Partager la publication "Quand Pierre Cardin livrait sa vision du futur à WE DEMAIN"
Cet entretien a initialement été publié dans le cahier spécial WE DEMAIN INITIATIVE paru en Février 2013
- WE DEMAIN INITIATIVE : Votre projet de construction du palais lumière, une tour de 245 mètres de haut à Porto Marghera, a suscité des controverses… Comment réagissez-vous ?
Pierre Cardin : Des controverses, il y en a toujours eu. Contre la tour Eiffel, la pyramide du Louvre, le centre Pompidou… S‘il fallait écouter tout le monde, on n’entreprendrait rien. Si vous ne faites rien, vous êtes un incapable, et si vous travaillez, vous êtes quelqu’un à éliminer. Tous ceux qui critiquent, en réalité, n’ont jamais rien fait dans leur vie – à part critiquer. J’ai posé la question à l’un de mes détracteurs : “Et vous, qu’avez-vous donc fait, pour me critiquer ?” Les gens ont peur. J’ai toujours été novateur. J’ai réalisé ce que je souhaitais, sans tenir compte des avis. Lors de la réception de la Biennale d’architecture, nous avons lancé une manifestation qui a étonné tout le monde. Le préfet, le maire, le président du Conseil…Tous étaient présents, et le projet a été accepté.
- Cette tour affiche une vision futuriste de Venise, est-ce que l’une des causes de l’opposition à ce projet, comme une forme de résistance à la modernité ? Est-ce propre à l’Europe ?
Oh non, ça se produit dans le monde entier. La création dérange toujours, car c’est un phénomène inhabituel, qui suscite l’effroi. Un peu comme ce que l’on pourrait ressentir face à quelqu’un qu’on ne connaîtrait pas…
- Pourquoi lancer un projet aussi ambitieux. Est-ce un retour à votre terre natale ?
Je n’ai pas fait le métier que je désirais faire : je voulais être architecte. Et j’ai toujours réalisé les transformations de mes différentes propriétés. Je suis né dans la région de Venise… À Paris, mon projet de tour n’était pas réalisable. On n‘a rien construit à Venise depuis cinq siècles. La proportion entre le Campanile, vieux de plusieurs siècles, face à ma tour, va créer un équilibre nouveau : de cette zone du port, on voit tout Venise. Les élus avaient l’intention de transformer cette partie désaffectée de la ville. Ce projet, au caractère certes provocateur, et même culotté, était idéal. J’avais initialement essayé à Paris, où j’avais rencontré le maire, le préfet… et même Nicolas Sarkozy, alors président de la République. Mais il n’y avait pas de place pour un tel chantier, qui exige beaucoup d’espace. On m’avait proposé un terrain à Saint-Ouen, dans le Grand Paris, mais ça ne pouvait pas fonctionner, car je voulais un terrain vide à proximité de la tour.
La transformation de cette ancienne zone industrielle inexploitée correspond parfaitement. Qui n’aime pas Venise ? J’en suis citoyen d’honneur, j’habite le palais de Casanova. Ce projet aurait pu se mettre en place en Chine, ou à Rio, mais ma vie étant aujourd’hui bien avancée…
- Quelle incidence aura ce projet sur l’économie de Venise ?
La construction de la tour va permettre de relancer pendant des années l’économie en déclin de la région : 5000 personnes y seront employées pendant cinq ans, rien que pour les travaux, sans compter après… C’est parce que ce projet est aussi social que tout le monde a accepté ce chantier à l’extrême de la créativité : il témoigne de l’émergence d’un sang nouveau dans une zone très abimée. Le prix des terrains a déjà augmenté de 10%, depuis que le projet du palais Lumière est lancé. Nous allons construire des maisons champignons autour de la tour. De la même manière que les champignons poussent à la campagne, nous allons construire des maisons individuelles rondes, de 200 mètres carrés, dont la première sera inaugurée en décembre. Je suis très attaché à cette forme car le rond représente l’infini. Pour moi, tout est rond, et tout ce que je crée est rond.
- Qui sont les architectes du palais lumière ?
Mon neveu, Rodrigo Basilicati, Daniel Youn et moi-même, qui suis à l’origine du projet. C’est mon studio qui le réalise. Et c’est signé : nous avons déjà commencé.
