Partager la publication "Michel Bauwens : « Le peer-to-peer, idéologie des travailleurs de la connaissance »"
We Demain : Pouvez vous, pour commencer, précisez ce que vous entendez par P2P ?
Michel Bauwens : Le P2P, littéralement pair-à-pair, désigne à l’origine la capacité des ordinateurs à être en contact les uns avec les autres sans autorité régulatrice centrale. Par extension, j’entends par P2P la dynamique sociale qui permet à des gens du monde entier de s’auto-organiser pour produire de la valeur en commun. Cette contribution volontaire porte en elle une demande d’universalité : je m’engage personnellement pour produire un logiciel qui sera disponible pour tous. Je rédige un article que n’importe qui pourra consulter. Le plus souvent, on va créer une institution pour protéger ce produit commun : Fondation Linux, Fondation Wikimédia. On pourrait parler de nombreux projets en open-source, comme la voiture Wikispeed, la maison Wikihouse, etc.
Il s’agit d’une rupture avec la distribution traditionnelle du travail. On a plus un « job » : il y a simplement des tâches à effectuer qu’on se répartit par affinité. Il n’y a plus de hiérarchie de commandement a priori, la distribution des pouvoirs se forme conjointement au travail, lorsque émerge une élite méritocratique reconnue par la communauté pour protéger l’intégrité de son œuvre.
En quoi ce mode d’organisation peut-il être une réponse à la crise actuelle ?
Au XIXe siècle, les paysans, chassés de leur terre, se retrouvent exploités dans les villes. Ils développent alors mutuelles et coopératives, s’engagent dans des syndicats et partis politiques avec une idéologie collectiviste. Aujourd’hui nous assistons à un mouvement inverse de déprolétarisation. De plus en plus de jeunes sont exclus du salariat et deviennent freelance. Ce sera le cas, selon le Bureau International du Travail, de la moitié d’entre eux d’ici 2020. Face au chômage et à la multiplication des contrats de travail précaires, les anciens systèmes de solidarité ne fonctionnent plus vraiment. On observe donc une mutualisation des lieux de travail, avec les espaces de co-working, les hackerspaces et les makerspaces, mais aussi du travail lui-même, avec les projets open-source.
Ce travail en réseau est un antidote à l’individualisme dont souffrent les sociétés capitalistes. On est passés d’un mode d’organisation trop collectif et holistique, à un autre trop atomisé. Comme le socialisme fut l’idéologie des travailleurs ouvriers, le P2P est l’idéologie des travailleurs de la connaissance.
Si. Le marché à horreur du commun, car seul ce qui est rare est cher et le marché à besoin de choses chères pour se maintenir en vie. La production en P2P est donc récupérée par les grands groupes qui se chargent ensuite de la revendre à leur compte. Facebook est une plate-forme qui n’aurait aucune valeur si elle était vide. Ce sont ses utilisateurs, leurs interactions et leur temps qui lui permettent de générer des revenus. Le contenu de Facebook est généré sous un mode P2P. Mais son débouché est commercial, centralisé, contrôlé. La valeur est accaparée à 100% par Facebook et ses utilisateurs ne touchent rien. C’est valable aussi pour Google et tous les sites qui récoltent des données privées pour les commercialiser. Cette capture de la valeur est la grande problématique de l’émergence du P2P dans un capitalisme financier.
Comment penser, alors, un capitalisme P2P qui concilie l’économie de marché et la production de bien en commun ?
La plupart des plates-formes d’économie collaborative sont privées. Le P2P doit mener à une libération de l’immatériel et de la coopération. Le design en communauté limite les motivations perverses. Sur 26 projets de voiture open-source, aucun n’a cherché à programmer son obsolescence. Les créateurs n’y pensent même pas. C’est une forme d’économie qui reconnaît le marchand mais le resoumet au bien commun.
Dans une entreprise capitaliste classique le but est de faire le nécessaire pour gagner de l’argent. Dans une entreprise sociale on va faire de l’argent pour faire le nécessaire. J’aimerais créer une jonction entre les nouvelles start-ups collaboratives et les formes de l’économie sociale et solidaire. Quoi de mieux qu’une organisation en coopérative pour encadrer un travail coopératif ?
Un exemple de projet P2P qui a trouvé son modèle économique ?
Au Canada, le réseau Sensorica fabrique des senseurs scientifiques en open design. Chaque participant note ses contributions et ses pairs confirment ses dires. Si une entreprise exploite le produit, et permet de générer des bénéfices grâce au trademark, l’argent est redistribué selon le score – appelé karma – des contributeurs. Il y a parfois des accrocs. Dans l’open source on est dans l’abondance, dans la rémunération on est dans la rareté. Mais dans l’ensemble, le système fonctionne bien.
À l’inverse, Wikipédia est un projet P2P dysfonctionnel : Les éditeurs y connaissent moins le sujet que ceux qui y écrivent. On peut rédiger un article qui disparaît le jour d’après. Ce n’est plus vraiment un projet ouvert. Il n’y a pas non plus de modèle économique : Wikipédia vit essentiellement de dons. Cela montre que l’open-source n’est pas une simple utopie, qu’il faut composer avec le réel.
Nous devons nous méfier d’une mauvaise interprétation du P2P en politique. Aux Pays-Bas ou aux Etats-Unis, on en a une vision trop libérale. On réduit l’État à ses fonction régaliennes, en masquant les coupes budgétaires derrière de le drap du participatif. Plus de bibliothèque ? Les citoyens actifs n’ont qu’à s’organiser pour réunir leurs livres. Plus de piscine ? Les parents n’ont qu’à financer sa rénovation par le crowd-funding. C’est de la rigueur déguisée. Il faut se méfier de l’horizontalisme absolu qui cache parfois un anarcho-libéralisme. Si chaque communauté peut proposer et voter ses lois, choisir son programme scolaire, la redistribution de ses impôts, c’est le vivre-ensemble qui est attaqué sous couvert d’un retour du pouvoir au citoyen.
Une transition P2P constructive nécessite un état partenaire et de vraies politiques publiques. C’est le sens du cadre législatif national « FLOK », que j’ai proposé à l’Équateur afin d’imaginer le premier pays au fonctionnement basé sur la connaissance ouverte comme bien commun. Cette politique P2P passe par l’éducation (Open course, MOOC), la gouvernance (opengovernement data), l’agriculture et l’industrie (corps de connaissance commun pour la production disponible à tous).
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L’émergence du P2P devrait donc conduire nos sociétés à un véritable changement de paradigme.
Oui. Un grand travail reste à faire du coté de nos systèmes de solidarité, inadaptés au 21è siècle. Je suis personnellement favorable à un revenu universel. L’idée doit encore faire son chemin pour être culturellement acceptable, mais on pourrait expérimenter un « revenu de transition », qui serait versé par l’État à certaines personnes en échange de leur investissement dans des projets de bien commun : produire une voiture écologique, s’engager pour une agriculture plus durable et équitable.
Il faut sortir de l’économie « extractive » dans laquelle nous nous sommes enfermés. La valeur est ponctionnée par les intermédiaires, les distributeurs, les actionnaires, et ne revient plus aux producteurs des biens. Regardez ce qui se passe pour le café ! 10% des agents économiques se partagent 90% des richesses. Si le 19è siècle a permis la démocratisation de l’État, la démocratisation de la valeur sera le grand chantier du 21è siècle.