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Written by 15 h 57 min Déchiffrer, Politique

Daniel Cohen : “On dirait que cette crise a été faite pour les GAFAM”

L’économiste craint une démondialisation fatale aux pays émergents mais propice à Amazon. Nos défis ? sociaux et écologiques, explique-t-il à Gérard Leclerc.

Le 01/10/2023 par Gérard Leclerc
Daniel Cohen
Daniel Cohen. Crédit : Albin Michel.
Daniel Cohen. Crédit : Albin Michel.

Pour Daniel Cohen, professeur à l’école d’économie de Paris et directeur du département d’économie à l’École normale supérieure, cette crise de la Covid va accélérer la naissance d’un nouveau type de capitalisme mêlant démondialisation et triomphe du numérique. Une société du sans-contact qui nécessite une nouvelle protection sociale.

Ce grand entretien a été publié initialement dans le numéro 30 de WE DEMAIN (paru en mai 2020), en pleine période Covid. Le numéro est toujours disponible à l’achat mais aussi en lecture en ligne via notre liseuse pour les abonnés.

WE DEMAIN : Le monde traverse avec le coronavirus sa plus grave crise économique depuis des décennies. comment la qualifieriez-vous ? Quels pourraient être ses effets durables ?

Daniel Cohen : Au départ, elle est interprétée comme une crise de la mondialisation. Nous découvrons notre formidable dépendance à l’égard de la Chine pour des biens aussi vitaux que les médicaments et les masques. Nous sommes dans la continuation de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine et les assauts de Donald Trump contre les institutions qui gèrent le commerce international. D’ailleurs, selon les premières estimations de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques] et du FMI [Fonds monétaire international] , cette crise allait ralentir le commerce et provoquer un début de démondialisation, mais avec des effets macroéconomiques limités. Début mars, l’OCDE tablait sur un ralentissement d’environ -0,5 et -1 % dans les scénarios les plus pessimistes !

Une deuxième interprétation de la crise est apparue quand les pays européens, à commencer par l’Italie, ont été touchés de l’intérieur dans leurs activités de proximité, de service, de face-à-face, les commerces, les restaurants, etc.

Ce sentiment s’est renforcé lorsque la crise et le confinement sont devenus planétaires, avec la moitié de l’humanité confinée. C’est la phase trois, avec des impacts macro économiques considérables : chaque mois de confinement fait perdre 30 à 40 % de la production. Sur l’année, selon le ministère des Finances, cela se traduira par une récession de 8 %. C’est énorme et c’est sans précédent pour une épidémie. Même la grippe espagnole de 1919, qui aurait fait jusqu’à 100 millions de morts dans le monde, n’a pas déclenché de krach boursier ! C’est la première fois qu’on arrête l’économie par anticipation, et ceux comme Boris Johnson qui ont été tentés par le laisser-faire – l’immunité collective – ont dû y renoncer parce qu’il était inacceptable politiquement d’avoir des centaines de milliers de morts.

Nous arrivons aujourd’hui dans la phase quatre, où l’on réalise que cette crise ne se terminera pas tant qu’il n’y aura pas de traitement et de vaccin. Il se dessine quelque chose de beaucoup plus menaçant psychologiquement et économiquement : une série de stop-and-go : on sort, on se reconfine, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il y ait un vaccin.

C’est l’hypothèse de l’école de santé publique d’Harvard (États-Unis), et ça change complètement notre horizon, nos prévisions, et la manière dont l’économie va devoir être gérée.

Est-ce la fin d’une mondialisation où seuls comptent les coûts de production, avec les délocalisations et le partage planétaire des productions de biens et services ? Une autre mondialisation est-elle possible, ou va-t-on vers un repli, chacun derrière ses frontières ?

La mondialisation a atteint ses sommets. Elle est allée trop loin. Ivre de la recherche de coûts les plus faibles possibles, elle a créé une trop grande dépendance à des fournisseurs lointains. On en a vu les effets avec le coronavirus, mais la tendance à la relocalisation de certaines activités était déjà engagée. La mondialisation avait déjà du plomb dans l’aile. Les Chinois eux-mêmes avaient pris conscience de leur trop grande dépendance technologique par rapport aux États-Unis. Ce repli de la mondialisation rejoint l’objectif de lutter contre le réchauffement climatique en réduisant des transports énergivores.