- Après avoir restauré le Palais Bulles et le Château de Lacoste, pourquoi s’atteler à un chantier d’une telle ampleur ?
J’ai la passion de créer. Pour exister, il faut se réaliser. J’ai voyagé dans le monde entier. Ce n’est pas le désir de possession qui m’anime, mais le goût de la réalisation et l’amour de l’architecture. L’idée de la tour m’est venue en dessinant trois tulipes, décalées, que j’avais placées dans un vase.
Quant au château de Sade, à Lacoste, on m’avait demandé de m’y intéresser. Au début je n’en voulais pas. Puis j’ai été pris par une frénésie de construction…
Ce qu’on oublie de dire, c’est que pendant douze ans, j’ai fait travailler des équipes entières sur ce chantier : et ça, c’est du social, mais on ne le dit jamais.
Au lieu de ça, on me critique : “Il a des maisons”. Mais je n’ai pas besoin de maisons. J’aurais pu choisir de placer mon argent à Jersey, ou en Suisse, mais j’ai choisi de faire travailler des gens pendant des années. On vous jalouse, on vous critique. Il me semble qu’on devrait me remercier, pour avoir prodigué du travail à toutes ces équipes à Lacoste. Quoiqu’il en soit, j’avance.
Je suis tout le temps dans la création. Pour le palais Bulles, c’était la même histoire, personne n’en voulait. Il fallait oser, non ? Maintenant, il y a un théâtre, 40 appartements, une piscine…
- Pourquoi avez-vous appelé votre tour « Le Palais Lumière » ?
C’est une très belle image, celle d’un palais installé comme un phare, devant cette ville plate qu’est Venise… Ce monument lunaire, qui se tiendra face à elle, avec ses appartements en transparence, ouverts sur l’extérieur… C’est une vision magique.
- Allez-vous y habiter ?
Ah mais oui! Ne pensez-vous pas que j’y ai droit, non ?
- Quelles sont les sources de financement de ce projet ?
Nous avons fait appel aux banques. Mon nom suffit à garantir l’amortissement général d projet : je travaille dans plus de 100 pays. Donc 100 pays, et 100 produits au moins, à un million d’euros par produit, cela fait 100 millions d’euros, soit 10 milliards d’euros pour 10 pays : c’est simple. Aussi, qui ne donnerait un million d’euros pour avoir sa marque dans un pays ? Rien qu’en Allemagne, ça me rapporte 6 millions d’euros par an et par produit. Il fallait y arriver, vous savez.
Si je n’avais pas fait du prêt-à-porter, je n’existerais pas. Je voulais démocratiser la mode, tout en gardant la notion de couture ; ce désir de démocratisation, je l’ai toujours eu.
Il y a plus de quarante ans, le Jardin des modes titrait sur “le triomphe de Cardin”. En 1967, j’ai fait la couverture de Time Magazine… J‘avais 25 ans. Le mensuel Harper’s Bazaar, le Herald Tribune et le magazine américain Vogue vantaient “le défi de Cardin”… Cette reconnaissance, je l’ai obtenue car j’ai été un créateur. C’est l’essentiel.
- Ces tours-fleurs conçues selon des principes écologiques créent un environnement totalement autarcique. S’agit-il d’une ville autonome ?
En effet, tout y est conçu de façon organique, grâce à l’utilisation de l’énergie solaire. Ce sera une cité indépendante, qui comprendra 1500 appartements, 2000 garages, un hôtel de 300 chambres, un restaurant panoramique, 5 cinémas, un centre de congrès de 7000 places… Ce sera une œuvre d’art et une sculpture.
- Vous avez présenté ce projet en Chine, avez-vous prévu de le transférer là-bas ?
Vu mon âge avancé, je ne prévois rien, sauf peut être un projet à Rio. Je m’attelle pour l’instant à celui-ci, qui est signé et que je peux commencer bientôt.
- Si vous aviez 18 ans aujourd’hui, que feriez-vous ?
Je recommencerai exactement la même chose. J’ai eu une vie extraordinaire. J’ai commencé à travailler dès l’âge de 16 ans, à la Croix-Rouge. J’ai toujours fait ce que j’ai voulu, avec mes moyens, en restant libre et indépendant. Aujourd’hui encore, mon nom m’appartient.
