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Conquête de Mars : ces origines nazies méconnues

En ce mois de juillet 2020, Penelope Boston « jardine » dans son laboratoire de Mountain View, en Californie. C’est ce qu’elle répond parfois en riant au visiteur non initié qui la voit déposer des choses improbables dans des bacs en verre : radis, lichens, microbes… On se doute bien que la directrice de l’institut d’astrobiologie de la NASA n’est pas en train de faire pousser des légumes dans un but culinaire. Le nom de ces récipients est plus en phase avec les lieux et le titre de la dame : Mars jars (pots de Mars). 

Une planète de plus en plus courtisée puisque trois missions différentes – Perseverance (États-Unis), Hope (Émirats arabes unis) et Tianwen-1 (Chine) – ont été lancées cet été pour en percer les secrets. Ces Mars jars, bien modestes au regard du matériel nécessaire à la conquête de la planète rouge, sont pourtant un outil essentiel pour sa connaissance. Et ce, depuis des décennies. 

Des simples bocaux des origines aux containers d’aujourd’hui, ils fonctionnent sur le même principe. Scellés à une pression atmosphérique cent fois inférieure à celle de la Terre, ces chambres de simulation sont destinées à des expériences d’astrobiologie afin de déterminer quels types de vie seraient viables sur Mars.

Cet article a initialement été publié dans la revue WE DEMAIN n°32, parue en novembre 2020, disponible sur notre boutique en ligne

Blouse blanche, astrobiologie et Mars jars

Penelope Boston avait découvert l’existence de ces bocaux en 1980, en regardant un épisode de Cosmos, une série télé de vulgarisation scientifique créée et présentée par l’astronome américain Carl Sagan. Et depuis, elle était persuadée que Sagan en était l’inventeur. Jusqu’à la visite, en 2018, d’un jeune chercheur travaillant sur l’histoire de l’astrobiologie, Jordan Bimm, venu lui montrer un petit film d’une minute datant de 1958. 

On y voit un homme en blouse blanche, du nom d’Hubertus Strughold, professeur de médecine aérospatiale dans une école de l’US Air Force, manipulant des tuyaux, des ingrédients à l’intérieur d’un grand récipient en verre. Titre de ce film : Mars Jars. Vingt-deux ans avant Cosmos ! Mais le pire pour Penelope Boston, comme elle l’a confié au journaliste du New York Times qui a rapporté cette histoire en juillet, c’est que cela signifiait que cette méthode d’astrobiologie n’avait pas été élaborée en premier par des scientifiques civils, mais par des militaires, des aviateurs ! 

Dès le début des années 1950, Strughold avait eu l’intuition qu’on pourrait simuler les conditions de la vie sur Mars dans une chambre à basse pression, modèle réduit de celles utilisées pour ses expériences à l’US Air Force. Il commença ses premières expériences d’astrobiologie chez lui, avec des bocaux, de la lave, des lichens. Deux semaines plus tard, les lichens vivaient encore. Au cours des expériences suivantes, désormais dans le laboratoire de l’armée de l’air, les résultats furent encore plus prometteurs, avec notamment des microbes qui se reproduisirent dans cet environnement inédit. À partir de là, les Mars jars devinrent l’outil indispensable des astrobiologistes. 

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Création de la Luftwaffe

Mais qui était donc ce Hubertus Strughold, né en Allemagne en 1898 et arrivé aux États-Unis seulement en 1947 ? Professeur de physiologie à l’Université de Wurtzbourg (Bavière) dès la fin des années 1920, il est très tôt attiré par la médecine aéronautique, qui émerge alors. Ce qui le conduit inévitablement à rencontrer des aviateurs, dont la plupart, à cette époque, sont des anciens de la Grande Guerre. 