« Même la grippe espagnole de 1919, qui aurait fait jusqu’à 100 millions de morts dans le monde, n’avait pas déclenché un tel krach boursier ! »

Quels seront les gagnants et les perdants de cette crise, en termes de pays et secteurs d’activités ?

Les pays émergents vont beaucoup souffrir. La mondialisation a offert aux pays asiatiques la possibilité de monter en gamme, sur le modèle japonais. Le Japon est le seul exemple, à l’échelle du XXe siècle, d’un pays qui était pauvre et qui a réussi à rejoindre le club des plus riches. Tous les autres modèles ont plus ou moins échoué, que ce soit ceux, latino-américains, d’un développement autocentré, ou ceux d’une économie planifiée dans le sillage de l’Union soviétique. Les pays asiatiques qui ont copié le modèle japonais devraient s’en sortir avec le marché intérieur chinois, comme la Chine a pu profiter des États-Unis. En revanche, l’Afrique va subir de plein fouet les conséquences négatives de cette démondialisation. D’abord avec les cours des matières premières, qui sont en train de s’effondrer. Ensuite, parce que la tentation de chercher des fournisseurs dans les pays à bas coût va diminuer, ce qui menace l’industrialisation de l’Afrique. Enfin et peut-être surtout, les revenus des travailleurs migrants, qui sont une ressource essentielle à beaucoup de pays africains, sont en chute libre parce que les travailleurs immigrés en France et ailleurs forment ce sous-prolétariat que l’on trouve dans les cuisines des restaurants ou les arrière-boutiques, aujourd’hui menacées par la crise.

Les gagnants, on les connaît : ce sont les GAFAM [Google, Apple, Facebook Amazon, Microsoft] et les BATX [Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi], en réalité moins ceux qui dépendent de la publicité — qui s’est effondrée —, comme Google, que ceux qui ont réinventé le commerce en ligne, comme Amazon. On a le sentiment que cette crise a été faite pour eux : la distanciation sociale condamne toutes les activités où le client et le prestataire sont en vis-à-vis, du commerce traditionnel à la santé ou à l’éducation. L’objectif du numérique, c’est de réduire les contacts, avec toujours l’obsession de réduire les coûts, d’économiser sur les relations de face-à-face. C’était déjà le rêve du monde bancaire : plus besoin d’agence, de banquier, de cartes puisque tout est dématérialisé. Même chose pour Amazon : pourquoi aller dans une librairie, dans un commerce, faire la queue, alors qu’on peut tout vous apporter chez vous ?… Idem pour Netflix : pourquoi aller au cinéma, alors qu’une salle représente un coût énorme, et reste sous-utilisée en dehors des soirées et des week-ends ?

L’économie numérique vise à réduire les coûts de tous ces lieux de contact qui font le sel de la civilisation urbaine. Voyez encore les transports en commun : ça peut paraître absurde quand ils sont bondés, mais prendre un bus et traverser une ville fait partie de ces moments de détente dont on prend pleinement conscience quand on ne les a plus et que l’on est enchaîné à des réunions en ligne. C’est tout ça que l’économie numérique veut affronter. Les grands gagnants sont bien les GAFAM. D’ailleurs, Jeff Bezos est le seul milliardaire qui s’est enrichi pendant la crise !

Le développement de ce nouveau capitalisme numérique viserait finalement à nous maintenir dans une sorte de confinement perpétuel ?

C’est son but. Tout se passe en ligne. Prenons l’exemple de la médecine. La télémédecine va faire des progrès considérables, pour le meilleur et pour le pire. C’est utile quand on a un petit bobo. C’est une solution pour les déserts médicaux ou pour réduire certaines tensions dans les hôpitaux. Mais attention aux excès et à la perte de la relation humaine. Par ailleurs, les applications pour un suivi numérique des malades peuvent être utiles, si c’est sous le contrôle des hôpitaux ou du médecin référent. Mais à condition que ça ne conduise pas à une surveillance généralisée. Même chose pour l’université.

