Vague 2 : l’intelligence artificielle

« La deuxième vague évidente, c’est l’intelligence artificielle au sens large, tout ce qui arrive d’un point de vue technologique. Quasiment du jour au lendemain, avec l’arrivée de ChatGPT, c’est devenu réel pour tout le monde alors que la transition écologique est beaucoup plus abstraite. L’IA va avoir des conséquences énormes avec des emplois détruits, créés ou transformés. Bon nombre de métiers seront transformés, certains de manière très importante.« 

« Cela permet de gagner du temps sur des tâches mais la grande question, c’est : du temps pour quoi ? Cela déplace la valeur. En revanche, si l’IA est très bonne sur l’analytique, elle l’est encore beaucoup moins sur l’émotionnel et l’aspect créatif. On peut donc imaginer qu’en matière de santé, on puisse gagner du temps sur les diagnostics pour consacrer davantage de temps à la relation humaine avec le patient. Encore faut-il que l’on considère cela comme une valeur ajoutée et pas qu’on profite de ce gain de temps pour réduire encore les effectifs parmi le personnel soignant… »

La démographie et les changements de relation au travail : un fort impact sur la population active

Vague 3 : les changements démographiques

« En la matière, jusqu’à présent la France était épargnée mais voilà que notre pays voit à son tour la natalité reculer. Une baisse qui concerne tous les pays du Nord : Amérique du Nord, Europe, Russie, Chine, Japon. Deux conséquence : le vieillissement de la population, qui apporte des besoins sociaux et médicaux beaucoup plus importants. Partout dans ces régions, on cherche des médecins, des infirmiers, des soignants, des aides à domicile… Cela provoque aussi une difficulté à recruter, qui est devenue une réalité dans quasiment toutes les entreprises.« 

« Il y a quinze ans en France, au pic, on avait environ 950 000 jeunes qui arrivaient chaque année sur le marché du travail. Aujourd’hui, on doit être autour de 750 000 au maximum. En revanche, dans l’hémisphère sud, la situation est bien différente. En Afrique, la moitié de la population a moins de 20 ans. Il y a là-bas un énorme besoin d’éducation et de développement économique. On voit bien quelle pourrait être la réponse à la baisse de démographie au Nord mais nous ne sommes pas du tout dans cette tendance à l’heure actuelle. Pourtant, en France, il y a 10 % d’immigrés mais ce sont 17 % des médecins et 17 % du personnel dans la restauration par exemple. Quoi qu’il arrive, ces sujets démographiques s’inviteront à la table par le vieillissement et par la baisse de natalité. »

Vague 4 : un changement de la relation au travail

« C’est la dernière vague qui va bouleverser le marché du travail d’ici 2050. Cela a évolué au fil des siècles mais on assiste à une accélération des changements ces dernières années. Le Covid a amplifié le phénomène, avec des effets qui durent. Il y a d’abord une demande d’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle qui ne touche pas qu’une niche de bobos, c’est général. Dans tous les secteurs, il y a un besoin de flexibilité choisie. Plus seulement les cadres mais aussi les ouvriers et les employés. »

« Autre point majeur : la question du sens au travail. Les entreprises des énergies fossiles le constatent aujourd’hui : même en payant mieux que le reste du marché, elles attirent de plus en plus difficilement les talents. Il faut aussi comprendre que ce n’est pas le sens du travail de manière macro. C’est aussi le sens du travail au quotidien. Par exemple, s’il y a trop de reporting, les gens s’en vont. Dans les hôpitaux, 20 à 30 % du temps est consacré au reporting. Cela rebute. Si vous n’êtes pas capable d’être fier de votre travail, d’être reconnu pour ça, mais aussi de pouvoir dire à vos enfants et à vos amis, ‘moi je suis fier. Aujourd’hui j’ai fait ça et je sais que c’est utile.’ Cette perte de sens peut inciter à chercher ailleurs. Or, le taux de chômage est bas… »