- Pensez-vous qu’il soit encore possible d’entreprendre en France ? Que penser des entrepreneurs qui s’expatrient ?
Il faut diminuer les taxes, et demander aux personnes qui ont des biens à l’étranger de rentrer pour créer des emplois en France. Avec la mondialisation, la situation est partout pareille : on a été trop loin dans la course à la technologie. Il faut travailler la terre manuellement, comme moi. Et pour entreprendre… Alors là… Il faut du courage, de l’argent, et des idées. Oui, on peut toujours entreprendre.
- Quelle est votre appréciation de l’Europe ?
Je suis très européen. On ne doit plus, à notre époque, se référer à la France, à la Belgique, etc. On a fait l’Europe, mais maintenant elle se divise : on croit rêver !
- Voyez-vous des solutions à la crise ?
Non. Je n’ai pas de leçons à donner. Je mène ma propre vie, que je m’applique à conduire et à gérer.
- Qu’est-ce qui vous guide ? Comment vous vient l’inspiration ?
Ce qui me guide, c’est le travail et le besoin de me réaliser et de mettre en œuvre mes idées. Sans compter sur les autres. L’inspiration me vient la nuit, dans mes rêves et mes visions.
- Votre approche de la création est transversale. Pourquoi ? Quelles relations établissez-vous entre vos univers ?
Dans le domaine de la mode, j’ai d’abord le sens des formes et du volume. C’est le rapport à l’espace qui m’intéresse. Je suis présent dans tous les domaines : le commerce, le design, le vin, les casseroles, l’eau… Tout est noble. J’ai le goût du risque. Et ces passerelles me plaisent : changer, passer d’un point à un autre, dresser des ponts entre les univers… Ce sont mes vacances. Regardez mon chocolat Spoutnik, il a gagné le Prix de l’industrie chocolatière. On en était jaloux, on a dit : “Que vient donc faire ce couturier dans le métier du chocolat ?” Et voyez, je viens de sortir, en Chine, des timbres postaux à l’effigie de Maxim’s. Il n’y a que la pensée de l‘absurde qui soit ridicule.
- Votre message aux générations futures serait donc : avancer, avancer ?
Oui. Il faut croire en soi, ne pas compter sur les autres. Et foncer. Même si on a tort. Et surtout, travailler : créer, et avancer.
- Cette réussite a-t-elle été difficile à atteindre ?
Cela s’est fait pas à pas. J’ai toujours travaillé avec plaisir et honnêteté. C’est la carrière de quelqu’un qui a travaillé, et a su provoquer, sans exagérer. Je suis né en Italie, j’avais 2 ans quand mes parents sont arrivés en France. J’ai vécu à Lyon, à Saint-Étienne et à Vichy. Je n‘ai pu passer mon baccalauréat à cause de la guerre. J’ai voyagé pour connaître, comprendre… J’ai rencontré Jean Cocteau lors des répétitions de La Belle et la Bête, en 1945, à Paris, chez Paquin, la maison de couture où j’étais employé. Jean Marais était absent, on a fait sur moi les essayages des costumes de La Belle et la Bête. J’ai fabriqué de mes mains ces costumes de Christian Bérard. J’avais 19 ans, je n’étais pas encore Cardin.
Puis j’ai travaillé au montage de L’Aigle à deux têtes, au théâtre et au cinéma… Et Dior… Voilà mon école : Cocteau, Dior… et puis Cardin. Je suis arrivé rue du Faubourg-Saint-Honoré après la guerre : j’avais choisi cette adresse, car c’est ici que je voulais être. Pour un petit Italien refugié, avec des parents qui ont tout perdu pendant la guerre, c’est pas mal, non ?
J’ai toujours été dans l’aisance, sans la provoquer, et sans prétention.
Regardez cette photo, me voici parmi les moutons, en Australie, lorsque j’ai lancé la “woolmark”, la vraie laine.
Et à Eilat, où j’ai planté le drapeau de la tolérance, et mon premier arbre. Et à Tchernobyl, où j’ai créé 1 000 maisons… L’important, c’est de travailler, sans se prendre au sérieux.
- Vous ne vous arrêtez donc jamais ?
Jamais. Ni samedi, ni dimanche. Je n’ai jamais cessé de travailler. Je suis devenu académicien, commandeur de la Légion d’honneur… Tout cela s’est fait par le travail !