Les cours en ligne sont préférables à l’entassement d’étudiants dans des amphis. Mais à condition que ça ne se traduise pas par une diminution des ressources de l’enseignement supérieur et la fermeture des facs.

Beaucoup en France font le parallèle avec 1945 et le programme du Conseil National de la Résistance : la crise est l’occasion de réinventer notre modèle économique et social. Quels devraient être, selon vous, les chantiers et les réformes prioritaires ?

Les questions ne sont pas les mêmes que celles qui se posaient en 1944. Nous avons la sécurité sociale et d’autres protections. Il s’agit aujourd’hui davantage d’un effort d’adaptation au monde nouveau qu’à proprement parler de réinventer la roue. Mais c’est l’occasion de retrouver les vertus d’un système social que la rupture néolibérale de Reagan et de Thatcher nous a fait oublier : le secteur public et un État stratège sont irremplaçables en matière de la santé, d’éducation, d’organisation de la civilisation urbaine et de transports publics.

D’autre part, l’ubérisation de la société pose de nouvelles questions au monde du travail. Il y a des grèves chez Amazon, même aux États-Unis, ce qui est exceptionnel, parce que les conditions de travail face au risque sanitaire ne sont plus du tout adaptées aux règles qui ont été définies dans l’après-guerre. Plutôt que d’inventer un système complètement neuf, nous devons marier l’usage des nouveaux instruments de la révolution informatique aux exigences sociales que la pression néolibérale nous a fait oublier. La crise et les mesures qu’a dû prendre le gouvernement démontrent qu’il y a encore des trous dans la protection sociale. Je crois moins à un nouveau monde qu’à la nécessité de revenir à des fondamentaux et à les adapter au numérique.

« Il faut saisir ce moment pour créer un socle de revenu inconditionnel, qui permette d’absorber le choc sans dissuader de changer d’emploi voire de vie. »

La crise a mis en lumière ces héros du quotidien – personnels soignants, éboueurs, caissières de supermarché… – mal considérés, mal payés : comment leur redonner la place qu’ils méritent ?

Dans cette économie de services, il s’est construit un sous-prolétariat de précarité et d’exploitation : ce sont ceux que vous avez cités, ou les livreurs de Deliveroo, les gens qui font la plonge et qu’on ne voit pas : souvent des travailleurs immigrés, certains sans papiers. Ces travailleurs ont remplacé le prolétariat industriel qui a habité l’imaginaire du XXe siècle. Dans une société post-industrielle de service, dont la colonne vertébrale est le numérique, les ambitions doivent rester les mêmes : protéger les travailleurs contre la tentation récurrente du capitalisme de réduire les coûts pour augmenter les profits.

Des responsables politiques, comme Benoît Hamon, et des économistes, comme Esther Duflo, estiment que cette crise peut être l’occasion de mettre en œuvre le revenu de base…

Le revenu universel va progressivement s’imposer.

On le voit avec le chômage partiel. Cette crise montre combien les aléas de l’existence sont fréquents, surtout pour les plus pauvres. Je pense qu’il faut saisir ce moment pour créer un socle de revenu inconditionnel, dégressif à ce stade, mais qui permette d’absorber le choc sans dissuader de changer d’emploi voire de vie.

L’Europe a été très critiquée : pour son absence, ses divisions, pour l’égoïsme des pays du nord face à ceux du sud… faut-il la refonder ?

L’Europe vit l’épreuve du feu. Elle sous-estime l’importance qu’aura cette crise dans l’idée que les Européens se font de l’Union. La santé ne fait pas partie des compétences européennes, donc elle n’a pas failli par rapport à son mandat. Mais l’UE ne parvient pas – comme pendant la crise grecque -à faire preuve de la moindre compassion à l’égard des pays victimes de la crise. Elle n’arrive pas à se penser comme une véritable communauté. Ce manque de solidarité nourrit une formidable méfiance à l’égard du projet européen, comme on a déjà pu le mesurer avec le Brexit ou la poussée des populismes. Soit l’Europe prend un tournant rooseveltien, et devient un État fédéral assurant la solidarité entre ses membres, soit, comme pour la mondialisation, ce sera le début d’une perte d’ambition et d’un déclin, avec un jour une autre crise qui la fera tomber comme un fruit mûr.