D’ici 2030, 50 à 80 % des emplois vont être créés, détruits ou transformés

« Selon les études, 50 à 80 % des emplois seront créés, détruits ou transformés d’ici à 2030. C’est à peu près 1 milliard d’emplois qui sont concernés. Et 2030, c’est demain !, souligne Muriel Pénicaud. C’est pour cela que je dis que c’est vraiment un tsunami qui s’annonce. Des changements, il y en a eu de tout temps. Mais des changements à cette vitesse et de cette ampleur, c’est ça qui est inédit. »

Mais tout cela ne sera pas forcément une catastrophe, insiste-t-elle. Cela peut être une énergie de mouvement si on anticipe, qu’on accompagne… Quoi qu’il arrive, il faudra cependant faire très attention avec ces vagues, comme celle de la transition écologique. « Souvenons-nous, il y a 5 ans, les Gilets jaunes, rappelle Muriel Pénicaud. Tout a commencé avec une taxe écologique de 0,06€ par litre d’essence. C’est ce qui a enflammé le mouvement mais, avant cela, c’est la conséquence d’une trentaine d’années d’urbanisme mal pensé, de politiques publiques – ou de non politiques publiques –, de situations non maîtrisées qui ont créé cette situation. La question du pouvoir d’achat reste plus que jamais brûlante. Il faut, pour que ces vagues soient acceptées, qu’on donne aux gens le sentiment de maîtriser leur destinée et non subir ces transformations rapides et profondes. »

La question de la formation tout au long de la vie devient cruciale. Il y a 20-30 ans, on considérait qu’une compétence technique était valable 30 ans. On avait donc un bagage pour presque toute sa vie active. Aujourd’hui, on considère que, en moyenne, une compétence technique est valable 2 ans. Bientôt, ce sera 8 mois. Une étude menée à Singapour a estimé que, pour répondre aux besoins futurs, il faudrait qu’une personne se forme 120 jours par an. La formation tout au long de sa vie, intégrée à son quotidien, en continue, en auto-apprentissage, devient donc une nécessité absolue.

Réformer sans attendre l’éducation en France

Ces bouleversements actuels et à venir du monde du travail doivent s’accompagner d’une réforme de l’éducation. Le niveau global en France baisse. Nous sommes classés 25e dans l’Europe des 27. En la matière, Muriel Pénicaud suggère de s’inspirer de la Finlande. « Ils ont pris au sérieux les neurosciences. C’est l’apprentissage par le geste et le jeu jusqu’à l’âge de 7 ans environ. Donc jusqu’à cet âge, les plus jeunes sont au jardin d’enfants en quelque sorte. C’est un peu l’école Montessori mais dans le public, pour caricaturer un peu. Ils apprennent le développement des relations sociales, de l’émotionnel, de la créativité. Il font la cuisine, du jardinage, ils interagissent avec les animaux, ils découvrent la musique. Tout est ouvert puis, ils commencent à se structurer dans l’apprentissage vers 7-8 ans. »

La curiosité et différentes formes d’intelligence sont ainsi encouragées. On ne cherche pas à faire entrer dans des moules enfants au plus jeune âge comme c’est le cas en France. Ensuite, en grandissant, il va falloir prendre en compte l’IA. Elle est déjà donc il ne faut pas faire comme si elle n’existait pas.

« On voit émerger des choses intéressantes comme la pédagogie inversée. Sur un nouveau sujet ou concept, avant d’aborder la question en cours, les enfants doivent avoir regardé sur ChatGPT ou autre tout ce qu’il y a à savoir sur le sujet. Ils doivent avoir une synthèse, un peu simpllifiée. Mais ce n’est pas le point d’arrivée, c’est le point de départ. C’est là qu’on commence à discuter en classe. D’abord, est-ce qu’on est sûr que les sources sont bonnes ? Est-ce qu’on est d’accord avec le sujet ? Quelles seront les questions supplémentaires qu’on devrait se poser ? C’est une éducation à la critique, aux investigations à l’esprit de recherche qu’il faut faire. » Le message est passé.

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