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En Espagne, la transition juste trébuche sur la sortie du charbon

D’ici à 2025, l’Espagne devrait sortir du charbon. Une évolution rapide qui entraîne le déclin des bassins miniers. Mais les efforts pour amortir le choc social ne convainquent pas ceux qui voient leur univers disparaître. Reportage dans la ville minière d’Andorra.

Le 10/10/2021 par Alban Elkaim
De gauche à droite José Manuel, Ángel, Joaquín, Jose Juis, Antonio. Tous anciens mineurs de charbon.
De gauche à droite José Manuel, Ángel, Joaquín, Jose Luis, Antonio. Tous anciens mineurs de charbon. (Crédit : Alban Elkaïm)
De gauche à droite José Manuel, Ángel, Joaquín, Jose Luis, Antonio. Tous anciens mineurs de charbon. (Crédit : Alban Elkaïm)

Être mineur, ça voulait dire quelque chose”, regrette José Juárez, sous l’œil fatigué d’une tourelle de métal rouillée qui servait jadis à remonter le charbon via un système de rails souterrains. Le site devait être une gare d’où partirait le précieux minerai noir. C’est aujourd’hui un musée. Le MWINAS raconte l’histoire de l’industrie minière et des soldats du charbon dans la petite ville d’Andorra, perdue au milieu de “l’Espagne vide”, dans la région d’Aragon. Aujourd’hui, il ne reste plus que quelques reliques derrière une vitrine, des photos en noir et blanc et une foule de souvenirs.

Car l’Espagne sort du charbon. Au début de l’été 2020, une vague de fermeture de centrales thermiques et la conjoncture ont mis les experts d’accord : le royaume pourra totalement se passer du charbon pour sa production électrique avant 2025. Une sortie particulièrement rapide, dans un pays où 13,5 % de l’électricité venait du minerai noir en 2018. Et moins de 4 % en 2020. 

Cette vague a emporté avec elle l’énorme centrale « Teruel”, dans la commune d’Andorra, où quelque 255 employés travaillaient encore début 2020.

Pour amortir le choc, Endesa, société qui exploite le charbon ici depuis des décennies, a lancé le plus grand programme de reconversion d’une centrale thermique en site de production d’énergie renouvelable en Espagne. Le plan “Futur-e”. L’entreprise prévoit “un investissement de 1 427 millions d’euros” pour installer “1 725 mégawatts (MW) de capacité de production. 1 585 en photovoltaïque et 140 en éolien, d’ici à 2026”, selon son service de communication. Elle promet “4 014 emplois durant l’étape de construction et 138 durant plus de 25 ans dans les activités d’exploitation et de maintenance.” 

La transition, écologique et juste ?

José Juárez devant un vieux cheval, structure métallique qui servait à monter ou descendre le charbon, matériel et travailleurs dans les mines de fond. (Crédit : Allban Elkaïm)

Ils parlent de transition. Moi, j’appelle ça une trahison”, tranche amèrement Ángel Villen, assis à la terrasse d’un bar, au centre-ville d’Andorra. Il avait  21 ans quand il est entré à la centrale. Après 32 ans de bons et loyaux services, le voilà au chômage.

Il est attablé avec Joaquín, Antonio, José Luis et quelques autres, dans une petite rue piétonne où s’alignent bars et cafés aux terrasses clairsemées, pandémie oblige, en cette fin d’été 2020.

Anciens des mines ou de la centrale, ils ont tous vécu en personne la fermeture progressive de l’industrie du charbon, amorcée dans les années 2000. Certains ont bénéficié de retraites anticipées, un autre doit être muté, sans savoir où. 

Mais tout le monde partage l’inquiétude d’Ángel pour l’avenir de la commune, dans cette “Espagne vide”, éloignée des bassins d’emplois, délaissée par les services publics, que ses jeunes fuient.

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Nécessaire fin du charbon

La transition est pourtant nécessaire. En 2018, le charbon était responsable de plus de 44 % des émissions d’équivalent CO2 dans le monde, selon l’Agence internationale de l’énergie. Mais le changement doit être “juste”, selon les défenseurs de l’environnement. Sinon, travailleurs et classes sociales laissés sur le bord de la route s’y opposeront. Comme les “Gilets jaunes” ont refusé la “taxe carbone”.

Le gouvernement espagnol, qui a mis la transition écologique au centre de sa communication, se targue d’appliquer les principes de cette transition juste. Ceux qui ont le plus à y perdre doivent bénéficier des nouvelles opportunités qu’elle offre. Des outils ont été mis en place, comme les “Conventions de transition juste”. Le pays est cité en exemple par des personnalités du calibre de Laurence Tubiana, considérée comme “l’architecte de l’accord de Paris”. 

Promesses d’emploi

Au moment de la fermeture de la centrale, Endesa a assuré que son plan permettrait les réaffectations de ses 153 employés directs, et donnera la priorité absolue à ceux qui travaillaient pour des entreprises sous-traitantes. Comme Ángel. Quatorze mois plus tard, l’entreprise assure : “Nous respectons les étapes dont nous parlions l’an dernier. Le démantèlement [des anciennes installations] avance. La semaine du 6 septembre, 176 travailleurs dans la centrale, avec 60 % d’emploi local. À la fin du mois de septembre, il y en aura 200.” 