C’est avec l’un d’eux, Robert Ritter von Greim, qu’il va étudier les effets du vol à haute altitude sur la biologie humaine. As aux 28 victoires (alors qu’il avait débuté la guerre comme artilleur), von Greim avait passé trois années en Chine pour y développer l’armée de l’air de la jeune république. Précieux rodage pour l’entreprise à laquelle il se consacrera bientôt : la création, en 1935, de la Luftwaffe, sous les yeux des cerbères du traité de Versailles, depuis longtemps impuissants face aux violations répétées des Allemands. 

Médecine aéronautique

L’ascension de Ritter von Greim dans la hiérarchie de l’aviation hitlérienne finira en apothéose dérisoire : quatre jours avant de se suicider, le 30 avril 1945, dans son bunker de Berlin, Hitler le nommera commandant en chef d’une Luftwaffe fantomatique. Capturé par les Américains, qui envisagent de le livrer aux Russes, il se suicidera à son tour un mois plus tard.

Mais revenons à l’époque où Hubertus Strughold effectue avec lui des expériences sur les vols à haute altitude (rappelons que les différents records s’échelonnaient déjà entre 10 000 et 12 000 mètres, altitude de croisière des Boeing et Airbus d’aujourd’hui). Le chercheur ne peut alors évidemment pas entrevoir comment cette relation va influencer sa vie et qu’il sera le père de l’astrobiologie. En attendant, c’est aux États-Unis que le conduisent ses travaux, en 1928. Hôte de la Rockefeller Foundation, il se livre à des recherches sur la médecine aéronautique et la physiologie humaine dans les universités de Chicago et de Cleveland. Et visite les laboratoires médicaux de Harvard et de Columbia.

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Décor à croix gammées

De retour en Allemagne, il obtient un poste de professeur de physiologie à l’université Friedrich-Wilhelm de Berlin. Il a gardé le contact avec Ritter von Greim, lequel, dans les années qui suivent, lui fait rencontrer des membres du parti national-socialiste, dont certains, à la prise de pouvoir d’Adolf Hitler en 1933, deviennent des personnages de haut rang du nouveau régime. 

Le décor à croix gammées sied visiblement à notre universitaire et, pistonné par von Greim, il accepte sans réticence de prendre, en 1935, la tête de l’Institut de recherche aéromédicale, organisme « civil » dépendant de… Hermann Göring, ministre de l’Aviation du Reich et n° 2 du régime. Sous la direction de Strughold, il devient le centre pionnier – sans nul doute le plus avancé au monde – dans l’étude des effets médicaux des vols à haute altitude et à vitesse supersoniques, avec l’élaboration du concept de « temps de conscience utile », c’est-à-dire le nombre de secondes suffisant à un pilote pour effectuer efficacement ses tâches en cas de dépressurisation. 

Au déclenchement de la guerre en 1939, l’Institut est absorbé par la Luftwaffe et Hubertus Strughold en endosse l’uniforme, avec le grade d’Oberst (colonel). Assistant un jour à une conférence « médicale » donnée à Nuremberg, il entend le médecin-chef SS de Dachau évoquer les expériences qu’il a menées, avec des praticiens de la Luftwaffe, sur des détenus du camp de concentration. Ces derniers étaient immergés dans de l’eau glacée, placés dans des chambres à air comprimé, soumis à des interventions chirurgicales sans anesthésie. Routine nazie. 

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Procès de Nuremberg

Interrogé par les Alliés au lendemain de l’effondrement de l’Allemagne en 1945, Hubertus Strughold aura la réponse habituelle : « Je n’ai jamais entendu parler de ces expérimentations. » Des dénégations jugées suffisantes par les enquêteurs, puisque le colonel redevenu civil peut alors reprendre ses activités académiques en étant nommé, dès 1945, directeur de l’institut de physiologie de l’université d’Heidelberg. 