Beaucoup redoutent que la relance de l’économie prime sur l’urgence climatique, qui serait ainsi la victime collatérale du coronavirus. peut-on au contraire associer une reprise de l’activité et la transition énergétique ?

Cette crise du coronavirus n’est pas tout à fait exogène.

Elle est sans doute un effet de la mondialisation. Certes, la grippe espagnole n’a pas eu besoin de la mondialisation stricto sensu, même si l’épidémie est arrivée par les champs de bataille. Le coronavirus paraît lié à une densité de population qui détruit les barrières naturelles entre les hommes et les animaux. C’est une crise de l’anthropocène : les humains surchargent la planète. Le mécanisme est le même que celui du réchauffement climatique.

Le ralentissement de l’activité économique produit une baisse du CO2. Le moment est venu de réfléchir en termes écologiques. L’empreinte carbone devient insupportable quand des produits peuvent faire plusieurs fois le tour de la planète pour atteindre le prix le plus bas. L’objectif de la relocalisation doit aussi être la recherche de circuits courts et d’une économie circulaire. Il faut combiner les deux objectifs, économique et écologique.

Néanmoins le risque est que la réponse à une crise planétaire soit plutôt identitaire, avec la tentation du repli sur soi. On l’a évoqué avec Donald Trump et avec l’Europe. Mais il ne faut pas non plus sous-estimer les microcirconstances.

Dans les années 1930, c’est parce que le président républicain Herbert Hoover [19 2 9-193 3] a très mal géré la crise que le démocrate Roosevelt a pu appliquer une politique keynésienne. À l’inverse, ce sont les difficultés de la coalition centriste en Allemagne qui ont permis l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Aujourd’hui, le terrible échec de la politique sanitaire de Trump peut provoquer un sursaut dans l’autre sens.

L’humanité essaie constamment, lutte, tourne, hésite parce qu’il n’existe pas de vérité révélée. J’aimerais que l’on explore la voie d’un État social, écologique et solidaire que cinquante ans de néo libéralisme ont eu tendance à étouffer.

L’effondrement des cours du brut sont-ils une chance pour tourner le dos au tout-pétrole ?

C’est hélas l’inverse. C’est une subvention qui est donnée aux industries fossiles. C’est là qu’on regrette qu’il n’y ait pas de prix plancher du carbone. C’est ce que les économistes appellent la loi de Hotelling : si je pense qu’en 2050 je disposerai de technologies permettant de me passer entièrement du pétrole, alors, par anticipation, le prix du pétrole tombe à zéro pour que tout le pétrole soit utilisé avant 2050. Paradoxalement, la promesse de l’énergie verte en 2050 va peut-être aggraver le réchauffement climatique parce que certains voudront « cramer » toutes les énergies fossiles. C’est ce qu’on observe aujourd’hui, et c’est pour cette raison qu’il faut absolument un prix plancher.

Les régimes autoritaires, comme la Chine, sont parfois cités en exemple pour leur gestion de la crise. Le coronavirus accentue-t-il le risque d’une tentation autoritaire dans les démocraties ?

C’est une tentation, je le disais. Il y a ce modèle autoritaire et le modèle libertaire – celui de Google, qui propose de tout mettre dans notre portable. Ça ne me rassure pas beaucoup plus. Je souhaiterais une autre voie, car je n’ai envie ni d’être laissé à moi-même avec mon portable, ni d’être soumis au Parti communiste vietnamien qui me dise exactement quoi faire. Je préfère être en lien avec des médecins ou des personnes de confiance. Il est faux de prétendre que les régimes totalitaires s’en sortent mieux. L’Allemagne et la Nouvelle-Zélande ont bien géré la crise sans être des régimes totalitaires !

Les pays qui ont réussi sont ceux qui ont pris la crise très en amont. C’est le cas des pays voisins de la Chine, qui ont l’habitude de ce genre d’épidémie, et de l’Allemagne, parce qu’elle commerce beaucoup avec la Chine et qu’un grand virologue, Christian Drosten, était crédible et écouté – parce que l’Allemagne est une démocratie. Être en éveil, très tôt, face à des risques majeurs, exige une démocratie plurielle avec de grands savants qui soient respectés. C’est ce qui doit nous servir de guide.

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