Pas de quoi calmer les inquiétudes. “Jusqu’ici, ce qui avait été promis de la transition juste ne s’est pas matérialisé par l’installation de nouvelles entreprises. Ça se ressent beaucoup dans les commerces, qui ferment peu à peu”, assure aujourd’hui Antonio, assis à la même terrasse que l’an passé. Ángel a été embauché il y a peu. Pour nettoyer l’amiante qui servait d’isolant thermique à la centrale. “Endesa respecte son plan de démantèlement, mais les pics d’activités ne seront jamais que des pics. Nous n’avons pas d’alternative derrière”, dénonce Alejo Galve, président du comité d’entreprise de la société électrique, dans le journal local, El Heraldo de Aragón, en juillet dernier. 

Joaquín, ancien mineur, devant une statue de la ville dont la plaque dit « Andorra a son travailleur et mineur ». (Crédit : Alban Elkaïm)

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Touchés dans leur identité 

Outre le défi économique, la transition énergétique bouscule les identités façonnées par l’âge d’or du précieux minerai noir. Avant la centrale, les nombreuses mines d’Andorra ont fermé une à une. “Ça fait mal”, explique José Juárez. “Quand on tirait 4 % de l’électricité du pays d’Andorra, nous étions géniaux. Maintenant, on nous dit que la fumée dessèche les sapins. Ok. Si c’est mauvais, c’est mauvais. Mais ne nous laissez pas sans un radis.” Devant le MWINAS, l’ancien mineur plonge dans ses souvenirs. Les mines souterraines, ceux qui n’en sont jamais sortis. La peur au ventre à chaque descente. La misère de ceux qui immigraient depuis les régions pauvres de l’Espagne pour gagner leur vie ici, à l’époque austère de la dictature de Franco. Comme ses parents, venus d’Andalousie.

Les rues et les places de la ville sont peuplées de sculptures à la gloire des héros du charbon, en mémoire de leur labeur et de leurs luttes pour arracher de meilleures conditions de vie. “La fierté d’être mineur vient de la dureté du travail et de la solidarité qu’elle engendrait”, explique Josefina Lerma Loscos, économiste, enfant du pays et autrice d’un livre sur l’histoire de l’industrie extractive dans ce bassin minier (De Carbón es la luz, non traduit).

Mines et centrale employaient directement 1 500 personnes. Le plan de transition juste ne prévoit lui que 138 emplois sur le long terme. (Crédit : Alban Elkaïm)

Fierté d’être mineur

L’exploitation du charbon à grande échelle commence à se développer dans les années 40”, explique l’économiste. À l’époque, Andorra est un village d’un peu moins de 3 000 âmes. Vingt ans plus tard, c’est une véritable petite ville, qui compte près de 8 000 habitants. “Pour favoriser la venue des ouvriers, ENCASO [entreprise d’État qui exploitait le site avant Endesa, ndlr] a construit un ‘village’ minier, avec logement et magasins d’alimentation ou de tissus, des coiffeurs, une école, une chapelle… L’Entreprise offrait une sécurité de l’emploi et la plupart des attentes vitales de la population étaient tournées vers elle.

Pour nous, c’était ‘l’Entreprise’”, se souvient Joaquín Valero, 66 ans, retraité de la mine. Il sirote une bière avec Ángel, Antonio et José Luis dans les derniers jours de l’été 2020. “Nous ne la nommions même pas. Tout le monde savait qui c’était. Moi, j’étais très bon élève. Mais à 17 ans, j’ai tout laissé pour entrer dans ‘l’Entreprise’. Elle t’ouvrait ses portes et le lendemain, tu avais de l’argent entre les mains, tu savais où tu allais, les autres travailleurs venaient manger chez toi. C’était comme une famille.

Les convives acquiescent autour de la table. “Cette rue piétonne, elle était pleine ! Nous sortions du travail et tout le monde était là”, raconte Antonio.
Avec de l’argent”, ajoute Joaquín.
Les bars étaient ouverts toute la nuit”, reprend le premier.
Et on restait jusqu’à 3 ou 4 heures du matin”, regrette Ángel.
Il fallait vivre, renchérit Antonio. La mine, tu savais quand tu entrais, mais pas quand tu sortais.”

Des prairies sacrifiées au charbon et au profit des villes 

Mines et centrale employaient directement 1 500 personnes. L’activité générée donnait indirectement du travail à 1 500 autres. En condition normale, Andorra débitait 6 500 mégawatts. Autour de 4 % de l’électricité du pays sur ses 40 ans d’existence.

La grande frustration est d’avoir vu le déclin approcher et de constater que la réindustrialisation n’a pas été efficace”, analyse Josefina Lerma. “Dans la province de Teruel en général, il y a le douloureux sentiment d’avoir sacrifié le paysage (éventré par les mines, ndlr), subi la pollution et détourné de l’eau qui aurait pu servir à autre chose, mais de ne pas avoir reçu une juste rétribution. C’est un territoire magnifique, mais très peu peuplé. Il n’y a personne pour le défendre contre les parcs éoliens, qui bénéficieront à quelques entreprises mais ne créeront qu’une poignée d’emplois ici.” 

Nous devons faire quelque chose pour le climat”, concède María Ángeles Tomás, directrice du musée des mines. Depuis le quai du grand hangar qui abrite les souvenirs de ce monde disparu, elle balaie du regard la nature vallonnée qui s’étend autour d’Andorra. “On pourrait développer le tourisme responsable, par exemple. L’électricité produite ici, c’est pour les grandes villes. Dans le fond, nous restons une colonie de matière première. Comme avec le charbon…

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