L’année suivante, cependant, un mémorandum produit par l’équipe des procès de Nuremberg désigne Strughold comme l’une des « treize personnes, entreprises ou individus » impliqués dans les crimes de guerre commis à Dachau. Mais au lieu d’être arrêté et condamné comme vont l’être d’autres membres de son équipe, il est exfiltré en 1947 aux États-Unis dans le cadre de l’opération Paperclip (trombone), montée par les Américains afin de récupérer environ 1 500 scientifiques ayant œuvré pour le complexe militaro-industriel nazi. Parmi les plus connus, Wernher von Braun, qui permettra aux Américains d’être les premiers à marcher sur la Lune, ou encore Kurt Debus, futur directeur du centre spatial Kennedy.

Hubertus Strughold (à gauche) après la guerre, alors qu’il était devenu aux États-Unis une sommité de la médecine spatiale. (Crédit : Moody Medical Library)

L’invention de la « médecine spatiale »

À l’exemple de ces derniers, Strughold ne va pas décevoir ses nouveaux maitres. D’abord à l’US Air Force School de Randolph Field (Texas) où il entame ce qui est considéré comme les premières recherches sur les défis posés par les futurs voyages dans l’espace, et où il invente en 1948 les termes « médecine spatiale » et « astrobiologie ». 

Puis comme unique professeur de médecine spatiale d’une école nouvellement créée, située elle aussi dans la région de San Antonio, au Texas. C’est là qu’il montre et décrit pour la première fois les fameux Mars jars, devenus depuis des outils essentiels dans la recherche en astrobiologie. C’est là également qu’il fait progresser les connaissances sur le contrôle atmosphérique et les effets physiques de l’apesanteur. 

Au début des années 1950, il supervise la construction du premier simulateur de cabine spatiale, une chambre scellée dans laquelle des hommes sont enfermés pendant d’assez longues périodes afin de tester les potentiels effets physiques, psychologiques et astrobiologiques des vols extra-atmosphériques. 

En 1962, il est nommé directeur scientifique de la division aéromédicale de la NASA, où son rôle est déterminant dans la conception de la combinaison pressurisée et des systèmes de survie qui seront utilisés par les astronautes des missions Gemini et Apollo. Avant de prendre sa retraite en 1968, il aura en outre dirigé la formation du personnel médical investi dans le programme Apollo à destination de la Lune.

Criminel de guerre

Retraite tranquille pour l’ancien nazi ? Pas tout à fait. Il aura – tout de même – été l’objet de trois enquêtes officielles distinctes du département de la Justice sur son implication supposée dans des crimes de guerre. La première l’exonèrera en 1958. La seconde, lancée par le service de l’immigration et de la naturalisation en 1974, sera abandonnée « faute d’éléments probants » – mais on peut imaginer que ce service qui, en 1956, avait accordé la citoyenneté américaine à Strughold, aura eu quelque peine à se déjuger. La troisième, enfin, rouverte en 1983 par le bureau des enquêtes spéciales, sera close à sa mort en 1986, à l’âge respectable de 88 ans. 

Sa disparition va libérer, sinon les consciences, du moins certains documents officiels qui, révélés à l’époque, auraient compromis l’exfiltration d’Hubertus Strughold. Parmi eux, plusieurs émanant des renseignements de l’Armée américaine, dans lesquels il est recensé comme criminel de guerre. En 1993, c’est le Congrès juif mondial qui, documents à l’appui, l’accable. Et en 2004, c’est l’enquête d’un centre d’études historiques allemand qui révèle des expériences pratiquées en 1943 par l’institut de Strughold à Berlin sur six enfants épileptiques. Soustraits d’un centre d’euthanasie, ils avaient été placés dans des chambres à basse pression pour simuler les effets des affections provoquées en haute altitude.

Hubertus Strughold mort, c’est à présent sa réputation scientifique, y compris en astrobiologie, qui est effacée. On enlève son portrait du mur de telle université, la librairie portant son nom à l’école de l’US Air Force est débaptisée, de même qu’un important prix médical qui était attribué chaque année. Les Mars jars, elles, ne portent pas son nom. Il est donc probable que si des humains s’installent un jour sur Mars, ce sera sans savoir ce que leurs conditions de vie doivent aux expériences d’un médecin nazi. 

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